De tout temps, les géomètres ont travaillé dur pour tâcher
de cartographier la Terre. De nos jours, nous disposons de GPS1 qui nous donnent notre position sur la Terre à quelques mètres près. Une question se pose, a-t-on encore besoin de cartes?
Vous y penserez lorsque vous serez perdu dans la tempête et que votre GPS vous narguera en vous donnant votre position précise. Celle-ci ne vous sera utile que si vous avez une carte qui vous permet de savoir dans quelle direction vous diriger pour vous sortir du pétrin et quel détour faire pour éviter d’arriver au bord d’une falaise ou de grimper un sommet au lieu de le contourner.
C’est donc une bonne idée de cartographier la Terre. Il suffit maintenant de s’entendre sur la meilleure manière de le faire. À petite échelle, dans une ville où les rues se coupent à angle droit, ce n’est pas très difficile. Mais à grande échelle? La Terre est une sphère, alors qu’une carte doit être dessinée dans un plan. Pourquoi ne pas prendre un globe terrestre et y appliquer une feuille de papier pour décalquer la Terre? On voit bien qu’on ne peut pas!
C’est Gauss qui a introduit le concept mathématique de courbure (appelée courbure de Gauss) qui permet de distinguer la Terre d’un plan. La Terre a une courbure de Gauss non nulle, alors que la courbure d’un plan est nulle.
Courbure de Gauss
Si la courbure de Gauss d’un plan est nulle, il en va de même de celle d’un cylindre ou d`un cône. C’est pourquoi on peut enrouler une feuille de papier sur un cône ou sur un cylindre. On peut ainsi reporter sur la feuille de papier une carte qui serait dessinée sur le cylindre. Ce faisant, on respecte les rapports d’aires, les rapports de longueurs et on préserve les angles. Si une région du cylindre a une aire deux fois plus grande que celle d’une deuxième région du cylindre, alors il en est de même de leurs représentations sur la carte. Et si deux chemins sur le cylindre se coupent avec un angle \(\theta\), il en est de même de leurs représentations sur la carte plane.
Dans le cas de la cartographie de la sphère, il découle des travaux de Gauss que l’on ne peut cartographier la Terre en préservant les rapports d’aires, les rapports de longueurs et les angles. Cela n’étonnera personne. On a tous vu que les atlas montrent les pays situés près des pôles beaucoup plus grands que leur taille réelle par rapport aux pays situés près de l’équateur. Dans ces mêmes atlas, on observe aussi une distorsion des angles près des pôles. En fait, toute cartographie demande des compromis. Mais, on n’a pas besoin de tout sacrifier! On peut faire des choix. À condition d’appeler les mathématiques à la rescousse…
Ce que l’on choisit de préserver dépend de notre problématique. Si l’on s’intéresse au rapport des aires, alors il est possible de cartographier en préservant ce rapport: l’une de ces méthodes est la projection équivalente de Lambert2 que nous allons décrire maintenant: c’est elle qui a été utilisée par l’atlas de Peters publié par Larousse, qui nous montre la Terre sous un jour tout à fait nouveau et dont la carte ci-haut est tirée.
Dans cet atlas, si un pays apparaît trois fois plus grand qu’un autre, son aire est vraiment trois fois plus grande.
Comment fonctionne cette projection? En fait, c’est très simple. Supposons que l’on dispose d’un globe terrestre. Il suffit d’enrouler autour du globe une feuille de papier comme sur la figure ci-dessous et de projeter horizontalement chaque point de la sphère sur le cylindre. Pour cela, si A est un point de la sphère, on prend la droite passant par A et perpendiculaire à l’axe des pôles. Cette droite coupe le cylindre en A’: le point A’ représente A sur la carte.
Cartographie préservant les angles
La majeure partie des méthodes de cartographie sont des projections. Une projection qui préserve les angles est appelée projection conforme. Nous allons en présenter deux qui sont très utilisées en cartographie: la projection stéréographique, qui est utilisée pour la cartographie près des pôles, et la projection de Mercator pour la cartographie loin des pôles. La plupart des cartes topographiques ou marines que l’on peut acheter à nos latitudes utilisent des variantes de la projection de Mercator.
