
Regards sur quelques méthodes géométriques d’autrefois pour résoudre des problèmes d’algèbre, mais « avec pas de lettres ».
Un moment savoureux des maths du secondaire est assurément la résolution de l’équation quadratique \(ax^2 + bx + c = 0\) — où les coefficients \(a, b\) et \(c\) sont des réels, avec \(a\) non nul — par le truchement de la formule bien connue
\[ \begin{array}{l r}\displaystyle \frac {-b \pm \sqrt{b^2-4ac}}{2a} &(*)\end{array}\]
dans laquelle figure en vedette le fameux discriminant \(b^2 – 4ac\). Une telle vision formelle n’est cependant possible qu’à la suite de l’introduction par François Viète (1540-1603), vers la fin du 16e siècle, des premières notations littérales qui ont mené au symbolisme algébrique qui nous est maintenant usuel.
Une algèbre à saveur géométrique d’inspiration mésopotamienne

Al-Khwarizmi
783-850
Il y a quatre millénaires, dans le cadre de la civilisation babylonienne qui s’est épanouie des environs de l’an -2000 jusqu’au début de notre ère, les mathématiciens mésopotamiens avaient réussi à résoudre certaines équations du second degré en prenant appui sur des méthodes géométriques. Plus de 2500 ans plus tard, vers 825, le mathématicien persan al-Khwarizmi, membre de la célèbre Maison de la Sagesse de Bagdad, a présenté une étude systématique de tous les types d’équations du second degré. Sa démarche s’inspirait fortement des méthodes mésopotamiennes antiques, notamment quant au support résolument géométrique qui la sous-tend.
Par exemple, la résolution de l’équation \(x^2 + 10x = 39\) (dans notre notation moderne) revient chez al-Khwarizmi à considérer un carré de côté x et un rectangle de côtés 10 et \(x\), dont l’aire totale vaut 39. Divisant cette dernière figure en deux rectangles de côtés 5 et \(x\) qu’il réagence géométriquement de manière astucieuse — suivant en cela les pratiques antiques mésopotamiennes —, il obtient alors un grand carré d’aire 64, l’une de ses régions (en bleu) étant manifestement un carré d’aire 25. La solution (positive) \(x = 3\) en résulte immédiatement.
Mais al-Khwarizmi ne dispose pas du symbolisme d’aujourd’hui. Il s’exprime donc en mots — voir l’encadré La méthode d’al-Khwarizmi.
La méthode d’al-Khwarizmi
La règle est de prendre la moitié des racines, soit cinq, que tu multiplies par elle-même.
Cela donne vingt-cinq. En y ajoutant trente-neuf, tu obtiens soixante-quatre. Tu prends la racine, qui est huit, et enlève-lui la moitié du nombre des racines, qui est cinq. Il reste donc trois, qui est la racine.
On reconnaît ici une description textuelle des deux figures ci-contre, qui mène à la variante de la solution (positive) générale (*) ci-haut, lorsqu’appliquée à l’équation \(x^2 + 10x – 39 = 0\).
L’usage a réservé l’expression algèbre rhétorique pour désigner une telle démarche algébrique d’où sont absentes les notations algébriques modernes.
Une algèbre à saveur géométrique en Grèce antique
Une approche par la géométrie de problèmes qui aujourd’hui relèvent de l’algèbre élémentaire se retrouve également chez le mathématicien grec Euclide d’Alexandrie (env. -325 – -265), notamment dans le Livre II de ses Éléments, par exemple dans la toute première proposition (II.1) de ce Livre (voir l’encadré).
Euclide II.1
Si l’on a deux droites et que l’une d’elles soit coupée en une multitude quelconque de segments, le rectangle contenu par les deux droites est égal aux rectangles contenus par la droite non segmentée et chacun des segments.
Étant donné deux segments de droite de longueur \(u\) et \(v\), si on coupe le second, disons, en trois parties, \(v = r + s + t\), alors l’aire du grand rectangle de côtés \(u\) et \(v\) est forcément égale à la somme des aires des trois petits rectangles de côtés u et, respectivement, \(r, s\) et \(t\).
