Le Québec a choisi récemment d’investir de façon massive dans ses routes, ponts et viaducs. Est-ce justifié? Comment peut-on évaluer la situation actuelle et décider des montants adéquats? Une analyse mathématique peut-elle éclairer?
Comment peut-on s’assurer que les montants imposants investis dans les infrastructures routières correspondent aux besoins réels? Quel est objectivement l’état du réseau routier québécois? Une étude1 sur l’âge de l’infrastructure publique, publiée par Statistique Canada, offre des clés pour mieux comprendre la situation. On y mentionne notamment qu’au Québec, « l’âge moyen des routes a chuté de 2,8 ans sur une période de 7 ans, passant de 18,0 ans en 2001 à 15,2 ans en 2007. »
Investissement dans les infrastructures, février 2008
La ministre des Transports porte à 2,7 milliards de dollars les investissements alloués par Québec en 2008-2009 aux infrastructures routières. De cette somme, 842 millions de dollars sont consacrés à la lutte contre le vieillissement des ponts et viaducs et près de 1,9 milliard \$ pour entretenir, améliorer ou développer le réseau routier. Le gouvernement du Québec annonce du coup un investissement prévu de 12 milliards \$ sur les infrastructures routières d’ici 2012, « après avoir consacré plus de six milliards de dollars de 2003 à 2007 pour mettre un terme à la dégradation du réseau routier »2.
Un accès aux données utilisées pour cette étude (qui couvre la période de 1961 à 2007) nous a permis de constituer le graphique suivant, où l’on voit bien la réduction de l’âge moyen des routes et autoroutes au Québec, amorcée en 1998 et intensifiée depuis. Cette courbe a toutes les apparences d’une fonction sinusoïdale. Voilà qui devient intéressant!
Qu’est-ce qui pourrait expliquer la force d’une telle régularité? Retrouve-t-on une régularité aussi forte dans les montants accordés à l’infrastructure routière au fil des ans? D’après les données de Statistique Canada, les investissements dans les routes et autoroutes du Québec depuis 1960 décrivent la courbe suivante:
En plus d’y repérer la présence de pointes liées à la préparation de grands événements (Expo 67 et les Jeux olympiques de 1976), on perçoit d’autres fluctuations qui éloignent la courbe du modèle sinusoïdal. Mais on peut néanmoins établir des liens entre cette fonction et celle de l’âge moyen.
Deux types d’intervention ont pour effet de réduire l’âge moyen ou d’en ralentir la croissance : le développement du réseau avec l’ajout de nouvelles composantes, et la rénovation d’une partie du réseau avec le remplacement d’anciennes composantes par des nouvelles. Ces interventions demandent toutes deux des investissements. Ainsi:
La décroissance de l’âge moyen dépend de la hauteur des investissements.
Par ailleurs, l’investissement sur les routes et autoroutes est influencé par leur âge moyen, à cause des risques pour la sécurité des usagers et à cause de l’engorgement d’un système désuet. Statistique Canada précise que la durée de vie utile moyenne d’une route est estimée à 28,2 ans au Canada. En 1992, l’âge moyen des routes a atteint une valeur maximum de 18,6 ans, soit près des deux tiers de leur durée de vie utile. À l’opposé, lorsqu’en 1973, l’âge moyen des routes s’est retrouvé à une valeur minimum de 13,0 ans, le gouvernement a alors commencé à réduire considérablement les investissements dans ce secteur. Ces observations nous conduisent à émettre l’hypothèse suivante:
La croissance de l’investissement sur les routes au Québec
a été influencée par la hauteur de leur âge moyen.
En combinant ces deux relations de dépendance, on peut considérer que, pour les routes au Québec et dans la période considérée, les fonctions d’investissement et d’âge moyen ont été mutuellement génératrices, et même fortement apparentées aux fonctions sinus et cosinus (voir l’encadré Construction des fonctions sinus et cosinus).
Régression sinusoïdale
L’application, à l’aide d’une calculatrice graphique, d’une régression sinusoïdale à l’évolution de l’âge moyen des routes au Québec précise ce qu’on pouvait estimer par le graphique : une valeur médiane de 15,8 pour l’âge moyen, avec une amplitude d’environ 2,9.
