Quel est le lien entre le jeu vidéo Asteroids et les planchers de salles de bain ? Afin d’y répondre, on explore les notions mathématiques de symétries d’un pavage et de domaine fondamental.
L’objectif du jeu d’arcade classique Asteroids est de manoeuvrer un petit vaisseau spatial à travers une tempête d’astéroïdes. Le jeu est en deux dimensions et tout se passe dans un rectangle. Pour éviter que les objets du jeu ne disparaissent lorsqu’ils atteignent le bord du rectangle, ceux-ci réapparaissent immédiatement du côté opposé de l’écran en préservant leur direction et leur vitesse (Figure 2).
Si nous étions à bord de ce vaisseau, que verrait-on ? Imaginons que la vision dans l’univers d’Asteroids fonctionne comme celle dans le monde réel, c’est-à-dire que la lumière voyage en ligne droite. Sous cette hypothèse, notre vaisseau aurait dans son champ visuel plusieurs copies de chaque astéroïde, et même de lui-même ! En effet, à cause des règles de fonctionnement de cet univers à la frontière de l’écran, il y a une infinité de chemins différents que la lumière peut prendre pour se rendre d’un point donné à l’oeil d’une personne à bord du vaisseau. Chaque objet apparaîtra donc à plusieurs endroits différents dans son champ visuel. Dans l’exemple de la figure 3, on voit un chemin en jaune « direct » que la lumière peut prendre, et un autre chemin en rouge qui passe par la frontière du haut et revient par le bas. Une personne dans le vaisseau voit donc une copie de cet astéroïde au dessus du vaisseau, et une autre en dessous.
On peut représenter l’univers du point de vue du vaisseau comme contenant une infinité de copies translatées de l’écran, comme à la figure 4.
Ceci répond en partie à notre question initiale : du point de vue d’une personne habitant l’univers d’Asteroids, le monde se répète à l’infini dans toutes les directions, et donc ressemble aux tuiles d’un plancher. On pourrait appeler ce processus le développement de l’espace en question. Inversement, on peut « envelopper » un espace avec des symétries pour le représenter de manière plus compacte. Si on débute avec un pavage périodique comme un plancher de salle de bain et qu’on enlève la redondance, on peut retirer toutes les symétries de translation pour obtenir un univers à 2 dimensions ayant le même fonctionnement au bord que le monde d’Asteroids. On utilise un diagramme avec des flèches le long des côtés pour représenter la « téléportation » (qu’on appelle aussi une identification) qui se produit aux bords de l’espace. À l’aide de ces flèches, on peut retrouver le pavage tout entier à partir d’une région finie. Cette région s’appelle un domaine fondamental. Dans la figure 5, les côtés décorés de flèches simples « téléportent » l’un à l’autre comme dans Asteroids, et les côtés décorés de flèches doubles font de même. Lorsqu’on dessine cet univers du point de vue d’un observateur interne comme on l’a fait pour Asteroids, on retrouve le plancher de la figure 1b. Notons que le domaine fondamental dépend d’un choix de symétries du pavage; on aurait pu choisir une tuile deux fois plus grande et obtenir le même pavage en développant.
Pour préciser un peu plus la relation décrite ci-haut, on peut utiliser la notion de surface quotient1. Un quotient, dans le domaine mathématique de la topologie, c’est une opération qui permet de recoller ensemble certaines parties d’un espace. Dans Asteroids, les points à la frontière droite de l’écran sont collés au points à la frontière gauche, et les points à la frontière supérieure sont collés aux points de la frontière inférieure. Si on essayait de faire ces recollements physiquement, en imaginant que le monde en 2D est flexible, on obtiendrait la surface d’un beigne qu’on appelle également un tore.
Sur la figure 6, on voit le processus de recollement du monde d’Asteroids pour obtenir un cylindre, puis un tore. Le tore n’est pas la seule surface qu’on peut obtenir en faisant une opération de quotient sur un espace en deux dimensions. Pour notre second exemple, on ajoute une réflexion à l’identification d’une des paires de côté de notre domaine fondamental. On voit à la figure 7 un diagramme d’identifications ainsi que le pavage qui lui correspond. Dans ce monde, notre pilote de vaisseau voit encore une infinité de copies de lui-même, mais une copie sur deux est à l’envers. Au lieu d’être simplement translatées, ces copies ont subi une réflexion glissée. Si le vaisseau traverse le côté droit de l’écran (illustré en jaune), il réapparaît du côté gauche mais après avoir subi une réflexion dans un axe horizontal.
Topologie
La topologie est la branche de la géométrie qui étudie les propriétés d’objets géométriques
préservées par déformation continue sans arrachage ni recollement, comme un élastique que l’on peut tendre sans le rompre.
