
Parmi les pavages infinis du plan, ceux qui ne se répètent pas sous des translations sont dits apériodiques. De combien de tuiles de formes différentes a-t-on besoin pour produire un pavage apériodique ? Roger Penrose a montré en 1978 que deux formes de tuiles suffisent. Mais, est-ce possible de paver tout le plan avec une seule forme de tuile, appelée monotuile ou tuile einstein1 ? Après des décennies de recherche, la réponse, affirmative, vient d’être donnée en 2023.
Les pavages infinis du plan ou de l’espace peuvent servir de modèles à l’organisation des atomes dans la matière. Les recherches sur les pavages non périodiques avec un nombre fini de formes de tuiles ont commencé en mathématiques pour se poursuivre du côté de la chimie avec l’observation au microscope électronique de quasi-cristaux non périodiques par Dan Shechtman en 1982, ce qui lui vaudra le prix Nobel de chimie 2011.
Les premiers pavages apériodiques contenaient un grand nombre de formes de tuiles. La recherche a permis de diminuer le nombre de formes différentes jusqu’à ce que Roger Penrose montre en 1978 que deux formes suffisent, par exemple le cerf-volant et la fléchette2.
Depuis ce temps, la question demeurait ouverte s’il était possible de paver le plan de manière apériodique avec une seule forme de tuile. Un tel pavage a été découvert par un technicien en imprimerie à la retraite du Royaume-Uni, David Smith. Il se joint alors aux trois mathématiciens et informaticiens, Joseph Samuel Myers, Craig S. Kaplan et Chaim Goodman-Strauss. Leur équipe a donné une preuve rigoureuse de l’existence d’un tel pavage.
La tuile découverte par David Smith est appelée le chapeau. Elle a 13 côtés, six de longueurs 1, six de longueur \(\sqrt{3}\) et un de longueur 2. On va coller les tuiles les unes à côté des autres, tout en collant les sommets sur des sommets. Pour ce faire, on va utiliser un artifice et introduire un sommet artificiel au milieu du côté de longueur 2 : on le regarde donc comme deux côtés de longueur 1, séparés par un angle de 180°. Le chapeau a alors 14 côtés. En partant du coin supérieur et en tournant dans le sens positif, ses angles intérieurs forment la suite :
\[\begin{array}{r r}90°, 120°, 270°, 120°, 90°, 240°, 90°,&\\240°, 90°, 120, 180°, 120°, 270°, 120°. &(1)\end{array}\]
Et la suite des longueurs des côtés est :
\[\begin{array}{c r}1, 1, \sqrt{3}, \sqrt{3}, 1, 1, \sqrt{3}, \sqrt{3},& \\1, 1, 1, 1, \sqrt{3}, \sqrt{3}. &(2)\end{array}\]
Chaque tuile est une réunion de huit cerfs-volants, qui sont des sixièmes d’hexagones (ils n’ont pas les mêmes proportions que le cerf-volant de Penrose).
Cette tuile ne peut être superposée à son image miroir, contrairement au cerf-volant et à la fléchette de Penrose. Une tuile qui ne peut être superposée à son image miroir est dite chirale.
L’existence d’un pavage apériodique avec le chapeau a été annoncée en mars 2023. Le chapeau est donc une tuile einstein.

Crédit: David Smith, Joseph Samuel Myers, Craig S. Kaplan, et Chaim Goodman-Strauss.
Lien.
Sur ce pavage de chapeaux, on remarque des tuiles bleu foncé isolées : elles sont des images miroir des autres tuiles. Les seuls pavages avec le chapeau requièrent d’utiliser des images miroir.
La nouvelle de l’existence de ce pavage s’est immédiatement répandue dans la communauté scientifique et a eu un retentissement énorme.
Mais quand on pave une salle de bain, les tuiles ont un endroit et un envers, et on ne se permet pas de poser des tuiles à l’envers. Donc, il restait une importante question ouverte.
Existe-t-il un pavage apériodique avec une unique tuile chirale, sans utiliser d’images miroir ?
La réponse ne s’est pas fait attendre. Deux mois plus tard, en mai 2023, la même équipe a donné une famille de tuiles einstein pouvant paver le plan de manière apériodique sans utiliser d’images miroir. L’une de ces tuiles est appelée le spectre, ou encore le vampire einstein. Ses côtés ont longueur 1, sauf un qui a longueur 2 et qu’on regarde aussi comme deux côtés de longueur 1 (pour un total de 14 côtés), et ses angles forment encore la suite (1) à partir du coin le plus à gauche. Ceci suggère une famille de tuiles dont la suite des angles est donnée par (1) et la suite des longueurs des côtés par
\[1, 1, b, b,1,1, b, b 1, 1, 1, 1, b, b. \: (3)\]
Le chapeau est le cas \(b = \sqrt{3}\) et le vampire \(b = 1\). C’est la considération de cette suite qui a amené les chercheurs à considérer le vampire.
Le vampire peut paver le plan de manière périodique si l’on permet des images miroir.
Mais, il n’admet que des pavages non périodiques si l’on exclut les images miroir.

Crédit: David Smith, Joseph Samuel Myers, Craig S. Kaplan, et Chaim Goodman-Strauss.
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Il existe une manière de déformer la tuile de sorte à interdire l’utilisation des images miroir. L’astuce permettant d’interdire l’utilisation de tuiles miroir est de remplacer chaque côté de longueur 1 par une courbe de mêmes extrémités.
