La notion de rigueur en mathématiques a connu au fil des âges divers aléas, se retrouvant tantôt au cœur même de la démarche du mathématicien, y jouant tantôt un rôle de second plan, voire étant quasi laissée de côté. D’aucuns soutiendraient volontiers que la fécondité en mathématiques repose sur un heureux équilibre entre intuition et rigueur. À juste titre, Archimède peut être vu comme illustrant brillamment cette fructueuse symbiose.
Pour le citoyen lambda, à la lumière notamment de ses propres expériences scolaires, les mathématiques sont souvent perçues comme la quintessence même de la rigueur intellectuelle, le paradigme de la démarche argumentative. Un tel sentiment prend source dans les travaux des Grecs de l’Antiquité, où se retrouvent les archétypes parmi les plus raffinés de la notion de démonstration mathématique. Les mathématiciens de l’« École grecque » faisaient en effet déjà preuve d’une extrême minutie et se soumettaient volontiers à un formalisme strict, influencés en cela par l’un de leurs plus célèbres compatriotes, le philosophe Aristote (~384 – ~322), à qui l’on doit la codification d’un savoir développé dans le cadre d’un système dit hypothético-déductif.
Rigueur de la démarche déductive
Le savoir mathématique, aux dires d’Aristote, repose sur un nombre restreint de concepts primitifs à propos desquels certains « faits » sont admis gratuitement: il s’agit des axiomes ou postulats du système. De là, certaines affirmations à propos de ces concepts, ou à propos d’objets plus complexes définis à partir de ceux-ci, sont établies à l’aide d’une démonstration s’appuyant sur des « règles de logique » acceptées comme conformes à un raisonnement valide: on aboutit ainsi aux théorèmes du système. L’exemple-type d’une telle méthode démonstrative est assurément le traité d’Euclide (env. ~325 – ~265) connu sous le titre Les Éléments, dans lequel les connaissances mathématiques de son époque, en géométrie et en théorie des nombres, font l’objet d’une présentation systématique et quasi exhaustive.
Il est intéressant de noter que l’influence d’Aristote se fait sentir même plusieurs siècles plus tard. Ainsi, la « méthode aristotélicienne » d’exposition du savoir est celle privilégiée par Isaac Newton (1643-1727) dans ses fameux Philosophiae Naturalis Principia Mathematica (voir encadré). Plus près de nous, le mathématicien (polycéphale) Nicolas Bourbaki1 a voulu, un peu à l’instar d’Euclide en son temps, proposer un exposé exhaustif et rigoureux de l’ensemble des connaissances mathématiques au 20e siècle.
Les Principia de Newton
Publiés (en latin) en 1687, les Principes mathématiques de la philosophie naturelle sont reconnus comme l’un des ouvrages scientifiques les plus importants de tous les temps. L’expression « philosophie naturelle », qui renvoie aux philosophes de l’Antiquité, servait encore à l’époque pour désigner les sciences physiques.
Le traité de Newton, dans un pur style aristotélicien, s’ouvre sur une série de définitions (quantité de matière, quantité de mouvement, force, force centripète, etc.), ainsi que sur des axiomes ou lois du mouvement (les changements dans le mouvement sont proportionnels à la force motrice; l’action est égale et opposée à la réaction; etc.). S’ensuivent une série de théorèmes à propos des lois du mouvement formant les bases de la mécanique classique, les arguments étant conclus d’un emblématique « Q. E. D. » (quod erat demonstrandum – « ce qu’il fallait démontrer »).
Entre rigueur et intuition
L’approche privilégiée par Aristote n’est certes pas la seule, ni forcément la meilleure, pour « faire des maths ». Plusieurs civilisations, notamment en lien avec ce qu’il est convenu d’appeler les « mathématiques orientales » — on peut penser ici à l’Égypte, à la Mésoptamie ou encore à la Chine de l’Antiquité —, n’avaient pas senti le besoin de justifier leurs résultats mathématiques en vertu de tels canons de rigueur. Certains de leurs ouvrages abondent en méthodes et procédures permettant de résoudre des problèmes mathématiques divers, mais sans que leur validité soit pour autant justifiée.
