Le Saint-Laurent a toujours été un moyen de communication important. Il était impérieux pour un capitaine de navire de connaître sa localisation en tout temps pour pouvoir se mettre à l’abri à l’arrivée d’une tempête tout en évitant les hauts-fonds.
Arpentage du fleuve
Très tôt, s’est imposée la nécessité de dresser une carte détaillée du Saint-Laurent. Cette voix d’accès est périlleuse pour qui s’y aventure sans en connaître les hauts-fonds et les différents écueils en cours de route. Il fallait une carte indiquant les mouillages permettant de jeter l’ancre et de s’abriter en cas de tempête et situant les obstacles. Dans ce but, Jean Deshayes est envoyé en Nouvelle-France en 1695. Pour mener à bien sa mission, il dispose d’un an et se voit confier une barque, une chaloupe, un canot d’écorce et sept hommes d’équipage. Les instruments qu’il a à sa disposition sont : une arbalestrille, une sonde marine, une boussole et un demi-pied de Roy à l’aide duquel il fabrique un galon de fil de dix toises de long et imbibé de cire. Il indique qu’il a entendu dire que des ingénieurs se servent de cet instrument car il tient en peu de place une fois roulé et qu’il ne doit pas être très sensible aux variations de température. Le résultat de son travail est la carte reproduite en page 25.
L’arbalestrille
L’arbalestrille (ou bâton de Jacob ou arbalète) est un instrument utilisé jusqu’au XVIIe siècle en arpentage, en astronomie et en navigation. C’est un long bâton carré et gradué auquel est rattachée une pièce mobile perpendiculaire, le marteau. Pour mesurer sa latitude, un capitaine porte une des extrémités du bâton à son oeil. Il rapproche ou éloigne le marteau de son oeil jusqu’à l’alignement de sa partie supérieure sur le soleil ou l’étoile Polaire et sa partie inférieure sur l’horizon. Il suffit ensuite de noter le point de rencontre du marteau et de la règle du bâton et de convertir le résultat en degrés en consultant une table de données. En le plaçant à l’horizontale, on utilise l’arbalestrille pour mesurer l’angle entre sa position et deux points fixes. D’autres instruments sont développés par la suite : l’astrolabe, l’octant et le sextant.
En regardant cette carte, on remarque qu’elle est plus détaillée sur la rive nord que sur la rive sud. Il s’en explique dans le rapport de son expédition.1
Les trois vents qui règnent le plus dans cette rivière et qui sont souvent très impétueux sont le noroît2 qui débutent de la côte du nord, le suroît et le nordet qui enfilent la rivière (pour le nordet il est quelquefois rare et longtemps attendu de ceux qui montent la Rivière). C’est à cause des vents noroît que l’on s’attache à longer la côte du Nord préférablement à celle du Sud. Cependant la côte sud serait utile à connaître si on y était emporté par le noroît comme il m’est arrivé.
Il va donc se consacrer plus particulièrement à l’arpentage de la rive nord pour ne faire que deux petites parties de la rive sud. Celle de Québec à Rivière-Ouelle et celle de l’entrée du fleuve : l’île d’Anticosti et de Percé jusqu’à la rivière Madeleine.
Arpentage de la rive sud
Durant l’hiver suivant son arrivée, il arpente la rive sud, de Québec à Rivière-Ouelle, en profitant du fait que la glace lui permet de marcher, de prendre des mesures en comptant ses pas et de traverser les cours d’eau. Il ne va pas plus loin que Rivière-Ouelle. Pour la partie de l’exploration allant de Québec à Rivière-Ouelle, il se déplace donc en raquettes sur la neige ou la glace. Il arrête à Rivière-Ouelle parce que les habitations sur la rive sud du fleuve ne vont pas plus loin et qu’il n’y aurait donc aucune possibilité de se restaurer.
Je ne fus point plus avant de ce côté-là parce que j’en fis le voyage en raquettes sur les ponts de glace et sur les neiges, et que les habitations ne s’étendent au-dessous de Québec que 20 lieues3 de marine au Sud jusqu’à la Rivière-Ouelle.
Durant ce parcours, il dessine le contour de la côte en s’orientant à la boussole. Il compte ses pas pour mesurer les distances, méthode utilisée depuis la nuit des temps.
