Au cours des derniers mois, les méthodes statistiques ont permis d’orienter la mise en place des mesures de santé publique. La collaboration statistique et santé publique n’a pas débuté avec la pandémie de 2020; elle remonte à John Graunt qui est né il y a 400 ans, en 1620. Cet article présente les contributions de quelques-uns de ceux qui, comme lui, ont été des précurseurs.
Première table d’espérance de vie
En espérant développer une méthode pour détecter l’apparition de la peste à Londres, John Graunt analyse les registres de mortalité de la ville publiés une fois par semaine dans la capitale anglaise.
En analysant ces données et en effectuant divers calculs, il dresse ce qui est considéré comme la première table d’espérance de vie. Le tableau ci-contre reproduit les valeurs publiées par Graunt.
On note que ce tableau repose sur une probabilité conditionnelle de sur- vie. Graunt considère que la probabilité d’être vivant à l’âge $T + 10$ ans sachant qu’il a survécu jusqu’à l’âge $T$ est constante et que cette constante est 5/8. En notant Pr la probabilité, on a :
\[\begin{array} {l c l}\text{Pr(vivre à }16|6)&=&\displaystyle \frac{5}{8} \times 64=40,\\\text{Pr(vivre à }26|16)&=&\displaystyle \frac{5}{8} \times 40=25, \\\text{Pr(vivre à }36|26)&=&\displaystyle \frac{5}{8} \times 25 \\ &=&15,625 \approx 16, \end{array} \\ …\]
Graunt exprime ses résultats en pourcentage, arrondis à l’entier, en expliquant que :
« …les gens ne meurent pas selon des proportions exactes ni en fractions. »
Graunt a aussi produit la première estimation de la population d’une ville sur des bases statistiques. Il a ainsi posé les fondements de la démographie et de l’utilisation de la statistique à des fins sociales.
John Graunt
John Graunt est né à Londres le 24 avril 1620 et est mort le 18 avril 1674. Son père, un tisserand originaire du Hampshire, s’était établi à Londres.
Graunt suit les traces de son père et à 21 ans, il est maître dans la Corporation des Drapiers. Il travaille dans l’atelier de son père jusqu’au décès de celui-ci en 1662. Il prend alors la tête de l’entreprise et son succès financier en fait une personnalité en vue de la société londonnienne. Il perd tous ses avoirs dans le Grand incendie qui ravage le centre de la ville de Londres du dimanche 2 septembre au mercredi 5 septembre 1666.
Graunt a développé les premières méthodes d’analyse statistique et de recensement, qui constituent les bases de la démographie moderne.
Ses travaux et réflexions ont été publiés sous le titre Natural and Political Observations on Bills of Mortality (Observations naturelles et politiques des bulletins de mortalité). Graunt a consacré plusieurs années de sa vie à dresser de véritables statistiques de sa ville natale au sens moderne du terme. Son étude de la population londonienne du XVIIe siècle portait sur la mortalité, la fécondité, les mariages et la migration. Il fit aussi des observations d’ordre épidémiologique et économique. L’approche de Graunt visait entre autres l’élaboration de politiques sociales par les autorités.
Son ouvrage fut réédité cinq fois, de 1662 à 1676. Graunt reste l’un des premiers experts en épidémiologie, dans la mesure où son essai était principalement consacré aux statistiques de santé publique.
Halley, statistiques de Breslau
Edmond Halley considérait que le calcul de l’espérance de vie effectué par Graunt à partir des chroniques nécrologiques de la ville de Londres était entachée d’un biais important à cause de la grande fluctuation de la population londonnienne. La cité était en pleine croissance et le nombre de gens qui partaient des campagnes pour immigrer à Londres pouvait fausser les conclusions de l’analyse, puisque la natalité n’était pas la seule cause de la croissance de la population.