On peut aussi penser au rôle des figures comme support au raisonnement, une approche présente un peu partout au fil des âges et pouvant éventuellement mener à la notion de preuve visuelle.2 Ainsi la fameuse identité
\[(a + b)^2 = a^2 + 2ab + b^2\]
est entièrement contenue dans la figure ci-contre, qu’il suffit presque de contempler pour en saisir le « message ». Euclide, cependant, ne voyait pas les choses de cet œil et sentait le besoin d’en fournir une démonstration en bonne et due forme. Ce résultat fait l’objet de la proposition 4 du Livre II de ses Éléments (voir la Section problèmes).
Le cas d’Archimède, l’un des auteurs les plus prolifiques de l’Antiquité, est particulièrement fascinant quand on cherche à démêler, sur le plan mathématique, la place de la rigueur et celle de l’intuition. Ainsi, on ne peut qu’admirer la démonstration irréfutable qu’il donne de l’expression de l’aire d’un cercle comme le produit de son rayon et de son demi-périmètre.3 Mais son argumentation ne nous dit pas pour autant où il avait déniché cette relation particulière. L’illustre Syracusain semble d’ailleurs être demeuré muet à ce sujet.
Néanmoins, pour certains autres de ses résultats, Archimède s’est plu à dévoiler les stratagèmes dont il usait afin de soutenir son intuition mathématique. C’est précisément ce qu’il fait dans son traité La méthode, où il décrit une approche relevant de la mécanique qui lui a permis notamment d’identifier la relation caractérisant l’aire d’un segment de parabole.4 L’essence de cette approche consiste à considérer une telle figure plane comme composée de segments de droite ayant chacun une masse proportionnelle à leur longueur. On compare ensuite les masses des figures en jeu en accrochant à un levier leur centre de gravité. Toutefois, les « théorèmes mécaniques » ainsi obtenus ne sont pas considérés par Archimède comme valides du point de vue mathématique:
Certaines [propositions], d’abord évidentes pour moi par la mécanique, ont été démontrées après coup par la géométrie, parce que l’investigation par cette méthode est exclusive d’une démonstration.5
Il lui faut donc fournir une véritable démonstration mathématique — au sens rigoureux que la communauté grecque de son époque donnait à cette notion — de son résultat sur l’aire d’un segment parabolique. C’est le propos de son traité La quadrature de la parabole, dont la publication est antérieure à celle de La méthode.
Nous voulons maintenant examiner les grandes étapes de cette démonstration mathématique qui, sur la base de principes géométriques bien établis, vient confirmer hors de tout doute la validité du résultat dont Archimède a eu l’intuition par le biais d’un truc mécanique.
Comment quarrer « mathématiquement » un segment parabolique
Nous nous intéressons au résultat énoncé à la proposition 24 de La quadrature de la parabole et qui vient clore ce traité d’Archimède:
Tout segment délimité par une droite et par une parabole équivaut aux quatre tiers du triangle ayant même base et même hauteur que le segment.
Pour bien saisir le triangle dont il est ici question, apportons quelques précisions sur la terminologie employée par Archimède. La base d’un segment parabolique est, sans surprise, le segment de droite délimitant cette région — le segment AC dans la figure ci-contre. Et, de manière analogue à un triangle, la hauteur du segment parabolique correspond au point de la parabole qui est le plus éloigné de la base — dans la figure, il s’agit du point B d’où l’on peut abaisser la plus grande perpendiculaire sur AC. (Le résultat d’Archimède affirme donc que l’aire du segment parabolique vaut les 4/3 de celle du triangle ABC.) On observera qu’avec ces définitions, le triangle dont il est ici question s’avère être le triangle d’aire maximale inscrit dans le segment parabolique — sa hauteur étant elle-même maximale. Mais comment situer précisément son troisième sommet, le point B?
Certaines propriétés des paraboles (voir l’encadré Les Éléments perdus) permettent d’identifier facilement le point correspondant à la hauteur de n’importe quel segment parabolique, et ce, sans avoir à résoudre un problème d’optimisation: le sommet B du triangle d’aire maximale est le point d’intersection de la parabole avec la parallèle à son axe issue du point D, milieu du segment AC.6
Les Éléments perdus
Quoique la propriété des paraboles concernant la détermination du triangle d’aire maximale puisse nous paraître plutôt énigmatique, elle semblait bien connue à l’époque d’Archimède. Ce dernier énonce d’ailleurs quelques propriétés de cette nature au tout début de La quadrature de la parabole, en simple guise de rappel et sans justification autre que de renvoyer le lecteur aux « Éléments relatifs aux sections coniques » — un traité attribué à Euclide ou Aristée l’Ancien (env. ~370 – ~300) et maintenant perdu.