À priori, que signifie une projection conforme? Si deux courbes sur la sphère se coupent avec un angle \(\alpha\), alors leurs représentations sur la carte se coupent aussi suivant un angle \(\alpha\). Comment calculer l’angle entre deux courbes? C’est l’angle entre leurs vecteurs tangents: on a donc l’impression qu’il nous faut utiliser le calcul différentiel. En fait, c’est le Grec Hipparque de Nicée qui a montré en 150 avant J.C. que la projection stéréographique est conforme. Et Mercator a vécu de 1512 à 1594, soit bien avant Newton!
Une projection conforme est-elle utile? Oui! Pensons au navigateur solitaire sur son voilier qui doit essayer de prendre quelques heures de repos et qui a épuisé ses batteries de GPS. Il choisit sur sa carte marine, réalisée par projection de Mercator, un trajet qui fait un angle constant avec les méridiens: un tel trajet est appelé loxodromie. Il est représenté par un segment de droite sur sa carte. Notre navigateur peut alors sélectionner son trajet pour éviter les récifs potentiels. Comme ce trajet fait un angle constant avec les lignes de méridiens, il fait aussi un angle constant avec le champ magnétique terrestre. Le navigateur peut donc utiliser son compas pour se fixer une route faisant cet angle donné avec le champ magnétique terrestre et il peut aller se coucher.
Notons cependant que, même si elle est représentée par une droite sur la carte, la loxodromie n’est pas le chemin le plus court entre les points A et B. Sur une sphère, ce dernier est plutôt donné par l’arc de grand cercle entre les deux points. Ce trajet, appelé l’orthodromie, apparaît plus long que la loxodromie sur l’illustration ci-dessous, mais ceci est dû au choix de la projection.
Voyons maintenant nos deux projections.
Projection de Lambert et préservation des aires
Nous allons nous convaincre que la projection de Lambert préserve les aires. Pour cela, nous allons regarder l’aire d’une petite région de la sphère délimitée par les parallèles de latitude \(\phi_1\) et \(\phi_2\) et les méridiens de longitude \(\theta_1\) et \(\theta_2\). Nous noterons \(R\) le rayon de la sphère et nous allons supposer que \(\phi_2-\phi_1\) et \(\theta_2-\theta_1\) sont positifs et petits.
Selon cette hypothèse, l’aire de cette région est à peu près celle d’un petit rectangle (voir figure). À la latitude \(\phi_1\), le rayon du parallèle est \(R \cos \phi_1\) (pourquoi?). Donc, par une règle de trois, la longueur d’un arc sous-tendu par l’angle \(\theta_2- \theta_1\) est \(R(\theta_2– \theta_1)\cos \phi_1\) puisque la longueur de l’arc est le produit du rayon et de l’angle en radians.
Quelle est maintenant la hauteur de ce rectangle? Puisque le méridien est un cercle de rayon \(R\) et que la hauteur du rectangle est un arc sous-tendu par un angle \(\phi_2 – \phi_1\), alors cette hauteur est environ \(R(\phi_2 – \phi_1)\). Au total, l’aire de notre petite région est approximativement:
\[R^2 (\theta_2 – \theta_1)(\phi_2– \phi_1)\cos \phi_1.\]
Calculons maintenant l’aire de sa projection sur le cylindre. Cette projection est maintenant un vrai rectangle. Le parallèle a été projeté sur un cercle de rayon R. Comme l’angle sous-tendant l’arc est resté le même, à savoir \(\theta_2– \theta_1\), la largeur du rectangle est \(R(\theta_2 – \theta_1). Pour la hauteur, il faut remarquer que la tangente au méridien à la latitude f1 fait un angle de:
\[\frac{\pi}{2}=\phi_1\]
avec l’horizontale. La projection sur la verticale d’un segment de longueur \(R(\phi_2 – \phi_/ )\) est donc:
\[R (\phi_2-\phi_1) \sin \left ( \frac{\pi}{2}-\phi_1 \right) = R(\phi_2-\phi_1) \cos \phi_1.\]
L’aire du rectangle sur la carte est alors:
\[R^2(\theta_2-\theta_1)(\phi_2-\phi_1) \cos \phi_1,\]
soit la même aire que la petite région sur la sphère! Ceci démontre que la projection de Lambert préserve les aires.
Projection stéréographique
La projection stéréographique est obtenue comme suit: on projette sur le plan tangent à la sphère au pôle Sud à partir du pôle Nord. L’image d’un point P de la sphère est l’intersection P’ de la droite NP avec le plan tangent à la sphère au pôle Sud (voir figure).