Arpentage de l’île d’Orléans
Il entreprend ensuite l’arpentage de l’île d’Orléans. Il doit utiliser plusieurs feuilles pour tracer les contours de a côte et s’assurer que les différents dessins sont à une même échelle de façon à s’agencer correctement dans le produit fini. Il procède en faisant des marques A sur son dessin pour chaque intervalle de cent pas et des marques B pour chaque intervalle de 10 marques A, afin de s’assurer au final que les esquisses obtenues sont dans le même rapport.
De cent pas en cent pas, je faisais vers un coin de papier une des petites marques A et je dessinais ce que je voyais de la côte. Et de dix en dix des marques A, sur le dessin C les marques B dont le principal usage était de me montrer en dressant la carte finale les morceaux du dessin qui seraient à proportion dessinés trop long ou trop court. Ainsi l’intervalle D serait trop long et devrait être fait plus court en dessinant la carte finale.
(…) Ayant fait de cette manière tout le tour de l’île d’Orléans qui est de douze ou treize lieues de marine4, lequel tour nécessita six demi-feuilles de papier séparées, et ayant assemblé ces feuilles comme une seule, la fin s’est trouvée juste avec le commencement et les deux côtés de l’île qui sont à peu près d’égale longueur avaient autant de marques de mille pas l’un que l’autre.
Triangulation de la rive Nord
Après avoir fait le tour de l’île, il va entreprendre l’arpentage de la rive nord du fleuve, en appliquant la méthode de triangulation. Pour faire une triangulation (voir encadré), il faut mesurer au moins une première distance. En fait, il en effectue trois en comptant ses pas. Il profite du fait que le fleuve est gelé et pas trop enneigé pour prendre les deux premières.
La première mesure fut faite sur la glace unie dans le commencement des glaces, avant qu’il ait beaucoup neigé, depuis la pointe des Roches de Québec jusqu’à la deuxième butte de la pointe de Lévis et fut trouvée de 1560 toises5. La deuxième est la largeur de la rivière perpendiculairement à la rive à partir de la pointe des Roches, 608 toises6. Et la dernière toute la longueur au nord de l’Isle aux Lièvres7 de 680 toises8.
La triangulation
La triangulation est une technique trigonométrique consistant à mesurer les angles entre les extrémités d’une droite AB et un point C dont la position inconnue peut alors être calculée à l’aide de la trigonométrie, comme l’illustre l’image suivante dans laquelle les éléments en rouge sont les inconnues qu’il faut calculer.
Lorsqu’on doit mesurer la distance d’un point A à un point P au-delà de l’horizon, on intercale entre les deux points une chaîne de triangles dont les sommets sont des points visibles de proche en proche. Il suffit dans ce montage de connaître deux angles par triangle et la longueur de AB pour résoudre tous les triangles.
On parle également de triangulation pour situer, par exemple, la provenance d’un appel de détresse. Pour avoir une bonne précision, il faut cependant que les antennes qui captent le signal soient assez proches du lieu d’où provient l’appel, ce qui n’est pas le cas partout au Québec.
Dans les régions éloignées des grands centres, l’estimation du positionnement est sujette à caution: elle peut représenter un territoire de quelques kilomètres carrés.
Un développement récent sur certains téléphones portables permet, lorsqu’il n’y a pas de réseau, de communiquer directement avec un satellite pour indiquer sa position.
Normalement, pour effectuer une triangulation dans une région peuplée, on choisit des clochers d’église, des tours, des pics rocheux, etc. comme sommets de la chaîne de triangles. Jean Deshayes ne dispose pas de tels objets à pointer.
Le Canada étant un pays couvert et encore peu habité entre autres vers le bas de la rivière, il fournit peu d’objets commodes pour pointer les alignements comme sont les maisons, les tours et les moulins à vent. De plus la grande largeur de la rivière empêche que des stations de la côte nord on distingue bien toutes celles du sud, ni de celles du sud celles du nord. C’est pourquoi il a été nécessaire de pointer des sommets de montagnes éloignées qui ont servi de guide à plusieurs stations de suite.
On donne ci-dessous la liste des points retenus dont Deshayes établit la latitude. Ce tableau indique également, avec plus de précision, les valeurs actuellement retenues pour ceux des points facilement identifiables. Dans son rapport, il explique que la mesure ne peut être plus parfaite que l’instrument dont il dispose.
Pour déterminer la latitude de ces caps, il mesure des hauteurs d’étoiles en direction sud et, en direction nord, celle de l’étoile polaire. Voici comment il s’en explique dans son compte-rendu.
