Peut-on, avec deux tuiles, paver le plan de telle sorte que certains pavages soient périodiques et d’autres non?
Pavés de Penrose
Les pavages deviennent très intéressants lorsqu’il est impossible de les construire à partir de translations d’un nombre fini de pavés regroupés ensemble, qu’on appelle cellule primitive. C’est le cas de certains agencements des pavés de Penrose, appelés le cerf-volant et la fléchette, qui sont formés à partir des triangles d’or TA et TO. Le rapport de proportionnalité des côtés de ces pavés est le nombre irrationnel \(\phi\), appelé nombre d’or1.
Pavages périodiques
On peut disposer un cerf-volant et une fléchette de façon à former un parallélogramme. En utilisant ce parallélogramme comme pavé de départ, on peut en effectuant seulement des translations paver le plan au complet et un tel pavage est périodique.
Dans les pavages périodiques de l’illustration ci-dessous, il y a autant de cerfs-volants que de fléchettes dans la cellule primitive. Le rapport du nombre de cerfs-volants sur le nombre de fléchettes dans cette cellule est donc égal à 1. Si on considère un pavage fini construit à partir de l’une de ces cellules primitives, par exemple ceux représentés ci-dessous à gauche, dans lesquels on compte 12 cerfs-volants et 12 fléchettes, le rapport du nombre de cerfs-volants sur le nombre de fléchettes est 12/12 = 1. Il est égal au rapport de ces tuiles dans la cellule primitive et ce rapport est un nombre rationnel, ce qui est la caractéristique d’un pavage périodique. Il est donc possible de construire un pavage périodique avec les pavés de Penrose.
Pavages non périodiques
Il est difficile de croire qu’on puisse paver le plan de façon non périodique avec ces cerfs-volants et fléchettes. En fait, la figure en haut de page est un tel pavage non périodique. Pourtant cette image, à l’exception du motif central, semble comporter de nombreuses symétries de rotation et de réflexion. Ce pavage semble si ordonné, comment peut-il ne pas être périodique?
Nous allons montrer qu’il est possible de construire des pavages non périodiques avec les tuiles de Penrose.
Construisons un pavage en prenant bien soin de ne jamais former un parallélogramme en accolant une flèchette et un cerf-volant. Pour nous en assurer, désignons les sommets par les lettres A et B comme dans l’illustration ci-haut à droite et prenons pour règle de ne jamais accoler deux sommets qui ne sont pas désignés par la même lettre. Il existe une infinité de pavages du plan respectant cette contrainte et l’illustration à droite donne le début d’un tel pavage.
On peut également définir un algorithme de construction par découpage consistant à chaque étape à découper chaque cerf-volant en deux cerfs-volants et deux demi-fléchettes et une fléchette en un cerf-volant et deux demi-fléchettes. La cohérence du procédé, appelé la déflation, est assurée par le fait que les demi-fléchettes ainsi générées s’associent toujours avec leur voisine pour reconstituer une fléchette complète (on les voit en faisant abstraction de la ligne entre les triangles).
Mais alors, comment remplir le plan au complet? Simple : après avoir découpé chaque pavé en un agencement de pavés plus petits, on agrandit les pavés obtenus par subdivision pour qu’ils aient les mêmes dimensions que les pavés originaux (illustration ci-dessous). On se retrouve donc avec plus de pavés qu’à l’origine couvrant une plus grande surface. En appliquant ce principe un nombre infini de fois à un agencement initial de pavés, on obtient un nombre infini de pavés, tous agencés correctement, sans interstices ni chevauchements, et qui couvrent le plan en entier. On remarque que dans ce processus, le rapport de la longueur des côtés d’un pavé après le découpage sur cette longueur avant le découpage est égal à \(1/\phi\). Par conséquent pour que les pavés obtenus par découpage aient les mêmes dimensions que les pavés initiaux, il faut multiplier par \(\phi^n,\) où \(n\) est le nombre de fois où le processus de subdivision a été appliqué.
Les pavés de Penrose permettent donc de construire des pavages autres que ceux obtenus en disposant les pavés pour former des parallélogrammes. Mais sont-ils périodiques?
Pour se convaincre qu’ils ne le sont pas, considérons plus en détail ce qui se passe lorsqu’on procède à la subdivision des pavés en pavés plus petits.
Pour être périodique, un pavage doit comporter une cellule primitive finie, qui peut être copiée puis déplacée par translation afin de former le pavage au complet, et ce sans chevauchement. Si la cellule doit être finie, cela signifie qu’elle possède un nombre fini de chaque type de pavé d’une paire, par exemple \(c_0\) cerfs-volants et \(f_0\) fléchettes, où \(c_0\) et \(f_0\) sont des nombres naturels finis strictement positifs.
Dans un pavage périodique, la cellule étant copiée puis déplacée, sans chevauchement ni espace libre, le rapport \(c_0/f_0\) est constant sur l’ensemble du pavage infini, et le rapport du nombre de cerfs-volants sur le nombre de fléchettes est donc exactement le même que dans la cellule primitive.
