
Le triangle de Pascal est le plus célèbre des tableaux de nombres. Omniprésent en mathématiques et dans plusieurs autres domaines des sciences, il fascine toujours les mathématiciens même après plusieurs siècles. Il est membre d’une belle et grande famille, celle des d-simplexes de Pascal.
Les développements de binômes
Un tableau de nombres comme le triangle de Pascal est une base primitive de données très utile pour avoir sous la main un ensemble de nombres partageant certaines propriétés. Les tables de Pythagore (pour l’addition et la multiplication) sont des exemples typiques et élémentaires de tableaux numériques. Mais il y en a de bien plus complexes, tels les tableaux servant à résoudre des problèmes d’algèbre, de probabilité, de dénombrement, etc.
Pour aborder de manière concrète le triangle de Pascal, considérons le résultat classique d’algèbre suivant:
\[(a + b)^2 = a^2 + 2ab + b^2.\]
Quoiqu’élémentaire pour les étudiants d’aujourd’hui, il n’a pas toujours été perçu ainsi. Avant l’introduction du puissant symbolisme de l’algèbre à compter du XVIe siècle, on privilégiait une approche géométrique intuitive pour aider à saisir une telle relation. En fait, les calculs pour des expressions de la forme $(a + b)^n $— on parle ici de développements de binômes (ou binomiaux), c’est-à-dire de développements de puissances entières d’un binôme — sont monnaie courante en mathématiques; ils font même leur apparition à divers moments de l’histoire des mathématiques.
Il faut attendre Euclide (vers –300) pour avoir un énoncé formel et une preuve rigoureuse du développement de $(a + b)^2$. À la proposition 4 du livre II de ses Éléments, on peut en effet lire:
Si une ligne droite est coupée comme on voudra, le carré sur le tout est égal aux deux carrés sur les parties et à deux fois le rectangle déterminé par ces parties.
S’il n’est pas immédiat qu’il s’agit bien de l’identité qui précède, c’est parce qu’Euclide s’appuie sur une interprétation géométrique: il se représente les nombres comme des longueurs de segments géométriques. Remarquons qu’en mettant deux longueurs bout à bout, on obtient une autre longueur égale à leur somme. Il s’agit de l’interprétation géométrique du développement d’un binôme à la puissance 1.
L’énoncé d’Euclide ci-haut est en fait la généralisation en deux dimensions de cette interprétation. Pour mieux le voir, partons du segment $a + b$ et ajoutons-lui perpendiculairement ce même segment à chacune de ses extrémités. On voit alors se former un carré ayant pour côté cette longueur. Or, il se trouve aussi que ce carré peut être décomposé en deux carrés et deux rectangles à partir des longueurs de départ, comme on le voit dans la figure ci-contre.
On exprime ainsi l’aire de ce carré de deux façons différentes, retrouvant de la sorte l’essence de la proposition d’Euclide.
On peut poursuivre le raisonnement géométrique avec $(a + b)^3$. Reproduisons le carré $a+b$ perpendiculairement à chacun des côtés du carré précédent. On obtient alors un cube d’arête $a + b$ qui se décompose en deux cubes et six prismes à base rectangulaire, correspondant ainsi au développement de $(a + b)^3$.
Les possibilités offertes par l’interprétation géométrique des développements binomiaux sont rapidement limitées, mais ces développements permettent déjà de résoudre divers types de problèmes. Ils auraient d’ailleurs été fort utiles pour généraliser à des degrés supérieurs à deux la méthode d’extraction de racines d’un nombre (voir l’encadré Extraction de racines par Héron).
Dans la suite du texte, on appelle coefficients binomiaux les nombres qui multiplient les termes du développement d’une certaine puissance d’un binôme. Par exemple, les coefficients de
\[(a + b) = a^2 + 2ab + b^2\]
sont 1, 2 et 1. Si ces coefficients binomiaux sont si souvent utiles, pourquoi ne pas créer un tableau de nombres pour les retrouver rapidement? Cette idée se retrouve chez plusieurs mathématiciens! Il est aujourd’hui d’usage d’appeler ce tableau le triangle de Pascal, en hommage au mathématicien et philosophe français Blaise Pascal (1623-1662) qui a été le premier à en démontrer les propriétés permettant de le construire, bien qu’en fait ce tableau de nombres lui fut antérieur de plusieurs siècles (voir l’encadré Un triangle cosmopolite).
À propos du triangle de Pascal
L’illustration ci-dessous permet de comparer les coefficients des développements de puissances d’un binôme et les nombres figurant dans le triangle de Pascal.
