
En 1970, « the Game of Life », un jeu étrange inventé par le mathématicien John Conway, fut révélé au grand public dans la revue de vulgarisation Scientific American. Avec des principes d’une grande simplicité et des résultats surprenants, ce jeu suscita un engouement tel qu’il compte aujourd’hui encore de nombreux adeptes et continue d’inspirer de nouvelles recherches dans des domaines très variés. Qu’est-ce qui explique un tel succès ?
Imaginez une grille comme celle d’une feuille de papier quadrillé, mais infinie : ce sera le plateau de jeu. Chacun des carreaux représente une cellule qui peut être soit morte, soit vivante. Au début de la partie, on connaît l’état de chaque cellule. Les règles du jeu (voir encadré) déterminent l’état de chaque cellule au prochain tour à partir de l’état actuel des 8 cellules voisines qui l’entourent. Le jeu consiste à suivre l’évolution dans le temps de cet ensemble de cellules.
La séquence d’images de cet encadré illustre le résultat de l’application des règles pour les deux tours suivant l’état associé à la première image, où seules quatre cellules étaient vivantes.
Des structures étonnantes
Le choix des règles du Jeu de la vie, malgré leur simplicité, a demandé une longue période de réflexion, d’essai et d’ajustement à John Conway. Il cherchait à ce qu’elles réalisent les trois objectifs suivants : 1) permettre que des configurations initiales simples puissent se développer et changer sur plusieurs tours avant de se stabiliser, de disparaître complètement ou d’osciller; 2) faire voir que des configurations semblent se développer sans limite; 3) rendre impossible la preuve simple de la croissance infinie d’une configuration initiale.
Et en effet, selon la configuration initiale, on peut voir apparaître des figures d’une grande diversité. On note d’abord des structures stables, qui ne changent pas d’une itération à l’autre, comme celles-ci :
Il y a aussi des structures oscillant entre deux ou plusieurs états, comme celle-ci :
ou celle-là :
On observe aussi des structures oscillantes qui semblent se déplacer, comme si elles rampaient :
Le développement de la structure ci-haut a une période de 4 temps, au bout desquels elle reprend sa forme initiale mais décalée d’une case à droite et d’une case en bas, par une translation de (+1, -1). À condition que d’autres structures ne viennent pas la déranger dans son parcours, elle peut ainsi se maintenir et se déplacer à l’infini. On appelle « vaisseaux » de telles structures.
D’autres configurations initiales très simples, comme celle ci-dessus (en t = 0), peuvent donner lieu à des développements élaborés où les cellules vivantes paraissent vouloir se multiplier à l’infini (comme ici en t = 80, où l’on peut apprécier le maintien de la symétrie) :
De tels développements finissent typiquement par se réduire à une configuration réduite, stable ou oscillante, après parfois des centaines ou des milliers d’itérations. John Conway formula la conjecture qu’aucune structure ne pouvait croître indéfiniment et offrit un prix de 50 $ à qui pourrait prouver ou invalider cette conjecture avant la fin de 1970. Le prix fut accordé en novembre 1970 à une équipe du MIT qui avait élaboré une structure produisant toutes les 30 itérations un nouveau vaisseau sans menaces extérieures, offrant ainsi à la fois une croissance infinie et une preuve simple de cette propriété.
Un jeu ?
S’agit-il vraiment d’un jeu ? Conway aimait dire que le Jeu de la vie était un jeu à zéro joueur, puisqu’une fois précisée la configuration initiale des cellules vivantes, il n’y a plus aucune décision à prendre. Comme il suffit d’appliquer les mêmes règles simples à répétition et comme ces règles ne font pas intervenir le hasard, le déroulement d’une partie est entièrement déterministe. Cela ne veut pas dire pour autant qu’on puisse en deviner facilement l’évolution. Et c’est ce que recherchait Conway : que du déterminisme des règles émerge l’incertitude du résultat, que de la simplicité émerge une certaine complexité.
En jouant avec différentes configurations initiales, on peut observer comment prennent forme des structures croissantes, décroissantes ou périodiques. On peut aussi apprécier l’effet majeur de changements en apparence mineurs. On peut chercher à créer le plus long développement avant stabilisation ou oscillation. Si John Conway avait initialement exploré à la main ces différentes possibilités, muni d’un simple jeu de go (une planche de bois quadrillée et des jetons), il est évidemment beaucoup plus rapide et efficace d’utiliser l’un des environnements informatiques1 qui depuis ont été développés à cette fin. Des communautés se sont bâties pour poursuivre les explorations, et même l’intelligence artificielle est maintenant mise à contribution par certains.