La période de cette fonction sinusoïdale \((2\pi/ 0,13361… ≈ 47)\) coïncide joliment avec la période de 47 ans couverte par les données.
Du côté de l’investissement, les fluctuations sont telles que l’application d’une régression sinusoïdale avec la calculatrice ne fonctionne que si l’on change une ou deux données; une « régression à l’œil » sur les données originales permet néanmoins d’arriver (après quelques essais et erreurs…) à une fonction comme:
\[y = 0,62 \sin (0,19 x + 3,8) + 1,5, \]
qui suit d’assez près les données mais de façon moins fidèle que pour les données de l’âge moyen.
La médiane de 1,5 milliard de dollars n’est pas très loin de la valeur qui a maintenu constant l’âge moyen dans les années 1990.
Le caractère plus lisse de la courbe associée à l’âge moyen témoigne de la prise en compte explicite dans cette valeur des réalisations des années antérieures (voir l’encadré sur l’âge moyen).
Construction des fonctions sinus et cosinus
Il est d’usage d’introduire les fonctions sinus et cosinus à l’aide du cercle trigonométrique; cela reflète bien la façon dont les premières tables de valeurs pour ces fonctions ont été constituées. Mais il existe une autre façon d’en envisager la construction, qui relève davantage de l’analyse et du calcul différentiel et intégral. Imaginons deux fonctions, f et g, liées par les relations suivantes: plus la valeur de \(g(x)\) est élevée, plus \(f(x)\) augmente rapidement; plus la valeur de \(f(x)\) est élevée, plus la valeur de \(g(x)\) diminue rapidement. De façon plus précise, supposons que \(f'(x) = g(x)\) et \(g'(x) = –f(x).\) Pour un \(h\) très petit, cela correspond de près à:
\[f(x+h) = f(x) + h.g(x) \: \text{et} \: g(x+h) = g(x) – h\cdot f(x).\]
En partant de deux valeurs initiales \((f (0) = 0\) et \(g(0) = 1)\) et d’une très petite valeur pour \(h,\) ces relations de récurrence permettent d’entrelacer la génération de deux suites de valeurs pour \(f\) et \(g\), à la manière d’une guirlande. Le début d’une telle construction avec le tableur et les deux courbes de 1000 points qui en résultent sont donnés ci-dessous. Sans avoir utilisé de concept géométrique, nous avons pu ainsi construire une excellente approximation numérique des fonctions sinus \((f)\) et cosinus \((g)\), oscillant entre –1 et 1, avec leur mystérieuse période de \(2\pi\)… Voilà qui offre une façon de justifier le recours aux radians: tout autre choix d’unité pour caractériser les angles dans le cercle trigonométrique conduirait à l’introduction de constantes multiplicatives dans les équations différentielles que nous avons utilisées au départ.
L’âge moyen d’une infrastructure
On peut formuler l’âge moyen d’une infrastructure de la façon suivante:
\[\overline{A}= \displaystyle \frac{\displaystyle \sum_{j=1}^{N}(V_j \times j)}{\displaystyle \sum_{j=1}^{N}(V_j)},\]
où \(V_j\) est la valeur actuelle de l’investissement sur l’infrastructure effectué il y a j années. Considérer la valeur actuelle est une façon de pondérer l’âge des différentes composantes de l’infrastructure en fonction de leur importance relative aujourd’hui. On pose que:
\[V_j=I_j \Pi_{k=1}^j(1-W_k).\]
où \(I_j\) correspond à la valeur (en dollars constants) de l’investissement au moment où il a été effectué et où \(W_k\) est le taux de perte (ou de dépréciation) associé au passage de l’année (actuelle – \(k)\) à (actuelle – \(k +1\)) de l’équipement mis en place avec un tel investissement.
L’association, même imparfaite, de l’investissement et de l’âge moyen à des fonctions sinusoïdales peut-elle aider à décider de la hauteur des investissements qu’il convient d’effectuer dans le réseau routier québécois? Même si les deux graphiques et les courbes de régression tendent à suggérer que nous puissions entrer dans une phase de décroissance progressive des investissements, il convient de faire preuve de grande prudence avant d’en arriver à de telles conclusions.