Edmond Halley
L’astronome, ingénieur et scientifique pluridisciplinaire britannique Edmond Halley est né le 8 novembre 1656 dans un village voisin de Londres et il est mort le 25 janvier 1742. Le père de Halley est un riche savonnier et marchand de sels qui a bâti sa fortune sur les récentes horreurs de la peste bubonique, épidémie qui a donné aux Londoniens le goût de l’hygiène corporelle. Il consacre beaucoup d’argent à l’éducation de son fils qui manifeste une grande curiosité et un vif intérêt pour la science. Son intérêt pour l’astronomie fait suite à l’apparition spectaculaire dans le ciel londonien des deux grandes comètes de 1664 et 1665. La superstition populaire rendait la première responsable de la grande peste de Londres et la seconde du grand incendie qui ravagea la capitale.
Halley fut surtout connu pour avoir le premier déterminé la périodicité de la comète de 1682, soit environ 76 ans, en conjecturant que c’était la même comète que celles de 1531 et 1607 et en prédisant son retour en 1758. Lors du retour de cette comète, le 13 mars 1759, elle est baptisée de son nom. C’est l’une des rares comètes qui portent un autre nom que celui de la première personne qui l’a observée.
Halley se mit à la recherche d’une ville où la population était relativement stable, dont la variation était due simplement aux taux de natalité et de mortalité. Il fallait de plus que les certificats de naissance et de décès soient émis et conservés pour tous les citoyens. La ville de Breslau (aujourd’hui Wroclaw) en Pologne répondait aux exigences de Halley. Les certificats de décès étaient compilés mensuellement et comportaient plusieurs détails comme l’heure et la date du décès. Ces données, fournies par Caspar Neumann1, n’avaient jamais été soumises à une analyse statistique et l’information contenue dans ces dossiers était complète pour une période de cinq années consécutives.
Le tableau ci-contre donne la compilation en fonction de l’âge du nombre de personnes vivantes lors de cette étude. Voici quelques-unes des observations de Halley.
- Le nombre de naissances à Breslau était en moyenne de 1 238 naissances par année et le taux de mortalité de 1 174 décès par année. Parmi ces 1 238 naissances, il y avait 238 décès dès la première année.
- Sur les 1238 naissances annuelles, à peine 692 enfants atteignaient l’âge de sept ans, soit un taux de mortalité infantile d’environ 44 %.
- Le nombre de décès pouvait être établi pour chaque groupe d’âge. Ainsi, entre 9 et 25 ans, le taux de mortalité est d’environ 1 % par année.
- Halley a également montré comment calculer la probabilité qu’un individu d’un âge donné vive une année de plus ou jusqu’à un âge quelconque. Il prit l’exemple d’un homme de 40 ans. Il y a dans ses relevés 445 individus de 40 ans et il ne reste que 377 individus de 47 ans. Il considère alors que la probabilité qu’une personne de 40 ans vive jusqu’à 47 ans est :
\[\frac{377}{445}=0,847\,191 \ldots=84,7 \%. \]
Halley se demande également: si on considère un individu d’un âge donné, à quel âge ses chances d’être encore vivant sont-elles de 50 % ? Par exemple, si on considère dans sa table un individu de 25 ans, il y en a 567 et parmi ceux-ci, 282 atteindront l’âge de 57 ans. La probabilité qu’un individu de 25 ans atteigne l’âge de 57 ans est donc de 50 %. - Halley constate de plus que sur les 1 238 naissances, il reste 616 personnes vivantes à l’âge de 17 ans. La moitié des personnes décèdent donc avant d’avoir 17 ans.
Les analyses de Graunt et de Halley ont permis de mettre en évidence de l’information cachée dans l’ensemble des données. C’est le rôle du statisticien de recueillir des données et de mettre en évidence l’information qui s’y cache. Ces études sur les taux de mortalité ont été approfondies par les compagnies d’assurance-vie qui ont commencé à se former à la fin du XVIIe siècle.