Je les ai observées [les latitudes] à tous les endroits où j’ai eu du beau temps. La plupart sont par des hauteurs d’étoiles, et j’en ai pris autant que j’ai pu à chaque endroit au nord l’étoile polaire, et plus d’une au sud.
En plus de mesurer les latitudes, il dessine le contour du rivage en orientant le dessin à l’aide d’une boussole. Il ne retient pas trop de détails du contour, puisque la profusion de détails serait perdue dans la production des cartes. Il se contente donc d’esquisser le contour du rivage de cap en cap.
Chemin faisant le long des côtes avec le canot d’écorce pour aller faire les stations pour les angles de cap en cap, je dessinais le détail du contour du rivage, et j’orientais le dessin grâce à une petite boussole que je tenais toujours dans une main.
Les hauts-fonds
Pour être utile à la navigation et éviter des naufrages, une carte doit indiquer le plus précisément possible les détails sous-marins afin qu’un capitaine sache où se réfugier en cas de gros temps. Il sonde les fonds marins pour en détecter les hauts-fonds.
… sans négliger de faire toujours sonder dans le canot aussi bien que dans la barque le plus souvent que je pouvais l’exiger des matelots et j’ai jeté quelques fois la sonde moi-même en repassant des côtes dont j’avais déjà le dessin; et en quelqu’autres endroits où j’ai soupçonné et trouvé que des matelots rebutés voulaient me tromper.
J’ai continué ainsi toute la côte du Nord environ cent lieues9 de marine depuis Québec jusque par delà les Sept-Îles.
Après avoir repéré les caps les plus saillants, dessiné les contours du rivage et sondé les fonds marins, il va l’intéresser à nouveau à la rive sud.
Cette dernière partie de la côte du Sud à partir du haut de l’îe d’Anticosti à 49 degrés 48 minutes de latitude et à environ vingt cinq lieues des Sept Îles et ce que j’ai de la côte du Nord, tout cela contient ce qu’il y a de plus nécessaire pour la navigation des navires dans ce fleuve, et aussi tout ce que m’a permis la durée de ma campagne. La côte de l’île Percée et la position d’Anticosti à son égard servent à entrer dans la rivière, premièrement par leurs latitudes et de plus par leurs connaissances comme de la Table à Roland (voir encadré Table à Roland) sur la côte de l’île Percée.
Plomb de sonde
Pour sonder le fond marin, un matelot lance à l’eau un fil à plomb et le remonte lorsqu’il touche le fond. Le fil est muni de marqueur, fixés au fil et séparés par la longueur d’un bras appelés brasse. La profondeur des eaux est obtenue en comptant ensuite le nombre de marqueurs qui étaient immergés. Le plomb est échancré à sa base et rempli de suif ou de gras. Des échantillons de fonds marins comme de l’argile, du sable, du gravier et autres se collent au suif. Les marins les examinent ensuite pour mieux connaître la nature des fonds marins.
Dans son rapport, il donne également des directives pour naviguer.
… on longe toujours la Côte du Nord, prenant garde principalement à la batture de Manicouagan de n’approcher pas la côte à plus d’une lieue et demie ou deux lieues, et pour cela il ne faut pas attendre que l’on n’ait passé sous les Monts Pelés10, il faut commencer à prendre le large une lieue ou deux avant la rivière Sainte-Marguerite. Et quand on approche des détroits du grand fleuve qui commencent après la rivière Saguenay, il y a des précautions particulières qui sont marquées sur la Carte qui marque aussi les mouillages qui sont avant et après ces détroits en cas de vent contraire.
Jean Deshayes sait que pour représenter une distance sur la sphère, il faut utiliser la trigonométrie sphérique. Il considère que cela est négligeable dans son travail parce que les sommets des triangles contigus sont visibles l’un de l’autre et que la superficie couverte n’est pas très large.
Jean Deshayes (1650-1706)
Jean Deshayes est né à Paris vers 1650 et est décédé à l’Hôtel-Dieu de Québec le 18 décembre 1706. Il enseigne les mathématiques et les principes de navigation aux officiers de marine à Rochefort jusqu’en 1681. En 1685, il est envoyé au Canada pour cartographier le fleuve Saint-Laurent.