Comme toute moyenne, l’âge moyen ne suffit pas à donner un portrait complet de la situation: par exemple, de très vieux ponts peuvent nécessiter des investissements importants même si l’âge moyen n’en témoigne pas fidèlement.
Et un développement majeur peut modifier considérablement cet âge moyen (voir l’encadré Un jeune pont qui pèse lourd).
Un jeune pont qui pèse lourd
Entre 1993 et 1997, on construisait, au coût de 1 milliard de dollars, le Pont de la Confédération, long de 13 km, pour relier l’Île-du-Prince-Édouard au continent. La « naissance » d’une telle structure, qui pèse lourd dans l’ensemble des actifs de l’Île-du-Prince-Édouard, a eu pour effet initial de réduire de 15 ans l’âge moyen des ponts et viaducs de cette province. Comme le Pont n’a pas eu à subir de « cure de rajeunissement » dans ses premières années, il a ensuite vieilli, naturellement, d’un an à chaque année. Par son importance relative, il a fortement contribué à une augmentation quasi-linéaire et presque équivalente de l’âge moyen des ponts et viaducs pour la province entre 1997 et 2007. L’âge moyen n’est donc pas ici un bon indicateur de l’âge des ponts et viaducs dans l’Île.
Ensuite, si l’infrastructure routière se développe, pour répondre à une demande croissante ou par une volonté politique d’occupation du territoire, il faut s’attendre à une augmentation du coût de l’entretien du réseau ainsi élargi – au-delà de l’augmentation attribuable à l’inflation. Dans ces conditions, penser caractériser sur un vaste horizon de temps l’investissement (en dollars constants) par une seule fonction purement sinusoïdale (et donc strictement bornée) relève de l’utopie.
Finalement, et cela est sans doute l’aspect le plus important de cette discussion, les modèles que nous avons construits ont essentiellement une valeur descriptive et explicative de l’évolution de l’état du réseau routier au Québec entre 1961 et 2007 et des investissements qui lui ont été consacrés. Vouloir leur attribuer une valeur prédictive en ayant recours à l’extrapolation pour déterminer les montants à engager revient à supposer que certains principes qui ont semblé influencer les décisions budgétaires dans ce secteur continuent de s’appliquer.
Sans nous donner de formule magique pour déterminer les montants à engager dans le réseau routier, ni nous libérer de la nécessité de considérer des alternatives au transport automobile qui soient plus économiques et plus respectueuses de l’environnement, le regard mathématique que nous avons porté ici nous a néanmoins permis de mieux saisir l’évolution globale récente de l’état du réseau routier québécois et d’en inférer certains mécanismes qui ont semblé jouer.
Et lorsqu’on regarde ensuite du côté des ponts et viaducs, dont la durée de vie utile est estimée à 43 ans, on est plus à même d’apprécier l’urgence pour le Québec de réinvestir dans ce secteur.
Pour en s\(\alpha\)voirplus !
Statistique Canada, L’âge de l’infrastructure publique: une perspective provinciale, No 11-621-MIF, février 2008 http://www.statcan.gc.ca/pub/11-621-m/11-621-m2008067-fra.pdf (site consulté le 7 avril 2009).
Pour plus de renseignements sur la façon dont Statistique Canada calcule la durée de vie utile,
la fonction de mortalité et l’âge des actifs:
Flux d’investissement et stocks de capital—Méthodologie 2001, Statistique Canada, http://www.statcan.gc.ca/imdb-bmdi/document/2820_D1_T9_V1_B.pdf (site consulté le 7 avril 2009).
Patry, André « Dépréciation économique et les mises hors service des actifs canadiens:
une étude empirique détaillée » 2007, produit no 15-549-XWF2007001 au catalogue de Statistique Canada, http://www.statcan.gc.ca/pub/15-549-x/15-549-x2007001-fra.htm (site consulté le 7 avril 2009).
L’auteure tient à remercier Madame Mychèle Gagnon de Statistique Canada qui lui a transmis les données de l’étude, ainsi que Monsieur Pierre Ouellette, professeur au Département d’économie de l’UQAM, qui a répondu avec précision à ses questions.