Théorème: La projection stéréographique est conforme
Remarquons d’abord qu’on peut projeter tout point $Q$ de l’espace sur le plan $\pi S$: sa projection est simplement le point d’intersection de la droite $NQ$ avec le plan $\pi S$. Regardons la figure ci-dessus. Prenons deux droites $(D_1)$ et $(D_2)$ tangentes à la sphère en $P$. Elles intersectent le plan $\pi S$ en $A$ et $B$ respectivement et se projettent suivant les droites $P’A$ et $P’B$ respectivement. Pour montrer que la projection est conforme, on doit montrer que $∠APB = ∠AP ‘B.$ Regardons les segments $A’N$ et $A’P$. Ils sont tous deux issus du même point $A’$ et se terminent tous deux à un point de tangence avec la sphère. Soit $O$ le centre de la sphère, alors les triangles $A’OP$ et $A’ON$ sont deux triangles rectangles de même hypoténuse $A’O$ ayant chacun un côté congru au rayon de la sphère: $|ON|= |OP|$. Donc, les troisièmes côtés $A’N$ et $A’P$ sont de même longueur. Il en est de même des segments $B’N$ et $B’P$. Donc, les triangles $A’B’N$ et $A ‘B ‘P$ sont congrus.
On en conclut que:
\[∠A’NB’ = ∠A’PB’. \:\:(1)\]
Regardons maintenant le plan engendré par les droites $(D_1)$ et $(D_2)$. Il coupe les deux plans parallèle s\pi S et \pi N selon des droites parallèles. Donc on a $AB//A’B’$, ce qui nous donne que les triangles $ABP$ et $A’B’P$ sont semblables. On en déduit que
\[\frac{|AB|}{|A’B’|}=\frac{|AP|}{|A’P’|}=\frac{|BP|}{|B’P’|}.\:\: (2)\]
On fait le même raisonnement avec les deux plans engendrés par les droites $(D_1)$ et $NP$ d’une part, et $(D_2)$ et $NP$ d’autre part. On en déduit d’une part la similitude des triangles $APP’$ et $A’PN,$ ce qui donne:
\[\frac{|AP|}{|A’P|}=\frac{|PP’|}{|PN|}=\frac{|P’A|}{|NA’|}.\:\:(3)\]
et, d’autre part celle des triangles $BPP’$ et $B’PN$, qui donne:
\[\frac{|BP|}{|B’P|}=\frac{|PP’|}{|PN|}=\frac{|P’B|}{|NB’|}.\:\: (4)\]
De (2), (3) et (4) on tire,
\[\frac{|AB|}{|A’B’|}=\frac{|P’A|}{|NA’|}=\frac{|P’B|}{|NB’|}\]
ce qui nous dit que les triangles $AP’B$ et $A’NB’$ sont semblables. Conséquemment, $∠A’NB’ = ∠AP ‘B$. Comme on a $∠A PB = ∠A ‘PB’$ (angles opposés par le sommet), on conclut finalement, en utilisant (1) que
\[∠APB = ∠A’P B’ = ∠A’NB’ = ∠AP’B.\]
Ceci complète la preuve que la projection stéréographique est conforme.
Projection de Mercator
La projection de Mercator est une projection sur un cylindre infini qui entoure la sphère.
Si l’on considère un point P sur la sphère de longitude \(\theta\) et de latitude \(\phi\), le point P’ ‘ de la carte qu’on lui fait correspondre a pour coordonnées:
\[X= \theta \: \text{et} \: Y= \ln \left ( \tan \frac{1}{2} \left ( \phi + \frac{\pi}{2} \right ) \right ). \]
Cette formule cache la géométrie. D’où vient cette formule et pourquoi la projection qu’elle définit est-elle conforme? On le voit mieux si on fait le détour par la projection stéréographique. L’image P’ de P par la projection stéréographique est un point de coordonnées (x, y) que l’on écrit en coordonnées polaires \((r \cos \theta, r \sin \theta),\) où \(\theta\) est la longitude de P! On admettra que:
\[P’ ‘= \left ( \theta, \ln \left (\frac{r}{2} \right ) \right ).\]
C’est un calcul simple (voir problèmes).
Prenons finalement le temps de regarder une carte de la Terre produite avec la projection de Mercator: on n’a représenté que les régions situées entre les latitudes 85 degrés Sud et 85 degrés Nord, sans quoi la carte aurait une hauteur infinie.