En 1699, Deshayes participe à un nouveau voyage scientifique sur l’océan Atlantique, plus particulièrement à Cayenne, en Martinique et en Guadeloupe, à Saint-Domingue. Il vient à nouveau au Canada en 1702 pour occuper le poste d’hydrographe royal à Québec. Certaines de ses observations sont rapportées dans les mémoires publiés par l’Académie royale des sciences. Durant l’hiver, il enseigne les principes du pilotage aux jeunes pilotes au Collège des Jésuites, et l’été il poursuit la cartographie du fleuve. Il meurt à l’Hôtel-Dieu de Québec le 18 décembre 1706.
À sa mort, il laissa peu de biens, à part sa bibliothèque et quelques instruments. La biliothèque contient : les Cours de mathématiques de Jacques Ozanam en cinq tomes; les Récréations mathématiques et physiques du même auteur; les Éléments d’Euclide en deux tomes; les Éléments d’arithmétique et d’algèbre de Thomas Fantet Delagny; le Traité du triangle arithmétique par Blaise Pascal; le Tabulae astronomicae par Philippe de La Hire; Les Institutions de l’Arithmétique de Jacques Chauvet; l’Analyse des infiniments petits pour l’intelligence des lignes courbes de Guillaume François de l’Hospital.
Table à Roland
La table à Roland est le nom primitif du mont Sainte-Anne qui surplombe Percé. La plus ancienne mention connue de la Table à Roland est fournie par le récollet Gabriel Sagard dans son ouvrage Le Grand Voyage au Pays des Hurons publié en 1632.
Le lendemain nous eûmes la vue sur la montagne que les matelots ont surnommée Table de Roland, à cause de sa hauteur, et des diverses coupures qui sont comme au couteau.
La Commission de toponymie du Québec a formulé l’hypothèse que « table à Roland » est à relier à un épisode légendaire de La chanson de Roland (poème épique et chanson de geste de la fin du XIe siècle) et à la croyance populaire qui s’ensuivit. Selon la légende, Roland, neveu de Charlemagne, en voulant briser son épée Durandal pour qu’elle ne tombe pas aux mains de l’ennemi, fendit la montagne à Roncevaux. On donne ainsi le nom de Roland à des entités physiques similaires. Vue du ciel, la montagne de Percé semble vraiment avoir été tranchée par une immense épée.
Île Percée
Gravure de Pierre-Charles Canot produite en 1760 et montrant la présence de deux trous dans le rocher au XVIIIe siècle. L’oeuvre a été réalisée d’après l’illustration de Hervey Smythe, aide de camp du général Wolfe, lors d’un passage à Percé en 1758, durant la guerre de la Conquête.
Conclusion
Jean Deshayes a posé le premier jalon d’une longue démarche, la cartographie complète du Saint-Laurent. Cette première étape n’a pas été sans risques, le beau temps n’a pas toujours été au rendez-vous. Il a été confronté aux intempéries et a dû lutter contre les éléments. Il lui a fallu beaucoup de détermination pour mener à bien la tâche qui lui a été confiée. Son aventure n’a pas seulement donné une carte du fleuve utile pour la navigation, elle est la manifestation d’une des premières applications des mathématiques en Nouvelle-France.
Pour en s\(\alpha\)voir plus !
- Jean Deshayes, rapport d’expédition, Archives du Séminaire de Québec.
https://1drv.ms/b/s!AsJJj9mYtYW0iTDdjpdtL-XgwUea - Pour avoir accès à la carte du Saint-Laurent par Deshayes (p. 25) :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b59733439
- Les extraits du rapport de Jean Deshayes ont été réécrits en français moderne pour en faciliter la lecture. ↩
- Jean Deshayes écrit «les Nordouests qui deboutent de la coste du Nord et les Surouests et les Nord Ests qui enfilent la Rivière ». ↩
- Environ 96,56 km ↩
- Entre 66,7 km et 72,3 km ↩
- Une toise équivaut à 1,95 km et une distance de 1560 toises est donc d’environ 3040 km. ↩
- 608 toises équivaut à 1185 km. ↩
- L’île aux Lièvres est située en face de Rivière-du-Loup. ↩
- 680 toises équivaut à 1 325 km. ↩
- Environ 555,6 km. ↩
- Cette appellation désigne les montagnes de la côte nord du fleuve. À environ 60 km à l’est de Baie-Comeau, à l’endroit où la côte du Saint-Laurent prend une direction franchement nord. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, cette entité topographique a d’abord été connue sous le nom de Pointe des Monts Pelés. La masse laurentienne qui s’étend dans l’arrière-pays du Saguenay jusqu’à Sept-Îles a été connue au cours de cette période sous la dénomination de Monts Pelés. ↩