Mais doit-on développer à la main moult puissances de binômes pour remplir le triangle de Pascal au fur et à mesure? C’est une lourde tâche qu’on peut éviter dans le cas du développement binomial. En effet, le triangle de Pascal peut être construit directement – tel qu’illustré dans l’article d’André Ross1 –, obtenant par le fait même les coefficients des développements du binôme. Ainsi, on voit immédiatement, à partir du triangle de Pascal au bas de la page précédente, que les premiers coefficients du développement de $(a+b)^9$ sont 1, 9, 36, 84 et 126.
Le tétraèdre de Pascal
Supposons qu’on veuille plutôt connaître le développement d’un trinôme $(a + b + c)^n$. Y a-t-il un moyen de déterminer rapidement ses coefficients?
Dans un premier temps, il peut être tentant d’interpréter géométriquement les développements d’un trinôme, comme on a pu le faire avec le binôme il y a plus de deux millénaires, mais cette approche s’avère rapidement infructueuse. Les figures ci-contre témoignent de la complexité de cette interprétation – sans compter le cas de $(a + b + c)^3 …$
Afin de construire astucieusement un tableau de coefficients trinomiaux, l’idée est tout autre. Considérons les premiers développements du trinôme $(a + b + c)$ et plaçons les coefficients sous forme triangulaire.
Les flèches vertes indiquent le sens de la lecture pour obtenir le développement de la puissance donnée du trinôme. Les nombres sur chaque côté du triangle d’un « niveau » donné sont obtenus selon le principe du triangle de Pascal. Dans le cas de $(a + b + c)^3$, le 6 à l’intérieur est la somme des trois nombres du triangle inversé (en rouge) de l’étage précédent.
En répétant cette démarche, on peut déterminer l’étage des coefficients de $(a + b + c)^4$, voir encadré ci-haut.
Et en empilant ces triangles, on 1 forme le tétraèdre de Pascal (aussi appelé 3-simplexe de 1 Pascal), où chaque étage est une coupe transversale du tétraèdre, formé du triangle des coefficients du développement du trinôme correspondant.
On peut montrer ce qui suit à propos de ce tétraèdre arithmétique:
- les nombres aux intersections d’un étage avec une arête du tétraèdre sont des 1;
- sur les faces du tétraèdre, chaque nombre d’une ligne est la somme des deux nombres directement au-dessus de lui – autrement dit, chaque face du tétraèdre (autre que la base) est un triangle de Pascal;
- chaque nombre à l’intérieur du tétraèdre est la somme des trois nombres directement au-dessus de lui.
On remarque de plus qu’on peut écrire tous les termes du développement en suivant les flèches vertes et en faisant simplement varier les exposants des divers facteurs.
Dans l’encadré de la p.16 (voir aussi la section Problèmes), Ross a rappelé que le coefficient binomial $\begin{pmatrix}n\\k \end{pmatrix}$ correspond au nombre de combinaisons de $k$ objets choisis parmi $n$ objets distincts. Les coefficients des développements du trinôme donnent aussi lieu à une interprétation intéressante. On montre en effet (voir la section Problèmes) que les coefficients de (a+b+c)^n correspondent au nombre de façons de choisir $n$ objets distincts parmi 3 sortes d’objets, avec la restriction d’en prendre $k_1$ de la première sorte, $k_2$ de la deuxième puis $k_3$ de la troisième, et que $k_1 + k_2 + k_3 = n$.
On note et on définit ce coefficient multinomial de la façon suivante,
\[\begin{pmatrix}n\\k_1, k_2, k_3 \end{pmatrix} = \frac{n!}{k_1! k_2! k_3!}.\]
Extraction de racines par Héron

Héron d’Alexandrie premier siècle
Héron d’Alexandrie (vers le 1er siècle) a développé un algorithme pour approximer les racines carrées dans lequel on peut voir les puissances de binômes apparaître naturellement. Cherchant à extraire la racine de 720, Héron écrit dans ses Métriques (Livre I, paragraphe 8):
Comme le premier nombre carré plus grand que 720 est 729 qui a pour côté 27, divise 720 par 27, cela fait 26 et 2/3, ajoute 27 cela fait 53 et 2/3; prends-en la moitié, cela fait 26 et 1/2 et 1/3. En fait, 26 et 1/2 et 1/3 multiplié par lui-même donne 720 et 1/36; de sorte que la différence (sur les carrés) est 1/36.
En suivant le raisonnement de Héron, on aura remarqué que pour estimer son erreur d’approximation, il soustrait de 720 le carré de la moyenne arithmétique de 27 – qui est la racine du carré qui suit immédiatement 720, à savoir 729 – et de 720 divisé par cette racine; il procède donc au calcul
\[720-\displaystyle \left ( \frac{27+720/27}{2} \right )^2,\]
qui donne 1/36.