Un autre ouvrage magistral datant de l’Antiquité et portant sur ces questions nous est cependant parvenu,
à savoir Les coniques d’Apollonius (env. ~262 – ~190). Ce dernier a révolutionné en son temps l’étude des paraboles, ellipses et hyperboles, les définissant de manière nouvelle et regroupant l’ensemble des connais- sances à leur sujet. Plusieurs pensent même que, par leur grande qualité, les travaux d’Apollonius auraient éclipsé ceux de ses prédécesseurs et que c’est pour cette raison que malheureusement seules ses recherches aient survécu. Quoi qu’il en soit, la vision des coniques d’Archimède diffère de celle d’Apollonius à un point tel que plusieurs experts s’entendent pour dire que le Syracusain ne devait probablement pas s’y référer.
Le triangle ABC approxime très grossièrement l’aire du segment parabolique de départ. Partant du point B, on obtient deux segments de droite AB et BC délimitant chacun un nouveau segment parabolique (en vert sur la figure ci-contre). On se retrouve alors en position de répéter, pour chacune de ces régions, la construction d’un triangle inscrit d’aire maximale et dont le sommet se trouve toujours sur la parabole de départ. C’est à partir de ce genre d’observations qu’Archimède élabore la démonstration formelle de la proposition 24.
Procédant comme plus haut, il est donc possible d’inscrire dans les segments paraboliques (en vert) de la figure précédente deux petits triangles (blancs). D’autres propriétés particulières des paraboles entrent ici en jeu afin de montrer qu’en aire, chaque triangle blanc vaut le huitième du triangle bleu ABC.7 Conséquemment, l’aire du nouveau polygone AaBcC est égale à celle du triangle ABC augmentée de son quart. Mais il se trouve encore quelques petits segments paraboliques (en vert, et maintenant au nombre de quatre) hors du polygone.
Imaginant le processus se poursuivre pour quelques étapes supplémentaires, on voit surgir une famille de polygones \(\mathcal{P}_i,\) avec \(\mathcal{P}_1 = ABC, \mathcal{P}_2 = AaBcC,\) etc. Concentrons-nous sur l’ajout fait lors du passage d’un polygone au suivant, c’est-à-dire sur la nouvelle « croûte » qui s’insère à étape du processus. On obtient alors
\[\text{aire}(\mathcal{P}_2) – \text{aire}(\mathcal{P}_1)= \frac{1}{4} \text{aire}(ABC),\\ \text{aire}(\mathcal{P}_3) – \text{aire}(\mathcal{P}_2)= \frac{1}{4^2} \text{aire}(ABC),\]
et plus généralement, chaque ajout étant le quart de l’ajout précédent,
\[\text{aire}(\mathcal{P}_{k+1}) – \text{aire}(\mathcal{P}_k)= \frac{1}{4^k} \text{aire}(ABC)\]
(voir à ce propos la Section problèmes). L’aire du polygone \(\mathcal{P}_{k+1}\) pouvant être vue comme la somme de l’aire du triangle initial et de toutes les couches successives, on a ainsi
\[\text{aire}(\mathcal{P}_{k+1}) = \text{aire}(ABC) \displaystyle \left ( 1+ \frac{1}{4} + \frac{1}{4^2} + \ldots + \frac{1}{4^k} \right ).\]
Le chemin que n’emprnute pas Archimède…
Les observations qui précèdent pourraient laisser croire qu’Archimède va se lancer — comme nous le ferions naturellement de nos jours — dans un processus itératif (infini!) au cours duquel il remplira complètement la parabole à l’aide de nouvelles couches successives de triangles de plus en plus petits, créant ainsi un « polygone » dont le bord se confond avec la parabole. Faisant intervenir une opération aujourd’hui familière — et couramment exécutée par les étudiants du cégep —, on pourrait ainsi en conclure que l’aire S du segment parabolique est donnée par
\[\begin{array}{r c l} S&=&\text{aire}(ABC) \displaystyle \left ( 1+ \frac{1}{4} + \frac{1}{4^2} + \ldots \right )\\&=&\text{aire}(ABC)\displaystyle \left (\frac{1}{1-1/4}\right )=\frac{4}{3}\text{aire}(ABC).\end{array}\]
Mais les mathématiques grecques ne sont pas rendues à ce stade… Le raisonnement par l’infini, et en particulier la sommation d’une telle série géométrique, demeurent des entourloupettes interlopes qui auraient rebuté tout honnête géomètre de l’Antiquité. Obtenir l’aire du segment parabolique par une espèce de « passage à la limite », comme on a appris à le faire au fil des siècles, est une approche qui ne fait tout simplement pas partie des mœurs mathématiques de l’époque.