Finalement, on peut aussi jouer à programmer soi-même le Jeu de la vie (voir l’encadré). C’est un problème parfait pour jouer avec les boucles : dans le temps, pour chacun des tableaux successifs, et dans l’espace pour parcourir l’ensemble des cellules. Il faut aussi garder en mémoire au moins deux versions du tableau, celle de l’état actuel des cellules et celle de leur état au prochain tour, car la mise à jour des états doit se faire en même temps pour toutes les cellules. Et quand le programme finit par fonctionner, on a vraiment le sentiment d’avoir gagné !
John Horton Conway
Né en 1937 à Liverpool (R-U), John Conway s’est intéressé très tôt aux mathématiques. Cela l’a conduit à poursuivre des études dans cette discipline à Cambridge, au premier cycle et au doctorat. Adepte du backgammon, il développe un intérêt pour la théorie des jeux. Devenu professeur à Cambridge en 1964, puis à Princeton en 1986, il contribuera à plusieurs domaines : géométrie, algèbre, théorie des groupes, théorie des nombres, théorie des jeux, topologie et même physique théorique.
Avec la grande popularité que connut son Jeu de la vie, il en vint à en vouloir à ce jeu simple de prendre toute la place dans ce que l’on semblait retenir de ses contributions. Avec le temps, il s’est réconcilié avec sa création, reconnaissant volontiers qu’il s’agissait d’une réalisation notable dont il pouvait être fier.
En avril 2020, il est décédé de complications liées à la COVID-19.
Un modèle de la vie ?
Le Jeu de la vie permet-il de simuler la vie ? Il est sûr qu’il n’en reflète pas la complexité, qu’on se situe au niveau des cellules, d’un organisme vivant ou d’un écosystème. Cela dit, peut-il, dans toute sa simplicité, constituer un modèle pour décrire ou expliquer en partie comment la vie se propage, se maintient et s’éteint ?
Les cellules du jeu ne correspondent pas strictement à des cellules biologiques; on doit plutôt les comprendre comme des entités ou des zones qui peuvent accueillir la vie, la favoriser, ou la menacer. On peut en effet voir dans les règles du jeu le respect de certains principes écologiques qui régulent l’évolution des populations. Le fait qu’une cellule meure si elle est entourée de moins de deux cellules vivantes est une illustration de la nécessité de soutien d’autrui pour survivre. Le fait qu’une cellule meure tout autant s’il y a plus de trois cellules vivantes qui gravitent autour d’elle reflète les dangers associés à une surpopulation. Le fait que les conditions soient encore plus sévères pour qu’une nouvelle vie émerge témoigne de la grande sensibilité de la reproduction aux conditions ambiantes.
Le Jeu de la vie est en fait un cas particulier d’automate cellulaire, un concept imaginé par le mathématicien et physicien John von Neumann pour modéliser et simuler sur une simple grille un processus d’autoreproduction. En se permettant un plus grand nombre d’états possibles pour les cellules, voire même en utilisant une variable continue pour les décrire, et en se dotant de règles différentes pour faire intervenir les cellules voisines, on peut construire des automates cellulaires pour modéliser et simuler un large éventail de phénomènes qui ne se limitent pas au domaine du vivant : croissance de cristaux, progression d’épidémies ou de feux de forêt (image2 ci-contre), urbanisation, propagation de la chaleur, de gaz ou d’opinions politiques, etc.
En fonction des besoins, on peut se doter de paramètres et de variables aléatoires pour définir les règles; on peut insuffler une direction privilégiée de propagation en accordant plus de poids à certains voisins qu’à d’autres; on peut même envisager un automate tridimensionnel où chaque cellule cubique est entourée de \(26 (= 3^3 – 1)\) voisines.
Qu’en retenir ?
Le Jeu de la vie peut d’abord être vu comme un objet ludique offrant le plaisir de l’exploration et de la découverte.
C’est aussi un formidable rappel qu’un système constitué de plusieurs éléments qui s’influencent mutuellement peut donner lieu à long terme à des résultats difficilement prévisibles. Et cela, même si les règles d’interaction sont simples et connues. C’est l’une des grandes idées à la base de l’étude des systèmes dynamiques complexes.
Finalement, partir de ce jeu pour découvrir d’autres automates cellulaires peut étendre les possibilités de modélisation qu’on envisage. Cela peut même conduire à revoir la frontière perçue entre le continu et le discret.
- Voir playgameoflife.com ou conwaylife.com. ↩
- Image tirée de A Cellular Automata Model for Fire Spreading Prediction, Quartieri et al.,2010. ↩