Choisissons une configuration de départ ayant \(c_0\) cerfs-volants et \(f_0\) fléchettes. Désignons par \(c_n\) le nombre de cerfs-volants et par \(f_n\) le nombre de fléchettes après la ne déflation. En calculant le rapport du nombre de pavés de chaque type à mesure que l’on procède aux subdivisions (tableau ci-haut), on constate que ce rapport n’est pas constant. En fait, \(c_n/f_n\) est le rapport de deux nombres consécutifs de la suite de Fibonacci. Plus on effectue de subdivisions, plus ces nombres sont loin dans la suite et comme on procède à un nombre infini de subdivisions pour paver le plan, le rapport du nombre de cerfs-volants sur le nombre de fléchettes est le rapport des nombres de rang \(n + 1\) et \(n,\) lorsque \(n\) tend vers l’infini. Or, on sait que la limite du rapport \(c_n/f_n\) lorsque \(n\) tend vers l’infini est égale à \(\phi\). Ce nombre est un irrationnel et il est donc impossible que le rapport du nombre de cerfs-volants sur le nombre de fléchettes soit un nombre rationnel. Ceci signifie qu’il ne peut exister de cellule primitive pour ce pavage, peu importe la configuration de départ.
Par conséquent, les pavages de Penrose construits par déflation et en appliquant la règle d’association visant à ne jamais former de parallélogrammes ne sont pas périodiques.
Suite de Fibonacci et déflation
Afin de se convaincre hors de tout doute que les pavages non périodiques de Penrose sont en fait très ordonnés, revenons au concept de déflation. Lors de la déflation d’un pavage cerfs-volants et fléchettes , deux cerfs-volants et une fléchette sont créés à partir d’un cerf-volant de première génération, et un cerf-volant et une fléchette sont créés à partir d’une fléchette de première génération. Plus précisément, ce sont des moitiés de fléchettes qui sont créées, mais ces moitiés se combinent avec d’autres dans le pavage de seconde génération pour faire des fléchettes entières. En désignant un cerf-volant par le symbole c, et une fléchette par f, par déflation, un c engendre deux c et un f et un f engendre un c et un f:
\[1c\to 2c+1f \: \text{ et } 1f \to 1c+1f.\]
De plus, le nombre total de cerfs-volants, ou de fléchettes, pour une génération donnée, est noté par le symbole du pavé voulu, avec en indice le numéro de la génération: \(c_n\) et \(f_n\).
En commençant par \(c_0\) cerfs-volants et \(f_0\) fléchettes, on obtient les valeurs du tableau ci-dessous dans lequel les coefficients de c et f sont des nombres consécutifs de la suite de Fibonacci.
Dans le cas particulier où \(f_0 = 1\) et \(c_0 = 1,\) on obtient exactement la suite de Fibonacci comme on peut le voir dans le tableau en haut à droite. Dans le deuxième tableau, on a les valeurs pour une cellule primitive comportant 10 cerfs-volants et 10 fléchettes. On constate que le rapport \(c_n/f_n\) tend plus rapidement vers le nombre d’or, en fait après 6 subdivisions, les cinq premières décimales sont exactes.
Ainsi, la suite de Fibonacci, suite ordonnée dont on peut prédire les termes, régule en quelque sorte les pavages non périodiques de Penrose. De plus, le fait que le rapport du \((n+1)^e\) terme sur le \(n^e\) terme dans la suite de Fibonacci tende vers le nombre d’or lorsque \(n\) tend vers l’infini est la preuve que, pour un pavage de Penrose infini, le rapport du nombre de copies de cerfs-volants, \(c_n\), sur le nombre de copies de fléchettes, \(f_n\), pour la même génération, tend vers \(\phi\). Ceci permit à Penrose de prouver que ses pavages sont non périodiques.
Il apparaît donc que les pavages non périodiques de Penrose sont un heureux mélange d’ordre et de désordre: symétries et suite de Fibonacci, mais nombre d’or et non périodicité. Il semble ainsi que, du désordre et de l’imprévisibilité, ressortent l’ordre, la prévisibilité, et même la beauté.
Suite de Fibonacci et triangles d’or
En 1202, Léonard de Pise, mieux connu sous le nom de Fibonacci, fit paraître le Liber Abaci dans lequel la solution d’un problème sur la croissance des lapins donne une suite de nombres restée célèbre sous le nom de suite de Fibonacci. C’est la suite
\[1,1,2,3,5,8,13,21,34,…\]
dans laquelle chaque terme est la somme des deux termes qui le précèdent \((f_n = f_{n–1} + _{fn–2}).\) Depuis l’époque de Fibonacci, cette suite a été l’objet de toutes sortes de recherches, et on a montré que la suite formée des rapports de deux nombres consécutifs de la suite de Fibonacci \((f_n /f_{n–1}) converge vers le nombre d’or
\[\phi= \frac{1+\sqrt{5}}{2}=1,61803398…\]
Le triangle isocèle ayant un angle de 36° et deux angles de 72 (noté TA) et celui ayant un angle de 108° et deux angles de 36° (noté TO), ont comme caractéristique que le rapport du grand côté sur le petit côté donne le nombre d’or2. Ces triangles sont également reliés au nombre d’or par la suite de Fibonacci, voici comment. Comme ces triangles sont le gnomon l’un de l’autre, on peut toujours subdiviser un triangle d’or, TA ou TO, et obtenir deux triangles, un de chaque sorte. En sub- divisant en alternance les triangles qui ont la plus grande aire, le nombre total de triangles obtenus après chaque subdivision est la suite de Fibonacci. La chaîne de triangles formée par ces subdivisions n’est pas unique, comme l’illustre la figure ci-dessous.
- Voir article Nombre d’or dans ce numéro et Nautile, nombre d’or et spirale dorée, dans Accromath, vol. 3, été-automne 2008. ↩
- Voir Nombre d’or dans ce numéro. ↩