En faisant appel aux notations et concepts algébriques d’aujourd’hui, on voit qu’il est ici tout bonnement question de l’égalité
\[u(r + s + t) = ur + us + ut, \]
c’est-à-dire, en termes modernes, de la propriété algébrique de distributivité de la multiplication par rapport à l’addition. Mais ce n’est pas ainsi qu’Euclide exprime le phénomène mathématique en jeu. Pour lui, il s’agit d’un contexte purement géométrique où il s’intéresse à l’aire de rectangles, et non pas d’un résultat relevant de l’« algèbre ». Il serait donc hautement anachronique de mettre une expression telle distributivité sous la plume même d’Euclide…
Euclide II.4
Si une ligne droite est coupée au hasard, le carré sur la droite entière est égal aux carrés sur les segments et deux fois le rectangle contenu par les segments.
La proposition II.4 d’Euclide (voir l’encadré) a quant à elle un côté tout à fait familier et la figure accompagnant cet énoncé est on ne peut plus claire. On y voit un (grand) carré dont le côté a été coupé en deux segments, disons de longueur \(a\) et \(b\). Ce carré se retrouve ainsi partagé en quatre plages : deux carrés (bleu et orange) respectivement de côté \(a\) et \(b\), et deux rectangles (verts) \(a\) par \(b.\)
C’est donc sur la célèbre identité algébrique (dite « remarquable »)
\[(a + b)^2 = a^2 + b^2 + 2ab \]
que porte cette proposition.
La proposition II.5 peut elle aussi être l’objet d’une interprétation algébrique moderne. Mais le texte même d’Euclide (voir l’encadré) requiert cette fois un peu plus d’attention.
Euclide II.5
Si une ligne droite est coupée en [deux] segments égaux et [en deux segments] inégaux, le rectangle contenu par les segments inégaux de la droite entière, pris avec le carré sur la droite comprise entre les points de section, est égal au carré sur la moitié de la droite.
Étant donné un segment de droite de longueur \(z\) que l’on coupe en deux parties inégales, \(x\) et \(y\), on considère donc le rectangle de côtés \(x\) et \(y\). Il s’agit alors de comparer celui-ci au carré dont le côté est la moitié de \(z\), c’est-à-dire \((x + y)/2\). Et c’est ici qu’intervient chez Euclide le carré ayant pour côté le segment entre les deux points de section.
Supposant, pour fixer les idées que \(x \geq y\), on se convainc facilement que ce dernier segment est précisément de longueur \((x – y)/2)/2\). Si ce fait est clair d’un point de vue algébrique, comme il découle immédiatement de l’égalité
\[x- \displaystyle \frac{x+y}{2} = \frac{x-y}{2}, \]
il l’est aussi au plan strictement géométrique (voir la Section problèmes).
La figure que propose Euclide pour accompagner l’énoncé II.5 peut se lire région par région (voir ci-bas). On y voit le grand rectangle (en bleu et rouge) de côtés \(x\) et \(y\), ainsi que le carré (jaune) dont le côté est le segment entre les deux points de section. En établissant la congruence des deux rectangles bleu et blanc, Euclide obtient que les trois plages en couleur ont la même aire que le grand carré de côté \((x + y)/2\), tel que désiré.
Une interprétation en termes modernes de l’énoncé de la proposition II.5 mène donc directement à l’identité algébrique
\[xy+ \left ( \displaystyle \frac{x-y}{2} \right )^2 = \left ( \frac{x+y}{2} \right )^2 \]
qui relie, pour des quantités x et y données, leur produit, leur demi-différence et leur demi-somme. (Cette identité est au coeur de méthodes mésopotamiennes déjà présentées dans Accromαth — voir le Pour en savoir plus ! )
Il est intéressant d’observer que cette égalité peut, en notations modernes, aisément se récrire comme suit :
\[ \begin{array} {l r} 4xy + (x– y)^2 = (x + y)^2. &(**)\end{array}\]
On obtient ainsi une expression algébrique correspondant à une décomposition géométrique (tout à fait élémentaire) d’un carré de côté \(x + y\) en quatre rectangles \(x\) par y et un carré de côté \(x – y\) — voir la figure au bas, sans doute connue depuis fort longtemps.
