
Antoine souhaite carreler sa cuisine. Comme il a un bon talent artistique, il choisit de concevoir la tuile lui-même ! C’est tout un défi, mais il se sent rassuré parce que les mathématiques décrivent les conditions pour que certaines tuiles pavent le plan.
Le thème des pavages en mathématiques réfère aux tuiles que l’on peut choisir si jamais on souhaitait paver un plancher sans trous ni chevauchements. On peut donc voir un pavage comme la construction du carrelage d’une cuisine, peu importe les dimensions de la cuisine (on supposera alors qu’on peut couper les tuiles sur les bords de la pièce).
Polygones réguliers
Ce sera sa première fois, alors Antoine commence à peine son exploration au sujet de la forme de la tuile. Il pourrait, bien sûr, utiliser un carré ou un rectangle, comme pour bien des planchers. Ou un hexagone, et alors son pavage ressemblera à une ruche d’abeilles. Avant de prendre une décision, il regarde toutes les tuiles simples qui pourraient paver le plan. Et par simples, il veut dire les polygones réguliers, c’est-à-dire des formes géométriques avec des côtés droits, et dont tous les côtés ont la même mesure et dont tous les angles sont les mêmes. Ce sont ce qu’on appelle les polygones réguliers.
Pour savoir quels polygones réguliers peuvent paver le plan, on s’attarde à l’angle créé par l’intersection de trois polygones. On sait que la mesure de l’angle intérieur d’un polygone à \(n\) côtés est donnée par la formule \(180° \times (n – 2)/n\). Ainsi, on voudrait que l’on puisse assembler au moins trois polygones ensemble, et que la somme des angles intérieurs soit de 360°. Ce n’est possible qu’avec le triangle équilatéral, le carré et l’hexagone régulier. Pour les polygones à sept côtés ou plus, les angles intérieurs sont trop grands. Et pour le pentagone régulier, l’angle intérieur est de 108°, ce qui fait que trois pentagones assemblés ensemble créent un trou, et quatre pentagones créent un chevauchement.
Mais qui a dit qu’Antoine devait forcément utiliser une tuile dont tous les angles et les côtés sont égaux ? Antoine se dit que s’il souhaite un peu d’originalité, il pourrait regarder plus généralement les polygones qui ne comportent pas de cavités, soit les polygones convexes.
Polygones convexes
Heureusement pour Antoine, même en complexifiant sa tuile, les mathématiques peuvent une fois de plus l’aider à en déterminer la forme. Par exemple, on sait qu’avec une tuile convexe, elle ne peut paver le plan que si elle comporte six côtés ou moins.1 Il reste donc à déterminer quels triangles, quadrilatères, pentagones et hexagones pavent le plan.
Si Antoine choisit une tuile avec peu de côtés, il aura l’embarras du choix! C’est parce que TOUS les triangles et les quadrilatères pavent le plan par translation et rotation. Pour le triangle, c’est particulièrement simple : on colle une copie retournée de la tuile côté contre côté, et on trouve un parallélogramme, qui forcément pave le plan par translation. Ça se corse un peu pour les quadrilatères, mais la même recette fonctionne. Il suffit de retourner la tuile de 180° puis de coller deux copies d’un même côté ensemble pour obtenir une forme particulière : c’est un hexagone concave dont chaque paire de côtés opposés est parallèle. On peut donc copier cette tuile indéfiniment par translation pour paver le plan.
Si Antoine préfère une tuile hexagonale, ça se corse ! Il pourrait certainement construire un hexagone avec trois paires de côtés parallèles, qui est la projection en deux dimensions d’une boîte. Ainsi, pour paver le plan avec ces hexagones, on les juxtapose côte-à-côte. Ça donne un peu l’image d’une ruche d’abeilles qu’on aurait étirée dans différentes directions.
En s’autorisant à tourner les tuiles hexagonales, on voit d’autres opportunités se créer. Par exemple, une tuile qui comporte trois paires de côtés égaux et adjacents et dont l’angle entre deux côtés égaux est toujours de 120° peut paver le plan avec des rotations (tel que décrit dans l’illustration).
Aussi, on peut penser à une tuile hexagonale qui a une paire de côtés opposés qui ont la même mesure et qui sont parallèles. En retournant une copie de la tuile et en collant un autre des côtés l’un contre l’autre (comme sur l’illustration), on obtient un motif qu’on pourra répéter à l’infini.
C’est même possible de démontrer que toutes les tuiles en forme d’hexagones convexes qui pavent le plan sans être réfléchies ont au moins une des deux formes énumérées ci-haut.
Enfin, en permettant aussi la réflexion (ce qui suggère qu’on a une tuile transparente, ou du moins, dessinée des deux côtés), on peut trouver une troisième forme de tuile. Cette fois, on aura besoin de deux paires de côtés de même mesure, en plus de certaines conditions sur les angles. À l’aide de la réflexion et d’une rotation de 180°, on arrivera à un motif qui peut être répété indéfiniment. Et on peut démontrer que toutes les tuiles qui pavent le plan à l’aide de la translation, de la réflexion et de la rotation sont d’un des trois types ci-haut.
Et les pentagones dans tout ça ?
C’est le sujet d’une fascinante quête mathématique qui a duré une centaine d’années ! Certes, il y a bien longtemps qu’on sait qu’avec un rectangle surmonté d’un triangle (à la façon d’une petite maison), on arrive à paver le plan. Mais la question devient plus compliquée si on demande d’énumérer tous les pentagones qui pavent le plan. C’est ce qu’a entrepris un étudiant en 1918 dans sa thèse de doctorat : il présentait alors cinq types de pentagones, mais ne savait pas conclure qu’il n’en existait pas d’autres. C’est 50 ans plus tard qu’un chercheur en a trouvé trois autres, et a prétendu qu’il s’agissait d’une liste exhaustive. Il a cependant dit qu’il ne pouvait écrire la preuve que cette liste était complète puisque ce serait beaucoup trop long. Une autre raison pour laquelle il n’aurait pas pu écrire cette preuve est que l’énoncé était faux ! L’énoncé a toutefois été publié dans Scientific American, une revue scientifique pour le grand public. C’est alors que des mathématiciens amateurs, une femme au foyer du nom de Marjorie Rice et un informaticien du nom de Richard James, ont soumis cinq formes supplémentaires permettant de paver le plan. C’était de nouveau un problème ouvert ! D’autres pentagones pavant le plan ont été découverts en 1985 et 2015, notamment par des étudiants, portant le nombre total de formes à 15. Est-ce tout ? Un mathématicien français prétend avoir vérifié qu’il s’agit bien de toutes les formes possibles grâce à un volumineux programme informatique, mais le code au coeur de la preuve est toujours en vérification.

Figure 1: Les 15 pavages pentagonaux, Source de l’image : EdPegg.JR sur Wikipedia
Et pourquoi pas une tuile courbe ? C’est le sujet d’un autre article dans ce numéro (voir Faites vos propres pavages artistiques !).
- Le même argument que pour les tuiles régulières fonctionne ici. Disons qu’on a un polygone régulier à n côtés. Alors, en moyenne, un angle intérieur a \((n-2)/n \times 180°\). Si le polygone a plus de six côtés, alors l’angle intérieur fait plus de \(4/6 \times 180°= 120°\). Il faudrait donc que la moyenne de tuiles adjacentes par coin soit inférieure à trois, ce qui n’est pas possible. ↩