On a beaucoup de liberté dans le choix de cette courbe. En voici une :
Ceci donne, par exemple, la tuile ci-contre.
Les côtés de différentes tuiles s’emboîtent parfaitement bien, mais ils sont incompatibles avec les côtés de tuiles miroir. On voit bien maintenant pourquoi on a voulu regarder le côté de longueur 2 comme l’union de deux côtés de longueur 1 : c’est pour permettre cette construction.
Comment le vampire pave-t-il le plan de manière apériodique ?
Quoique beaucoup plus complexes, les idées sont similaires à celles du pavage de Penrose3. L’idée est d’étendre le pavage à toutes les régions du plan par un processus itératif de remplacement infini. À chaque étape, on remplace une tuile ou un groupe de 2 tuiles par un ensemble de tuiles. Il y a deux règles. Chacune des règles change tous les vampires pour des réunions d’images miroir de vampires, qu’on appellera amalgames.
Règle 1 :
Sur cette figure les deux vampires colorés sont dans une position bien particulière. Leur réunion, de forme symétrique, est appelée un mystique par l’équipe de chercheurs. Dans le pavage par des vampires, deux mystiques ne se touchent jamais.
Règle 2 :
Il est entendu que quand on itère, si un vampire fait partie d’un mystique, alors on applique la règle 2 au mystique et non la règle 1 à chacun des deux vampires. Le miracle est qu’en itérant les règles, on obtient un pavage parfait (sans chevauchement, ni trou) qui grandit. Pour s’en convaincre, on a avantage à découper les amalgames créés par chacune des règles et à les agencer.
La figure ci-dessus programmée par l’équipe donne les cinq premières itérations en partant d’un vampire.
Dans la preuve formelle, assistée par ordinateur, la frontière de chaque amalgame est divisée en six portions de plusieurs manières différentes. L’amalgame est alors modélisé par un hexagone, et des règles de collage des hexagones sont données, qui correspondent à coller des morceaux de frontière complémentaires. En tout, neuf hexagones sont utilisés pour modéliser les différentes manières de coller les amalgames.
Il manque une dernière idée pour montrer que ce pavage est apériodique.
Un lien entre le vampire et le chapeau
Nous avons vu que le vampire et le chapeau sont deux tuiles à 14 côtés dont la suite des angles est (1), et la suite des longueurs des côtés est de la forme :
\[a, a, b, b, a, a, b, b, a, a, a, a, b, b.\:(4)\]
Ce qui est remarquable, c’est qu’une telle tuile existe pour toutes les valeurs de \(a, b \geq 0\). Une telle tuile est appelée \(T(a, b)\). Le chapeau est la tuile \(T(1, \sqrt{3})\), le vampire est la tuile \(T(1,1)\). La troisième tuile intéressante est la tuile \(T(\sqrt{3}, 1)\), appelée la tortue.
On peut déformer continûment un pavage de vampires en un pavage de chapeaux et de tortues (sans images miroir). Pour cela on utilise que tous les côtés des tuiles sont parallèles à six directions faisant des angles de 30 degrés.
Partant d’un pavage avec des vampires, on peut garder la même longueur pour les côtés le long des directions noires et étirer les longueurs à \(\sqrt{3}\) le long des directions brunes, ou le contraire. Selon l’orientation des vampires, cela les transforme en chapeaux ou en tortues4.
Si le pavage avec les vampires était périodique, alors les deux pavages avec des chapeaux et des tortues le seraient aussi. Pourquoi a-t-on avancé ? C’est parce que les chapeaux et les tortues sont des réunions de cerfs-volants (au nombre de huit pour les chapeaux, et de dix pour les tortues), des objets bien connus, pour lesquels on a des outils mathématiques puissants. L’équipe a alors pu montrer que tout pavage sans image miroir avec des chapeaux et des tortues est nécessairement apériodique.
Conclusion
Ces résultats commencent déjà à stimuler la recherche en science des matériaux, comme cela a été le cas avec la découverte des quasi-cristaux. Un article à paraître dans Physical Review Letters décrit les propriétés d’un matériau théorique 2-dimensionnel basé sur le chapeau5. Ce matériau, apériodique, a cependant beaucoup de propriétés en commun avec le graphène qui, lui, est périodique. Observera-t-on bientôt ce matériau ? Et à quand un matériau théorique basé sur le vampire ? On peut s’attendre à de nouveaux développements dans les prochaines années.
Pour en s\(\alpha\)voir plus !
- https://www.sciencenews.org/article/mathematicians-discovered-einstein-tile
- hhttps://www.sciencenews.org/article/quasicrystal-einstein-tile-hat-shape
- https://www.youtube.com/watch?v=z_qLZdBM4C8
- https://www.youtube.com/watch?v=Lr_pBwYwoQQ
- Le terme « einstein » vient de l’allemand « ein Stein », soit « un morceau ». Il n’a rien à voir avec le physicien Albert Einstein. ↩
- Voir « De l’ordre au désordre », Accromath 5.1, 2010 ↩
- Voir « De l’ordre au désordre », Accromath 5.1, 2010 ↩
- Une animation peut être vue à https://www.youtube.com/watch?v=K6wXQvL5KRo ↩
- https://www.sciencenews.org/article/quasicrystal-einstein-tile-hat-shape ↩