Les rosaces sont des formes géométriques à la fois riches et accessibles, surtout quand on dispose d’un vocabulaire commode et efficace pour en parler.
Le terme rosace est utilisé pour désigner, en art ou en architecture, une figure symétrique servant d’ornement et faite de courbes inscrites dans un cercle. Dérivé du mot rose, il s’applique aussi bien à un grand vitrail rond dans le mur d’une église qu’à un motif arrondi figurant au plafond ou au plancher d’un édifice, voire à une décoration servant simplement à cacher la tête d’un clou.
Une rosace se distingue notamment par les symétries qu’elle renferme.
En mathématiques, on appelle rosace une figure géométrique finie, pouvant donc être renfermée dans un cercle. (Le centre de ce cercle peut alors être vu comme le centre de la rosace.) Parmi la pléthore de symétries inhérentes au cercle — par rotation autour de son centre ou par réflexion dans l’un de ses diamètres —, on regarde lesquelles subsistent dans une rosace donnée.1
Ainsi, le virevent ne possède aucune symétrie de réflexion, mais il est reproduit sur lui-même par une rotation de 90°, 180°, 270° ou 360° autour de son centre. On dira alors qu’il est laissé fixe par chacune de ces quatre rotations (voir l’encadré Le beau fixe).
Quant au pentagone étoilé, il est fixe pour une rotation autour de son centre et d’angle n/5 de tour, pour n = 1, 2, 3, 4 ou 5, et aussi pour une réflexion ayant comme axe l’une des cinq perpendiculaires (en rouge) à un côté du grand pentagone issue du sommet opposé.
Le beau fixe
Une figure géométrique est dite fixe (ou invariante) pour une transformation donnée si, après
avoir effectué la transformation, on a l’impression que la figure n’a pas « bougé ». Autrement dit, la figure \(\mathcal{F}\) du plan est fixe pour l’isométrie \(i\) si elle est égale à son image par \(i\), c’est-à-dire \(i(\mathcal{F}) = \mathcal{F}\).
À noter qu’on ne demande pas pour autant que \(\mathcal{F}\) soit fixe « point par point », c’est-à-dire que chaque point soit revenu en place; c’est plutôt sa forme globale qui est fixe.
Le groupe de symétrie d’une rosace
Il est d’usage en mathématiques de caractériser le type de symétrie d’une rosace en termes des isométries du plan la laissant fixe. On parle habituellement du groupe de symétrie de cette rosace — car l’ensemble des isométries alors en jeu est une incarnation de la structure algébrique appelée « groupe ».2
Revenant au virevent, désignons par \(r_n\) la rotation de \(n/4\) de tour autour de son centre. On a vu que cette figure est fixe pour les rotations \(r_1,r_2, r_3\) et \(r_4\). Or une rotation de 4/4 de tour (c’est-à-dire le tour complet) a le même effet qu’une rotation d’angle nul. Le groupe de symétrie du virevent peut ainsi se voir comme
\[C_4=\{r_0, r_1, r_2, r_3\},\]
où \(r_0\) désigne la rotation (d’angle 0 tour) telle \(r_0(P) = P\), pour tout point \(P\) du plan.3 \(C_4\) est un exemple de groupe cyclique : ses éléments forment un cycle, car ce sont des rotations d’angles multiples du quart de tour.
De même, s’intéressant cette fois au pentagone étoilé, on voit qu’aux cinq rotations d’angle multiple du 1/5 de tour s’ajoutent les cinq réflexions dans les axes perpendiculaires. Représentant celles-ci par \(R_n (1 \leq n \leq 5)\), on obtient le groupe de symétrie
\[D_5 = \{r_0, r_1, r_2, r_3, r_4, R_1, R_2, R_3, R_4, R_5\}.\]
De manière générale, on aura le groupe dièdre4 \(D_k\), qui contient 2k éléments : k rotations de 1/k de tour et k réflexions. Pour \(k \geq 3\), c’est le groupe de symétrie du polygone régulier à k côtés.