La surface obtenue par ces nouvelles identifications s’appelle une bouteille de Klein. C’est un exemple de surface nonorientable comme le ruban de Möbius. Un ruban de Möbius est une surface obtenue en prenant une bande de papier et en recollant ses deux extrémités après avoir fait subir un demi-tour à l’une des deux ; c’est ce qui se produit si on recolle le côté gauche au côté droit selon l’orientation des flèches dans la figure 7. La surface du ruban de Möbius a plusieurs propriétés surprenantes : elle ne possède qu’une seule face et qu’un seul bord. Pour obtenir une bouteille de Klein, il faudrait recoller ensemble la moitié des points du bord d’un ruban de Möbius à l’autre moitié (les points du haut aux points du bas dans la figure 7). Malheureusement, il est plutôt difficile de visualiser cette surface à la manière du tore, puisqu’il est impossible de faire ces recollements dans notre espace tridimensionnel sans que la surface ne s’intersecte elle-même comme à la figure 8. La bouteille de Klein a la propriété surprenante d’être une surface fermée qui n’a pas d’intérieur ou d’extérieur. On appelle cet objet une « surface » malgré ces problèmes car si on se restreint à une petite région de la bouteille de Klein elle n’est pas différente d’un plan, d’une sphère, ou d’un tore.
Félix Christian Klein (1849-1925)
Klein est un mathématicien allemand, connu pour ses travaux en théorie des groupes, en géométrie non euclidienne, et en analyse. Il a aussi énoncé le très influent programme d’Erlangen, qui ramène l’étude des différentes géométries à celle de leurs groupes de symétrie respectifs. Pour lui, une géométrie est la donnée d’un ensemble E et d’un groupe G de bijections de E. Étudier la géométrie, signifie étudier les propriétés des éléments de E qui sont invariants par les transformations de G. Klein a fait une avancée très importante en géométrie, en observant que la géométrie euclidienne et les géométries non-euclidiennes pouvaient être interprétées comme la géométrie du plan projectif muni d’une certaine section conique fixée.
Un motif répété pourrait également avoir des symétries de rotation. Dans ce cas, la surface quotient aura une singularité conique. En effet, l’angle total autour du centre de rotation, dans la surface quotient, sera inférieur à 360° ce qui lui donne une forme pointue. On voit à la figure 9 ce qu’une personne à bord du vaisseau dans Asteroids verrait si son monde possédait une singularité conique d’angle 60°, et à la figure 10 une représentation de la surface associée.
Vous avez peut-être remarqué que le plancher de tuiles avec lequel on a débuté a également parmi ses symétries des rotations et des réflexions. En incluant ces symétries, on peut réduire le domaine fondamental jusqu’à obtenir un triangle comme à la figure 11. Pour retrouver le pavage entier à partir de ce domaine, on applique de manière itérative les réflexions dans les trois côtés du triangle. Les côtés de ce triangle ne sont donc pas des frontières qui transporteraient un habitant de cet espace à un autre point, comme dans nos exemples précédents. Ils agissent plutôt comme des miroirs qui reflètent les trajectoires. La surface quotient obtenue dans ce cas est simplement un triangle.
Pouvez-vous trouver des motifs périodiques autour de vous ayant des surfaces quotients qui sont des tores, des bouteilles de Klein, ou encore des surfaces avec des singularités coniques ?
Auguste Ferdinand Möbius (1790-1868)
Möbius est un mathématicien et astronome allemand. Dès 1809, il étudie les mathématiques et l’astronomie, successivement dans les universités de Leipzig et Göttingen. Le nom de Möbius est célèbre pour le ruban qui porte son nom. Il présente cette surface dans un mémoire envoyé à l’académie des Sciences en 1858. Ce ruban est une surface ayant un bord mais non orientable. En recollant les deux côtés d’un rectangle de papier, après avoir fait effectuer un tour à un des côtés, on obtient un ruban de Möbius.
Ruban de Möbius
Möbius a contribué à divers domaines mathématiques. Il a introduit les coordonnées homogènes et les transformations de Möbius en géométrie projective. En théorie des nombres, il a introduit l’importante fonction \(\mu(n)\) :
- \(\mu (1) = 1\);
- si \(n\) a un facteur carré, alors \(\mu(n) = 0\);
- si \(n\) est le produit de nombres premiers tous distincts, \(p_1, p_2, \ldots, p_k\), alors \(\mu(n) = (–1)^k\).
- Voir « Mappemondes vidéoludiques : entre design et topologies », Accromath, Vol 16.1, hiver-printemps, 2021. ↩