On voit l’intérêt d’avoir une formule générale pour calculer plus simplement le carré d’une somme de deux termes – bien qu’en fait l’intérêt devienne plus grand lorsqu’on cherche non pas le carré, mais plutôt le cube, ou encore la puissance $n$-ième. Même si on n’a pas retrouvé de trace d’une méthode générale pour extraire des racines cubiques chez les Grecs, on en retrouve une chez le mathématicien indien Aryabhata (476-550) et chez le Persan Omar Khayyam (1038-1131), pour qui une formule générale pour calculer $(a + b)^3$ a pu être fort utile2.
Bien que les utilisations des développements de binômes dans l’extraction de racines n’aient pas été explicitées dans les écrits de ces savants, on a retrouvé des traces d’un algorithme d’origine arabe pour le calcul des racines de nombres qui se base sur le triangle de Pascal (et donc sur les développements de binômes) dans les travaux du savant al-Samaw’al (vers 1130 à 1180), qui mentionne lui-même se baser sur des travaux d’al-Karaji (953-1029)3
Les $d$-simplexes de Pascal
Considérons maintenant la construction d’un tableau de nombres contenant les coefficients des développements de puissances de polynômes à quatre termes. Sachant qu’un tétraèdre suffit à contenir les coefficients des développements de puissances de trinômes, et que sa base a justement trois côtés, il est tentant de penser que dans le cas d’un polynôme à quatre termes, on aura une pyramide à base carrée. Non seulement perd-on alors la symétrie inhérente aux simplexes et les propriétés qui en découlent, mais en voulant dis- poser en étage les coefficients dans la pyramide, c’est-à-dire sur des carrés, on est forcé de recourir à un étage de dimension supérieure si on veut que la construction soit logique et systématique. Par exemple, on vérifie aisément que les coefficients du développement de $(a+b+c+d)^2$ ne peuvent pas tous être disposés dans un même plan (voir figure ci-contre). Pour afficher les coefficients des dix termes sans chevauchements, il faut disposer ceux des termes $ac$ et $bd$ à l’extérieur du plan du carré, soit aux sommets d’un tétraèdre.
Un triangle arithmétique cosmopolite

Blaise Pascal
1623-1662
Le triangle de Pascal tel qu’on le connaît aujourd’hui aurait été nommé en 1708 par Pierre Rémond de Montmort « Table de M. Pascal pour les combinaisons »4, d’où le nom qui est resté. Toutefois, la forme du tableau arithmétique a varié selon les époques et les utilisateurs.
En fait, on ne sait pas qui est le premier à avoir créé un tableau arithmétique contenant les coefficients des développements binomiaux, mais on est certain que bon nombre de mathématiciens arabes et chinois l’utilisaient déjà autour de l’an 1000. L’un des premiers tableaux arithmétiques connus qui se rapproche du triangle de Pascal aurait été produit à partir des écrits du savant indien Pingala (IIe siècle avant notre ère)5.
Certains écrits du mathématicien chinois Yang Hui (1238-1298) confirment l’utilisation d’un « triangle arithmétique » au début du millénaire dernier pour extraire les racines $n$-ièmes.

Yáng Huī (楊輝), ca. 1238–1298) / Domaine public
Le triangle arithmétique aurait fait son apparition en Occident autour du 13e siècle. Sans connaître les détails de son arrivée en Europe (était-ce une nouvelle découverte ou la transmission des savoirs orientaux?), on sait que le mathématicien allemand Michael Stifel (1487-1567)6 s’est intéressé lui aussi à l’extraction de racines et qu’il serait le premier Européen à avoir produit un tableau arithmétique des coefficients binomiaux et un algorithme pour l’utiliser dans l’extraction de racines.

Blaise Pascal – Cambridge University Library, Domaine public, Lien
Autour des années 1650, alors que des idées probabilistes commençaient à avoir un impact sur les mathématiques européennes, Blaise Pascal a entretenu une correspondance avec le grand savant aux marges étroites, Pierre de Fermat (vers 1600-1665), sur un jeu de hasard proposé par l’écrivain français Antoine Gombaud dit le chevalier de Méré (1607-1684). Connu aujourd’hui comme le problème des partis, le problème avait été traité auparavant, mais de façon insatisfaisante, par d’autres grands mathématiciens. Dans sa solution du problème des partis, Pascal a besoin d’un tableau de coefficients binomiaux. C’est pourquoi il systématise son utilisation dans son Traité du triangle arithmétique (1654). Toutefois, son triangle n’avait pas tout à fait la forme qu’on lui connaît maintenant (voir la figure ci-dessus)!
Il est encore plus difficile de placer convenablement les coefficients de $(a+b+c+d)^3,$ $(a+b+c+d)^4,$ etc. dans un carré. C’est pourquoi il est préférable d’aborder de manière algébrique la notion générale de « simplexes »7.