L’approche archimédienne
Sans avoir à sa disposition la notation moderne qui est la nôtre, Archimède comprenait très bien le phénomène mathématique sous-jacent à l’aire du polygone \(\mathcal{P}_{k+1}\) inscrit dans le segment parabolique. Il avait par ailleurs fait une observation fondamentale, au cœur même de la rhétorique de sa démonstration mathématique: le « rythme » auquel les couches successives de nouveaux petits triangles viennent recouvrir le segment parabolique confirme que le processus suit un « bon » comportement.
En effet, Archimède avait remarqué que les polygones inscrits successivement dans le segment parabolique sont tels que chaque nouvelle couche de petits triangles vient gruger plus de la moitié de la région restante: c’est là le contenu de la proposition 20 de La quadrature de la parabole (que nous admettons ici sans justification). En vertu d’un résultat établi par Euclide à la proposition 1 du Livre X de ses Éléments, il s’ensuit que les polygones introduits par Archimède dans sa construction géométrique en viennent à « épuiser » la région parabolique. Autrement dit, en langage moderne, les polygones inscrits « convergent » vers le segment parabolique, dans le sens où la zone comprise entre le segment parabolique et les polygones successifs devient aussi petite que l’on veut. C’est là la base de la méthode d’exhaustion qu’Archimède a su si brillamment mettre à profit.8
Même si Archimède comprend bien le comportement des polygones inscrits, comment en tirer, de manière rigoureuse, l’aire du segment parabolique en entier? Il s’y attaque de façon fort ingénieuse à la proposition 23 qui, en notation moderne, affirme le fait suivant: étant donné des aires \(A_1, A_2,\ldots, A_n,\) desquelles \(A_1\) est la plus grande et dont chacune vaut le quadruple de la suivante \((A_1 = 4A_2, A_2 = 4A_3,\) etc.), on a
\[A_1+A_2+\ldots+A_n+\frac{1}{3}A_n=\frac{4}{3}A_1\]
(voir la Section problèmes). Remarquons que cette égalité est en fait une somme finie à laquelle est ajoutée une petite quantité qui garantit que, peu importe le nombre de termes dans la somme, celle-ci prend toujours la même valeur, soit les quatre tiers de la plus grande aire \(A_1.\) Cet énoncé peut sans doute nous paraître un peu étrange, mais il exprime le stratagème mis en place par Archimède pour « combler le vide », pour ainsi dire, entre un polygone inscrit donné et le segment parabolique.
Pour enfin établir l’aire du segment parabolique, l’éminent géomètre a recours à un argument du type double reductio ad absurdum, soit une preuve par double contradiction. Il suppose que le segment parabolique est d’abord strictement plus grand que les quatre tiers du triangle inscrit initial, puis, dans un deuxième temps, qu’il est strictement plus petit. Dans les deux cas, il aboutit à une contradiction, ce qui lui permet de conclure que les deux aires ne peuvent qu’être égales. (Voir à ce propos la Section problèmes.)
