Utiliser les mathématiques pour comprendre comment éradiquer une maladie: l’exemple de la dracunculose (ou ver de Guinée) nous montre la bonne voie. Comment peut-on dans les faits éradiquer une maladie? Et pourquoi n’y parvient-on pas mieux?
Nous avons un piètre bilan dans l’éradication des maladies. En effet, dans toute l’histoire de l’humanité, seules deux maladies ont été éradiquées: la variole (éradiquée en 1977) et la peste bovine (maladie affectant les bovins, éradiquée en 2011). Notre « modèle de référence initial » pour l’éradication des maladies est donc basé sur la méthode utilisée dans ces deux cas: un vaccin efficace.
La dracunculose, une maladie parasitaire causée par le ver de Guinée (voir encadré), nous amène à réviser cette vision et pourrait nous diriger vers une nouvelle voie. Pendant les années cinquante, cette maladie affectait cinquante millions de personnes en Afrique, en Asie et au Moyen Orient. Aujourd’hui, elle est presque éteinte, avec moins de 2000 cas répartis dans seulement quatre pays d’Afrique. La maladie fut éradiquée au Ghana en 2011 et la majorité des cas répertoriés se trouvent actuellement au sud du Soudan à cause de la guerre civile soudanaise. Cet ancien fléau est presque chose du passé.
Alors, que s’est-il passé? Comme la dracunculose se propage dans l’eau, il convient d’examiner les différents moyens d’éradiquer cette maladie. Les solutions possibles incluent la production d’un vaccin, la prise de médicaments pour traiter les symptômes, l’utilisation de produits chimiques pour tuer les parasites, l’adoption de meilleures pratiques hygiéniques, ou encore la mise sur pied de programmes de sensibilisation auprès de la population visant à modifier le comportement des gens. Malheureusement, aucun médicament ni vaccin n’existe pour la dracunculose. Les autres moyens peuvent-ils se révéler efficaces? Voyons, alors, ce que les mathématiques nous disent.
La dracunculose: un survol
La dracunculose est une maladie parasitaire qui se propage dans l’eau potable. La maladie existe depuis l’antiquité (on la mentionne dans la Bible et les momies égyptiennes en souffraient). Essentiellement, le parasite s’attache à une puce d’eau, quelqu’un boit la puce, l’acide gastrique dissout la puce, libérant le parasite qui envahit ensuite le corps de la personne. À cause de la force de la gravité, le parasite gagne normalement le pied.
Le ver vit dans le pied pendant une année entière.
Au bout d’un an, le pied est atteint d’une sensation de brûlure et de démangeaison. Pour se soulager, le malade l’immerge dans l’eau fraîche. S’il n’y a qu’un seul point d’eau au village, il s’agit normalement de l’eau potable. À ce stade, le ver qui est maintenant à maturité, fore un orifice et émet 100 000 parasites, relançant ainsi le cycle.
Cependant, le ver se trouve encore dans le pied du malade. Sans chirurgie, la seule façon d’enlever le ver est de l’enrouler autour d’un bâton. Le ver peut atteindre jusqu’à un mètre de long, mais on ne peut en enlever que 1 à 2 centimètres par jour. La présence du ver ne provoque pas la mort, mais il peut rendre le malade infirme pendant plusieurs mois. Il n’y a pas que l’individu qui souffre de cette maladie. Pendant la saison des récoltes, cette infirmité peut s’avérer catastrophique d’un point de vue économique pour toute la communauté locale.
Menées par l’ancien Président Jimmy Carter conjointement avec des organismes non gouvernementaux, des centres locaux pour le contrôle des maladies et des organismes à but non lucratif, des campagnes éducatives pour combattre la maladie ont connu un fort succès: les populations touchées ont appris qu’il ne faut pas mettre les membres infectés dans l’eau, on a distribué des filtres de tissu dans les villages, et on a convaincu les peuples nomades de porter des tuyaux de filtration autour du cou. Il y a même eu un cessez-le-feu de neuf mois lors de la guerre civile du Soudan au nom du ver de Guinée.
En fait, même si la dracunculose peut nous sembler lointaine, son image est très présente dans la culture: pensez au bâton d’Asclépios, le symbole médical de deux serpents enroulés autour d’un bâton. En fait, ce ne sont pas des serpents – ce sont des vers de Guinée. Dans l’antiquité, les « médecins » possédaient un bâton pour extraire les vers de Guinée.