Dans un 4-simplexe de Pascal, les étages sont en fait des polyèdres (3D), de sorte que d’y inclure tous les coefficients des puissances de polynômes à quatre termes n’est plus un problème. De plus, en s’appuyant sur la symétrie des simplexes, qui est fort utile pour systématiser la construction de ces tableaux arithmétiques, on peut montrer qu’un certain nombre dans le 4-simplexe est égal à la somme des 4 nombres « au-dessus » de lui. Remarquons toutefois que cette construction comporte un important obstacle conceptuel: il nous est impossible de bien la visualiser! Cela n’est pas sans rappeler les difficultés des mathématiciens d’il y a plus de deux millénaires qui s’étaient naturellement heurtés à l’interprétation géométrique des développements de binômes.
Plus généralement, il est possible d’inclure les coefficients du développement d’une puissance d’un polynôme à $d$ termes dans un d-simplexe de Pascal, où chacune des « faces », autre que la base, est en fait un $(d –1)$-simplexe, de la même façon que les faces du 3-simplexe de Pascal, autres que la base, sont des triangles de Pascal. À nouveau, un nombre à l’intérieur du $d$-simplexe est égal à la somme des $d$ nombres « au-dessus » de lui. Et à nouveau également, nos capacités de visualisation ne nous sont pas vraiment d’une grande utilité pour soutenir cette affirmation.
On peut montrer que les coefficients du développement de $(x_1 + x_2 + \cdots + x_d)^n$ correspondent au nombre de façons de choisir $n$ objets distincts parmi $d$ sortes d’objets, avec la restriction d’en prendre $k_1$ d’une sorte, $k_2$ d’une autre sorte, $k_3$ d’une autre encore,…, puis $k_d$ de la dernière sorte, avec $k_1+k_2+k_3+ \cdots +k_d=n,$ comme on l’a déjà vu pour les binômes et les trinômes.
Le coefficient multinomial correspondant est alors noté et défini de la façon suivante:
\[\begin{pmatrix}n\\k_1,k_2,\cdots,k_d \end{pmatrix} = \frac{n!}{k_1!k_2!\cdots,k_d!}.\]
Pour faire le lien avec le théorème du binôme de Newton, le développement du polynôme à d termes est donné par:
Pour chacun de ces développements multinomiaux, il est possible d’inclure les coefficients associés dans un $d$-simplexe de Pascal où chacune des faces, autre que la base, est un $(d–1)$-simplexe. Il en découle une interprétation combinatoire très importante lorsqu’on pense aux combinaisons d’objets, interprétation qui peut s’écrire formellement comme suit:
Conclusion
Le triangle de Pascal et les simplexes de Pascal recèlent de nombreuses autres propriétés dont il n’a pas été question ici. Nous avons choisi de nous concentrer sur les propriétés utilisées pour les construire et sur leur application dans le développement de puissances de polynômes.
Pour en s\(\alpha\)voirplus!
- Katz, V.J. (2009). A History of Mathematics: An Introduction, 3e édition. Addison-Wesley (Pearson).
Sur le binôme de Newton:
- Coolidge, J. L. (1947). « The Story of the Binomial Theorem ». The American Mathematical Monthly, vol. 56 (3): 147–157.
Sur le triangle de Pascal:
- Guillemot, M. (1997). « Le triangle arithmétique à travers les âges ». Bulletin de l’APMEP, vol. 41: 351-362.
- Wilson, R. et Watkins, J.J. (2013). Combinatorics : Ancient and Modern. Oxford University Press, Oxford.
Voir la section The Arithmetical Triangle (pp. 167-180).
Sur les simplexes de Pascal:
- Woods, D. et Kohlenberg, M.J. (1973). « Pascal’s k-simplex ». The Two-Year College Mathematics Journal, vol. 4 (3): 38–43.
- Voir André Ross, Le triangle de Pascal et les intersections d’hyperplans et d’hypercubes p. 16 de ce numéro d’Accromath. ↩
- Voir Pour en savoir plus!, Coolidge, pp.148-149. ↩
- Voir Katz, pp.285-286. ↩
- Voir R. Huron, « Un probabiliste disciple de Malebranche: Pierre Rémond de Montmort (1678- 1719) », Annales de la faculté des sciences de Toulouse: mathématiques série 5, tome S2 (1980), pp. 1-31. ↩
- Voir Wilson, et Watkins Pour en savoir plus!, pp.168-171 ↩
- Voir Katz p. 394. ↩
- La notion de simplexe est la généralisation d’une région tétraédrique 3D à un espace à $d$ dimensions. Un simplexe peut s’interpréter comme l’enveloppe convexe de ses $d + 1$ sommets — voir l’article de Ross dans ce numéro, p. 17. ↩