Intuition et rigueur chez Archimède
Nous venons donc de conclure la « démonstration géométrique » que présente Archimède pour quarrer un segment parabolique. Chacune des étapes du discours argumentatif d’Archimède, développé dans les propositions 18 à 24 de son traité, respecte les normes de rigueur mathématique de son époque. Or certains résultats intermédiaires peuvent sembler un peu artificiels, comme parachutés d’on ne sait où. C’est le cas notamment de la proposition 23, une étape-clé vers la quadra- ture de la parabole. Cependant même cet énoncé, malgré la preuve un brin étonnante qu’en donne Archimède, n’est certes pas dépourvu de toute trace d’intuition mathématique.
Archimède « savait » qu’il devait aboutir aux quatre tiers du triangle inscrit initial — c’est justement ce que lui avait appris son approche mécanique divulguée dans La méthode. Mais comment aller chercher rigoureusement, dans un contexte purement mathématique, ce fameux coefficient 4/3? Ici encore on ne sait pas quel cheminement au juste a amené Archimède à son étonnante proposition 23 — tant pour ce qui est de l’énoncé que de la démonstration elle-même. Il est cependant permis de penser que son intuition pourrait avoir été alimentée par des réflexions du genre suivant.
Quelle serait une façon commode de représenter les quatre tiers d’une quantité donnée x? Une idée — « naturelle », soutiendraient d’aucuns — peut être de voir un carré partagé en quatre parties, chacune valant le tiers de x. Dans un tel cadre, la quantité x correspond à trois de ces petits carrés (en forme de « L », en rose dans la série de figures), et le carré blanc de la première figure représente le quatrième tiers. Si on imagine maintenant ce « L » rose être réduit par un facteur quatre, il peut être inséré dans le carré blanc (voir le « L » bleu), laissant ainsi un nouveau petit carré blanc valant le tiers de la région bleue.
De là il est assez naturel de prolonger le processus un nombre (fini) quelconque de fois, la quantité à ajouter pour couvrir complètement le grand carré initial étant le tiers du dernier « L », c’est-à-dire le tiers de la dernière quantité ajoutée. Bref, une figure comme la dernière ci-contre, où on a ingénieusement disposé les aires, peut servir de support pour l’intuition de manière à imaginer plus facilement comment leur tout forme les quatre tiers de la première aire donnée.
Derrière la quadrature de la parabole
Le calcul de l’aire d’un segment de parabole par Archimède est l’un des exemples les plus riches parmi les découvertes de ce prodigieux géomètre. Le résultat lui-même est d’une élégance et d’une simplicité remarquables: l’aire d’une parabole est proportionnelle à l’aire de son plus grand triangle inscrit. Une intégrale ne saurait évoquer cette aire de manière aussi limpide!
Mais c’est surtout le double traitement que nous en fournit le Syracusain qui est instructif, nous offrant l’occasion de nous glisser dans l’esprit de l’un des plus éminents savants de l’humanité. D’un côté se trouve le grand mathématicien Archimède (voir illustration ci-dessous) qui, dans son traité La quadrature de la parabole, présente une démonstration dite « géométrique » du calcul de l’aire d’un segment parabolique. Elle est ingénieuse, concise; elle est superbement exécutée et semble avoir tout pour satisfaire même les plus exigeants des géomètres de l’Antiquité. On y voit ici à l’œuvre un mathématicien dont la rhétorique argumentative vise à convaincre ses lecteurs de la validité de ses résultats, et qui s’assure que ses propos respectent les canons de rigueur auxquels ses pairs adhèrent. Bref, il est question ici du statut d’une démonstration comme étant lié à l’acte social de son acceptation en tant que telle par une communauté donnée.9
Mais il y a aussi Archimède, le prodigieux ingénieur syracusain (voir illustration ci-dessous), qui partage ses pensées l’ayant mené à mettre le doigt sur son résultat. On retrouve dans La méthode des intuitions tantôt physiques, tantôt mathématiques, qui le guident sur le chemin de la découverte, qui viennent soutenir son inventivité — intuitions dont Archimède se sentira cependant obligé de balayer toute trace dans sa preuve dite « formelle ».
Il est permis de croire qu’Archimède était indubitablement fasciné par le problème de la quadrature de la parabole, puisqu’il en a même proposé une troisième démonstration, où se mélangent tant des techniques mathématiques différentes de celles discutées ici que des intuitions nouvelles. Il en sera question dans un prochain numéro d’Accromath, où l’on visera à examiner la portée de chacune des démarches argumentatives proposées par Archimède.