On peut se demander à quel genre de rosace correspond le groupe de symétrie le plus minimaliste qui soit : le groupe cyclique \(C_1\). Comme il contient une seule isométrie (la rotation de 0 tour qui envoie chaque point sur lui-même), la rosace en jeu n’est aucunement symétrique, tout comme le « L » ci-contre. Si on ajoute un axe de réflexion, on passe au groupe dièdre \(D_1\), le groupe de symétrie de la lettre « T », qui possède une symétrie bilatérale.
Lorsqu’une rosace est fixe pour la rotation de 1/k de tour, elle le sera aussi pour tout multiple entier de 1/k. On peut penser, à cet égard, à la construction, à partir de la lettre « L », d’une rosace avec symétrie de 1/k de tour : on obtient ainsi forcément le groupe cyclique Ck. Si on y ajoute un axe de symétrie, l’invariance par 1/k de tour engendrera illico k axes de symétrie, menant ainsi au groupe Dk.
Un théorème de base sur les rosaces — pas trop difficile à établir (voir le Pour en savoir plus) — affirme que tout groupe de symétrie de cardinalité finie d’une rosace est soit un groupe cyclique Ck soit un groupe dièdre Dk.
k-pied ou k-lobe ?
Les groupes cycliques et dièdres capturent donc entièrement l’essence des rosaces. Or l’expérience montre que ces groupes peuvent parfois s’avérer un peu lourds dans certains cadres pédagogiques. Je pense ici notamment à un cours de géométrie offert régulièrement par mon département aux futurs enseignants du primaire : une part importante est consacrée à des travaux pratiques, dont l’un porte justement sur les symétries des rosaces.
On y utilise depuis longtemps une terminologie en « pied » et en « lobe », que nos étudiants adoptent volontiers. Le virevent devient alors un 4-pied, tandis que le pentagone régulier étoilé est un 5-lobe. Plus besoin de faire intervenir les groupes C4 ou D5 : on parle de la rosace en elle-même. Bien sûr on perd un peu de la richesse qu’apporte le cadre général de la théorie des groupes. Mais on y gagne une familiarité directe avec les rosaces, sans intermédiaires peut-être intimidants.
Plus généralement, on appelle k-pied une rosace ne possédant que des symétries de rotation (k correspondant au nombre de rotations distinctes laissant fixe la figure); et k-lobe, une rosace symétrique par réflexion (k désigne alors le nombre d’axes de symétrie de la figure, concourants en un point — ces réflexions peuvent être vues comme engendrant les rotations autour de ce point).
Mais pourquoi « lobe » ? Sans doute parce que des mots comme trilobé (« qui a trois lobes ») et quadrilobé font partie de la terminologie utilisée en architecture ou en botanique. Et pourquoi « pied » ? J’ai souvenir que Ghislain Roy (voir encadré) m’avait mentionné comme sources de son inspiration les mots trépied, tripode et quadrupède (où l’on dénombre les pieds), de même que le mot triskèle (du grec skelos, « jambe »).5 Et il trouvait finalement que k-pied sonnait mieux que k-jambe…
En hommage à Ghislain Roy (1928-2023)
Cette efficace nomenclature des k-pieds et k-lobes est une trouvaille de mon collègue mathématicien et géomètre Ghislain Roy, professeur à l’Université Laval de 1956 à 1992. C’est quelque part durant les années 1980 qu’il a proposé ce vocabulaire, immédiatement adopté dans nos cours pour les enseignants.
Merci, Ghislain, pour ce précieux héritage !
Pour en s\(\alpha\)voir plus !
- La référence classique pour les questions de géométrie abordées ici est le livre bien connu du mathématicien britanno-canadien H.S.M. Coxeter (1907-2003) :
Introduction to Geometry (2e édition). New York: Wiley, 1969.