Bernoulli et l’inoculation
En avril 1760, l’Académie Royale des Sciences de Paris présente en lecture publique Essai d’une nouvelle analyse de la mortalité causée par la petite vérole2, et des avantages de l’inoculation pour la prévenir de Daniel Bernoulli. À cette époque, la variole fait des ravages en Europe. Dans l’empire ottoman, on pratique déjà l’inoculation qui consiste à infecter une personne avec une forme atténuée de la maladie. La femme de l’ambassadeur de Grande-Bretagne à Constantinople (aujourd’hui Istanbul) rapporte cette pratique en Angleterre où les résultats sont mitigés à cause entre autres d’un protocole d’inoculation différent de celui utilisé en Turquie. Le débat sur la pertinence de l’inoculation fait rage.
Daniel Bernoulli a alors l’idée de consulter les données compilées par Halley pour la ville de Breslau et d’en filtrer l’information cachée concernant la variole. Il étudie ces données et cherche à en extraire une estimation quantitative des avantages et désavantages de l’inoculation antivariolique. Il note $\xi(x)$ le nombre de survivants au temps $x$ et sachant que $\chi_i(1) = 1000,$ par interpolation, détermine $\xi (0) = 1\,300.$ Il considère que la population peut être scindée en deux groupes. Ceux qui sont « immunisés » car ils ont déjà été affectés par la maladie et ceux qui n’ont pas eu la maladie et qui sont donc « susceptibles » d’être infectés. Il connaît les estimations, pour l’époque :
- le taux d’attaques de la variole par année et par susceptible, $\beta = 1/n \approx 1/8,$
- la proportion de personnes contaminées qui décèdent de la variole, $\nu = 1/m \approx 1/8,$
- la proportion de personnes qui soit $1/N \approx 1/200.$3
En notant $\mu$ la proportion de personnes décédées d’autres causes que la variole, son modèle est le suivant.
À l’aide de cette information, il répartit les survivants de chacune des années en deux sous-groupes, les susceptibles et les immunisés. Il calcule alors le nombre de personnes infectées durant l’année en prenant la moyenne des susceptibles de l’année courante et de l’année précédente multipliée par le taux d’attaques de la variole. On peut lire le résultat de cette répartition de 0 à 24 ans dans le tableau ci-dessous.
Daniel Bernoulli calcule qu’en inoculant toute la population, l’espérance de vie passerait de 26 ans et 7 mois à 29 ans et 7 mois, soit un gain moyen de trois ans. Ce n’est pas le seul avantage de l’inoculation, comme on le constate sur le graphique ci-dessous: il y a une augmentation de l’âge médian de la population d’environ 14 ans, soit d’environ 11,25 à 25,5 années.
Daniel Bernoulli
Le deuxième fils de Jean Bernoulli, Daniel, est né aux Pays-Bas, le 8 février 1700. Il est mort à Bâle le 17 mars 1782. En 1705, la famille déménage à Bâle en Suisse. Jean apprend, au cours de ce voyage, que son frère Jacques vient de décéder de la tuberculose. Dès son arrivée, il entreprend les démarches pour lui succéder comme professeur de mathématiques à l’université de Bâle.
Daniel entame des études en médecine à l’université de Bâle et complète son doctorat en 1720, tout en se familiarisant avec les travaux de son père.
En 1734, Daniel Bernoulli et son père soumettent chacun un texte pour le Grand prix de l’Académie des sciences. Les deux sont déclarés gagnants conjointement. Furieux de la concurrence de son fils, Jean le chasse de la demeure familiale. Par la suite, Daniel accorde de moins en moins d’importance à ses recherches en mathématiques pour se consacrer à des recherches en médecine et en économie.
- Caspar Neumann était un pasteur luthérien et professeur de théologie et d’hébreu né à Breslau en 1648. ↩
- La petite vérole désignait la variole et la grande vérole désignait la syphilis. ↩
- Les valeurs de $n=8,$ de $m=8$ et de $N=200,$ du taux d’attaques, du taux de mortalité dû à la variole et du taux de mortalité dû à l’inoculation sont des estimations faites par Bernoulli à partir des statistiques de l’époque. ↩