La proposition II.8 d’Euclide a justement comme interprétation algébrique l’identité (**).
À propos d’algèbre géométrique
Sur les quatorze propositions que renferme le Livre II des Éléments d’Euclide, dix sont de nature semblable à ce qui précède. Les commentateurs de l’Alexandrin en sont venus à parler de ces résultats comme relevant d’une sorte d’« algèbre géométrique » — dans le sens où on y trouve des propriétés géométriques qui à nos yeux, aujourd’hui, expriment des faits que l’algèbre sait cristalliser de manière très claire et efficace. Mais les avis ne sont pas unanimes quant au bien-fondé d’une telle interprétation (voir la section Pour en savoir plus !).
Pour en s\(\alpha\)voir plus !
- Le titre de cet Accro-flash (où le mot « balade » n’a qu’un seul « l ») est un clin d’oeil à la célèbre Ballade des dames du temps jadis (« ballade » cette fois avec deux « l ») du poète médiéval François Villon, né en 1431.
- L’expression « avec pas de lettres » se veut un calque de la tournure québécoise « avec pas de casque », utilisée par Jean Dion, journaliste sportif au registre original du quotidien montréalais Le Devoir, à propos du hockey professionnel nord-américain qui, jusqu’au début des années 1980, se pratiquait largement sans casque protecteur.Voir par exemple la chronique du 25 novembre 2003 accessible à l’url
https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/41389/une-splendeur? - À propos des méthodes géométriques utilisées par les Mésopotamiens de l’Antiquité et par al-Khwarizmi, voir Bernard R. Hodgson, « Tours de Babel… et tours de Bagdad. » Accromath, vol. 13, été-automne 2018, pp. 24-29.
- Le traité dans lequel al-Khwarizmi a publié le résultat dont il est ici question s’intitule (en arabe) Kitab al-jabr wa’lmuqabala, « Abrégé sur le calcul par al-jabr et al-muqabala ». Les mots al-jabr (restauration, remise en place) et al-muqabala (comparaison) renvoient à des opérations de base intervenant dans la manipulation d’équations algébriques. Notre mot « algèbre » trouve son origine dans l’expression al-jabr du titre de cet ouvrage. (Le nom même d’al-Khwarizmi, traduit en latin, a donné le mot « algorithme ».)
Jusqu’au début du 19e siècle, le terme « algèbre » correspond à une arithmétique dans laquelle interviennent des symboles littéraux (comme dans l’enseignement secondaire), et plus généralement à la manipulation et résolution d’équations polynomiales. Vers le milieu de ce même siècle, il en est venu à désigner une « algèbre abstraite » portant sur les propriétés de structures telles les anneaux, corps ou espaces vectoriels. - Les énoncés des propositions du Livre II des Éléments d’Euclide sont tirés de Bernard Vitrac, Euclide d’Alexandrie, Les Éléments, volume 1, PUF, 1990. (Le texte de la proposition II.5 a été légèrement modifié.)
- Le terme « algèbre géométrique » a été forgé par le mathématicien danois Hieronymus Georg Zeuthen (1839-1920), qui l’a introduit dans son ouvrage Histoire des mathématiques dans l’Antiquité et le Moyen Âge, publié en 1896 et traduit en français en 1902 — disponible sur Gallica à l’url https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k994301.Zeuthen renvoie par cette expression (voir p. 30) au contenu du Livre II des Éléments d’Euclide, et notamment aux propositions II.1 à II.10.Bernard Vitrac propose dans son édition des Éléments d’Euclide (cf. la puce précédente) une analyse de la portée de l’expression de Zeuthen et de l’interprétation algébrique du Livre II. Voir son introduction à ce Livre (pp. 323-324) et aussi sa discussion détaillée et nuancée dans la section intitulée Sur l’« algèbre géométrique » (pp. 366-376).