Théorème: La projection de Mercator est conforme
Comme on sait déjà que la transformation stéréographique est conforme, il suffit de voir que la transformation qui envoie $P’$ sur $P’ ‘$ est conforme. Nous allons donner une jolie manière de le montrer presque sans calculs. Cette méthode nous permettra en même temps de visualiser sur la carte obtenue par projection stéréographique les loxodromies de la carte de Mercator, c’est-à-dire les courbes qui sont représentées par des droites sur la carte de Mercator. On peut déjà remarquer que les méridiens (\(\theta\) constant) sont projetés sur des droites verticales et les parallèles (\(\phi\) constant) sur des droites horizontales. Et les autres? Prenons une droite d’équation
\[Y = x \tan \psi + b \]
qui fait un angle y avec l’horizontale sur la carte de Mercator. Sur le plan de la projection stéréographique, on a donc:
\[\ln \left ( \frac{r}{2}\right )=\theta \tan \psi+b\]
ou encore $r=Ce^{mq}$ avec $m=\tan \psi$ et $C=2e^b$. Les courbes de la forme $r = Ce^{m \theta}$ sont connues: ce sont les spirales logarithmiques comme les spirales du nautile et la spirale dorée.
Sur cette carte les parallèles sont représentés par des cercles centrés à l’origine. Il faut donc voir que cette spirale fait un angle constant égal à y avec ces cercles.
Cette spirale possède une propriété remarquable: elle est invariante sous toute une famille de transformations T qui sont la composition d’une homothétie de rapport c et d’une rotation d’angle \(\alpha\). En coordonnées polaires, on obtient:
\[T (r, \theta) = (cr, \theta + \alpha) = (r’, \theta’).\]
Alors si $(r, \theta)$ est sur la spirale, on a:
\[\begin{array} {r c l} r’ = cr &= &cCe^{m\theta} \\ &=&cCe^{m(\theta’ – \alpha)} \\ &=& (ce^{–m\alpha}) Ce^{m \theta’} \end{array}\]
Donc, le point $(r’, \theta’)$ est encore sur la spirale si on choisit $ce^{–m \alpha} =1$. Remarquons que la transformation $T$ est conforme. Soit $(r, \theta)$ un point sur la spirale avec $\alpha = –\theta$. Alors l’image de $(r, \theta)$ est un point $(r’, \theta)$. L’angle entre la spirale et le cercle de rayon $r$ au point $(r, \theta)$ est donc le même que l’angle entre la spirale et le cercle de rayon $r’$ au point $(r’, 0).$ Avec un calcul minimal, nous venons de montrer que cette spirale fait un angle constant avec tout cercle centré à l’origine!Calculons maintenant cet angle. Un vecteur tangent au cercle de rayon $r’$ au point $(r’, 0)$ est $(0, 1)$. Prenons un accroissement infinitésimal $d\theta$ de l’angle. Puisqu’on est à distance $r’$ de l’origine, ceci correspond à un accroissement vertical approximatif de $r’d\theta.$ Regardons l’accroissement horizontal correspondant. On a $r = Ce^{m\theta},$ donc en dérivant on obtient:\[dr = Cme^{m\theta} d\theta = mr\: d\theta.\]En remplaçant la variable $r$ par sa valeur $r’$, on obtient que l’accroissement horizontal est $mr’d\theta.$ Finalement, la pente de l’accroissement est:\[\frac{r’d \theta}{mr’d \theta}=\frac{1}{m} = \frac{1}{\tan \psi} = \cot \psi = \tan \left ( \frac{\pi}{2}-\psi \right ). \]Donc, on a un angle de \(\displaystyle\frac{\pi}{2}-\psi\), avec l’horizontale, soit un angle de \(\psi\) avec le cercle de rayon $r’.$
Pour en s\(\alpha\)voirplus !
Sur la universelle transverse de Mercator utilisée pour les cartes géographiques au Canada
http://fr.wikipedia.org/wiki/Transverse_Universelle_de_Mercator
Projection de Fuller sur un polyèdre avec animation
http://fr.wikipedia.org/wiki/Projection_de_Fuller
Mathematica possède un sous-programme qui génère des cartes de pays ou régions du globe par diverses projections.
Pour le charger, faire: <<Miscellaneous`WorldPlot`
- Voir l’article Où suis-je? dans Accromath vol.1 été-automne 2006. ↩
- Quoique cette projection soit appelée « projection de Lambert », c’est en fait Archimède qui le premier a étudié cette projection et démontré qu’elle préserve les aires. ↩
- Voir l’article Simon Stevin, vol. 2 été-automne 2007. ↩