Pour en s\(\alpha\)voir plus!
- Les deux traités d’Archimède dont il est question ici figurent dans
VER EECKE, Paul, Les œuvres complètes d’Archimède, tome 2. Liège, Vaillant-Carmanne, 1960.
(La quadrature de la parabole, pp. 377-404; La méthode relative aux théorèmes mécaniques, pp. 477-519.) - La version originale (1687) des Philosophiae Naturalis Principia Mathematica d’Isaac Newton est disponible à l’adresse https://archive.org/details/philosophiaenat00newt.
Deux autres éditions en latin des Principia, révisées par Newton, furent publiées de son vivant (1713 et 1726). Une version anglaise parut en 1729. Le traité fut traduit en français par Émilie du Châtelet (1706-1749) — alias Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise du Châtelet. Publiée sept ans après la mort de celle-ci, la version française est accompagnée d’une préface historique de Voltaire. Les Principes mathématiques de la philosophie naturelle (éditions de 1756 et 1759) sont accessibles à partir du site Gallica de la Bibliothèque nationale de France (http://gallica.bnf.fr/). - La vision d’une preuve mathématique comme comportant une composante relevant d’un « processus social » a été mise de l’avant par le mathématicien et logicien d’origine russe Yuri Manin (1937- ) dans son manuel de logique
MANIN, Yu. I., A Course in Mathematical Logic. (Graduate Texts in Mathematics) Springer, 1977. (2e édition: A Course in Mathematical Logic for Mathematicians. Springer, 2010.)
Manin s’y exprime dans ces termes:
« A proof becomes a proof only after the social act of accepting it as a proof. » (2010, p. 45)
Aux dires de Manin, la preuve proposée doit donc devenir un élément pleinement accepté et intégré au « tissu social » de la communauté d’experts à laquelle elle est destinée. Ce point de vue a été abondamment repris et commenté dans la littérature, entre autres dans
HANNA, Gila, « Mathematical Proof. » In: D. Tall, dir., Advanced Mathematical Thinking, Kluwer, 1991, pp. 54-61. L’auteur y souligne notamment que « the acceptance of a proof depends much more on a social process than on some ideal objective criterion » (p. 59).
On doit aussi à Manin un célèbre aphorisme à propos de la caractéristique d’une preuve mathématique de « bonne qualité »: « A good proof is a proof that makes us wiser. »
(voir Yu. I. Manin, Mathematics as Metaphor: Selected Essays of Yuri. I Manin, American Mathematical Society, 2007, p. 209).
- Voir Accromath, vol. 3, hiver-printemps 2008, p. 17. ↩
- À ce sujet, voir entre autres Jean-Paul Delahaye, « Preuves sans mots, » Accromath, vol. 3, hiver-printemps 2008, pp. 14-17. ↩
- Voir Marie-France Dallaire et Bernard R. Hodgson, « Regard archimédien sur le cercle: quand la circonférence prend une bouffée d’aire. » Accromath, vol. 8, hiver-printemps 2013, pp. 32-37. ↩
- Voir notre texte « Confidences d’Archimède: où le maître-géomètre divulgue un joli truc du métier de son cru. » Accromath, vol. 10, hiver-printemps 2015, pp. 18-23. ↩
- Paul Ver Eecke, Les œuvres complètes d’Archimède, tome 2, p. 478. ↩
- De fait, c’est de cette manière qu’Archimède introduit le triangle en cause dans son traité La méthode. ↩
- Archimède fait intervenir ici des propriétés qu’il rappelle au tout début de son traité (propositions 1 à 5). Il démontre ensuite, à la proposition 21, que le triangle bleu est précisément l’octuple d’un blanc. Nous tenons ici pour acquis ce résultat technique un peu lourd à justifier. ↩
- Voir la discussion sur la méthode d’exhaustion dans Marie-France Dallaire et Bernard R. Hodgson, « Regard archimédien sur le cercle: quand la circonférence prend une bouffée d’aire. » Accromath, vol. 8, hiver-printemps 2013, pp. 34-35. ↩
- Nous reprenons ici la célèbre formule due au mathématicien et logicien Yuri Manin (1937- ). Voir à ce propos la section Pour en savoir plus. ↩