Des artistes, des mathématiciens et plusieurs amateurs ont cherché des façons de créer des illustrations avec une tuile répétée, que ce soit pour paver un plancher, faire un vitrail, ou simplement réaliser des dessins fascinants. Petit mode d’emploi pour devenir vous-mêmes experts en carrelage !
On souhaite ici se donner la contrainte qu’une seule tuile peut être utilisée, une infinité de fois. On explore trois variantes : si la tuile doit toujours garder la même orientation, si la tuile peut être tournée dans le plan, et si la tuile peut même être réfléchie.
Paver avec une seule tuile, sans rotation
Les seuls polygones convexes qui peuvent paver le plan sans qu’on n’ait jamais à les retourner (ou à les réfléchir) sont les parallélogrammes et les hexagones avec trois paires de côtés opposés parallèles. En quoi est-ce que cela peut nous aider? On souhaite mimer, pour la création de nos tuiles, le comportement de ces polygones. Pour ce faire, on retient quelles sont les propriétés essentielles qu’ont ces polygones, et on les impose aux tuiles.
Danièle Beauquier et Maurice Nivat ont d’ailleurs démontré qu’une unique tuile pave le plan sans rotation exactement si son bord peut être divisé en six segments reliant les points consécutifs a, b, c, d, e et f et tels que ab soit parallèle à ed, bc soit parallèle à fe et cd soit parallèle à af. Notons ici que les « segments » n’ont pas besoin d’être des lignes droites. À bien y penser, ceci correspond à la contrainte de diviser notre tuile en un hexagone dont les côtés opposés sont identiques. On peut aussi autoriser les segments cd et af à être des segments vides (de longueur 0), c’est-à-dire que a et f sont le même point, tout comme c et d. Ceci revient à dire que notre tuile est une déformation d’un parallélogramme. Voici deux exemples :
Pour compléter le pavage, il ne reste qu’à coller les côtés parallèles l’un contre l’autre :
Enfin, une fois qu’on a confirmé que la tuile pave bien le plan, rien ne nous empêche de dessiner l’intérieur des tuiles. Par exemple, notre parallélogramme pourrait être une loutre. Puisque les loutres se tiennent souvent la main en dormant, un groupe de loutres pourrait ressembler à ceci :
Autoriser la rotation
On pourrait être plus flexibles et ne pas forcer la tuile à toujours garder la même orientation. Ceci est le cas par exemple lorsqu’on carrelle le plancher d’une salle de bain. Les possibilités sont alors beaucoup plus nombreuses ! Il y en a tellement qu’on ne peut pas nommer un seul critère qui soit nécessaire pour déterminer si une tuile pave le plan. Cela dit, le critère de Conway permet de confirmer qu’une tuile donnée pave le plan par translation et rotation de 180° (mais certaines tuiles, comme des exemples de pentagones ou d’hexagones, ne satisfont pas le critère de Conway et pavent quand même le plan).
Critère de Conway :
S’il existe des points a, b, c, d, e et f, dont au moins trois sont distincts et tels que les segments ab et ed sont parallèles, et les segments bc, cd, ef et fa sont tous invariants par rotation de 180°, alors il est possible de paver le plan avec cette tuile par translation et rotations de 180°.
Un exemple d’une tuile satisfaisant le critère de Conway est l’hippocampe ci-dessous. Dans cette figure, af est un segment vide puisque a = f et ab et ed sont parallèles. On remarque aussi que si l’on retourne bc, cd ou ef de 180°, alors ces segments sont inchangés. Pour coller les tuiles ensemble, on viendra donc juxtaposer ab et ed, puis on retournera l’hippocampe pour coller bc et sa copie retournée, cd et sa copie retournée, puis ef et sa copie retournée. Une fois les tuiles dessinées (ici, elles sont dessinées de couleurs différentes selon leur orientation), on peut les coller.
Il existe cependant des rotations d’angles autres que 180° qui permettent tout de même de paver le plan.
Par exemple, si on part de cette image de lapin dont la queue forme un angle de 120°, on peut prendre trois tuiles identiques, et donner à l’une une rotation de 120° et à l’autre une rotation de 240°. En collant les trois, on obtient alors un « hexagone » avec six côtés identiques, et dont les segments opposés sont parallèles ! Le théorème de Beauquier et Nivat nous assure alors qu’on pourra copier cet ensemble de trois tuiles et paver le plan avec des translations de cet ensemble de tuiles.
Autoriser la rotation et la réflexion : faites vos propres vitraux !
Si on ne souhaite pas carreler un plancher, mais plutôt créer un vitrail de tuiles dans une immense vitre, on serait intéressés à autoriser, en plus de la rotation, la réflexion des tuiles. Les possibilités sont alors immenses ! On pourrait, par exemple, modifier certains hexagones ou pentagones décrits dans l’article Quelle céramique choisir ? à la page 30. Un exemple est la combinaison de lapins dessinés ci-dessous.
Bâtir ses propres pavages
La connaissance des mathématiques des pavages permet notamment de créer ses propres pavages. Ce qu’il vous faut :
- Les théorèmes énoncés plus haut
- Du matériel pour pouvoir répéter (et idéalement retourner) une tuile. Par exemple, si vous faites le pavage sur papier, il peut être bénéfique d’accéder à un photocopieur et des ciseaux. Dessiner avec l’ordinateur permet bien sûr de répliquer plusieurs fois la tuile, mais ça peut être difficile pour les personnes qui n’en ont pas l’habitude.
- Une idée de ce que vous aimeriez dessiner.
Par exemple, pour dessiner l’hippocampe présenté plus tôt, on peut partir d’une image d’hippocampe plutôt réaliste, comme celle ci-dessous. On enlèvera ensuite l’intérieur pour ne garder que les contours, puisque c’est ce sur quoi nous nous concentrerons pour s’assurer de créer la bonne tuile. On peut, par exemple, la retourner, ou supprimer certains détails. Il y a fort à parier que la tuile exacte ne pave pas le plan, alors on la modifie un peu, pour satisfaire un des critères plus haut (ici, le critère de Conway, donc on devra retourner la tuile lors de l’assemblage). Une fois qu’on sait que la tuile pavera le plan (ce qui est le cas si on a bien respecté les conditions, mais ça peut valoir le coup de le vérifier), on peut en dessiner l’intérieur. Nul besoin d’être réaliste! On peut ici laisser aller son imagination. Enfin, on utilise notre tuile pour paver le plan. On peut même s’amuser avec des versions de la tuile de plusieurs couleurs !
Alors, laissez les mathématiques vous inspirer, et à vos papiers et crayons !
Pour aller plus loin :
Le livre (en anglais) Tessellations: Mathematics, Art, and Recreation de Robert Fathauer, explique avec beaucoup de détails (et plusieurs exercices) la construction de pavages artistiques de toutes sortes, notamment des pavages du disque hyperbolique et des pavages sur des surfaces qui ne sont pas planes.
L’autrice tient à remercier Beth Anne Castellano pour le pavage avec les loutres, Mario Tomba Morillo pour le pavage avec les hippocampes, Lucy Knight pour le pavage avec les lapins (celui avec la réflexion) et Jiayi Chen pour le pavage avec les lapins (celui avec la rotation de 120°).