Il y est question de symétrie dans le plan — dont les symétries du kaléidoscope — aux pp. 30-38. - Une approche à la géométrie vue comme l’étude des transformations géométriques — c’est-à-dire des bijections du plan dans lui-même — est proposée dans :
George E. Martin, Transformation Geometry: An Introduction to Symmetry. New York: Springer, 1982.
On y trouve une étude détaillée des isométries, notamment en tant que groupes. On y démontre (chapitre 8) le fait que tout groupe de symétrie fini est soit un groupe cyclique soit un groupe dièdre — résultat découvert par Léonard de Vinci (1452-1519) en lien avec ses travaux en architecture, selon Coxeter (p. 35). - Un type particulier de rosace est obtenu en observant l’image créée dans un kaléidoscope. Voir à ce propos :
Bernard R. Hodgson, « La géométrie du kaléidoscope. » Bulletin AMQ 27(2) (1987) 12-24.
Bernard R. Hodgson et Klaus-Dieter Graf, « Visions kaléidoscopiques. » In : Richard Pallascio et Gilbert Labelle, dir., Mathématiques d’hier et d’aujourd’hui. Modulo Éditeur, 2000, pp. 130-145.
Bernard R. Hodgson, « Glanures mathématico-littéraires (III). » Accromath vol. 12, hiver-printemps 2017, 26-29. (Voir aussi la Section problèmes de ce même numéro.) - Dans la conférence inaugurale qu’il donne en 1872 alors qu’il obtient, à l’âge de tout juste 23 ans, une chaire de mathématiques à l’Université d’Erlangen, le mathématicien allemand Felix Klein (1849-1925) propose d’appuyer l’étude de la géométrie sur le concept (algébrique) de groupe ainsi que sur la notion de transformation géométrique. Cette vision, connue sous le nom de Programme d’Erlangen, a exercé sur le développement de la géométrie une influence considérable qui se fait ressentir encore de nos jours. Les groupes de symétrie des rosaces figurent parmi les exemples les plus simples de groupes intervenant en géométrie. Voir à ce sujet :
https://fr.wikipedia.org/wiki/Programme_d%27Erlangen - À propos de la notion de groupe : Le mot groupe vise à capturer un type de structure algébrique omniprésente en mathématiques. On désigne par ce terme un ensemble quelconque sur lequel est définie une opération binaire satisfaisant aux trois propriétés caractéristiques du concept de groupe. Par exemple, sur le plan numérique, l’opération + sur l’ensemble \(\mathbb{Z}\) des entiers fait de la « structure » \((\mathbb{Z}, +)\) un groupe, car l’addition est associative, elle a 0 comme élément neutre, et tout entier a un inverse additif. L’ensemble des isométries du plan, muni de la composition de fonctions, est aussi un groupe. Il en est de même de tout groupe de symétrie d’une rosace (groupe cyclique ou groupe dièdre) — ce sont là des exemples archétypaux de groupes. Voir à ce sujet : https://fr.wikipedia.org/wiki/Groupe_(mathématiques)
- Parmi les isométries du plan — c’est-à-dire les transformations géométriques préservant les distances —, on se concentre donc ici sur les rotations et les réflexions. ↩
- On se trouve ainsi dans la foulée du célèbre Programme d’Erlangen du mathématicien allemand Felix Klein (1849-1925). Sauf pour l’appellation, il ne sera pas vraiment question ici de groupes en tant que tels. (Voir cependant la Section problèmes et le Pour en savoir plus.) ↩
- La rotation \(r_0\) est l’isométrie identité. ↩
- Mot forgé au 18e siècle sur les racines grecques di, « deux », et edra, « siège, base » et éventuellement « face » d’un solide (comme dans le mot polyèdre). Le mot dièdre renvoie ainsi à l’idée de bilatéralité introduite par les réflexions. ↩
- Comme dans le mot isocèle, « qui a des jambes égales ». ↩