Ceci témoigne du fait que cette maladie est très ancienne. Qu’on parvienne enfin
à éradiquer, ou presque, la dracunculose est donc une très grande réussite.
Malgré son jeune âge, la modélisation mathématique des maladies infectieuses a déjà contribué à de grandes réussites. En particulier, l’utilisation de modèles mathématiques s’est avérée fort efficace dans le contrôle du paludisme, l’éradication de la variole, la gestion de la population de moustiques, la prévision des changements climatiques et la préparation aux urgences. La modélisation est très efficace pour examiner l’effet de variables mesurables telles que l’utilisation de médicaments, de vaccins ou d’insecticides. Elle est moins efficace lorsque les variables sont compliquées et imprévisibles, tels les êtres humains.
Intégrer le comportement humain aux modèles mathématiques est un travail complexe qui exige une compréhension des facteurs éthiques, sociologiques et biomédicaux inhérents au défi de combattre une maladie. Il faut faire appel à la recherche interdisciplinaire, et franchir les barrières traditionnelles entre les sciences sociales, naturelles et médicales.
Pour créer un modèle mathématique de la propagation d’une maladie, il faut regrouper les individus et les autres éléments qui participent au phénomène en catégories, et étudier les mouvements ou les effets d’une catégorie à l’autre – en d’autres termes, décrire ce qui entre et ce qui sort pour chacun des compartiments associés aux différentes catégories. La quantité d’éléments (ou d’individus) dans chacune de ces catégories constitue l’une des variables considérées. Au regard de la dracunculose, on répartit la population humaine en trois sous-catégories: les contagieux (C), les porteurs du ver (P) et les autres individus, susceptibles d’être infectés (S). Notons que la maladie n’est pas mortelle. Alors, lorsqu’on parlera du taux de décès, il s’agira du taux de décès habituel. La première catégorie est celle des individus susceptibles d’être infectés. Ils sont confrontés à trois possibilités: ils peuvent naître, ils peuvent être infectés, ou ils peuvent mourir. De même, pour les individus infectés, deux issues sont possibles: soit ils deviennent contagieux, soit ils meurent. Quant aux individus contagieux, soit ils guérissent, soit ils meurent. Nous avons également une population de vers: le parasite naît lorsqu’un individu contagieux met le pied dans l’eau potable (l’eau fraîche le soulage) et il meurt bientôt après.
En considérant tous ces éléments, nous développons un système d’équations différentielles qui décrit les taux de variation de chaque variable. Ce système est un type de « moteur du changement ». Avec une clé de démarrage (les conditions initiales), nous pouvons ensuite utiliser notre moteur pour prévoir l’avenir. Cette méthode fonctionne si nous avons fait l’effort de bien agencer la mécanique des interactions.
La modélisation ressemble à la cartographie
Une carte ne doit pas être une représentation parfaite de la réalité — ça serait une surcharge d’informations. Il nous faut plutôt un portrait des caractéristiques pertinentes à une échelle utilisable. De même, la modélisation ne prétend pas imiter parfaitement la réalité, elle sert plutôt comme carte de route pour bien naviguer dans l’avenir.
Quel moyen devrait-on privilégier pour éradiquer une maladie ? Jusqu’où devrait-on aller?
Cette question a contrarié les officiels de la santé du début du vingtième siècle lorsqu’ils ont essayé d’éliminer le paludisme aux États-Unis et au Canada. Sir Ronald Ross fut lauréat du prix Nobel pour avoir démontré que le paludisme se propage par les moustiques (plutôt que par les vapeurs toxiques, comme on le pensait auparavant). Toutefois, cette découverte engendra un certain désespoir puisqu’on s’est rendu compte qu’il serait impossible d’éliminer tous les moustiques. Par ailleurs, cela ne serait même pas souhaitable puisque les moustiques jouent un rôle important dans les écosystèmes. La véritable percée de Ross fut la découverte qu’il ne faut pas tuer tous les moustiques, mais seulement un nombre critique d’entre eux.
C’est essentiellement le « point de bascule » d’une maladie: si chaque individu contagieux infecte plus d’une personne, la maladie se propagera. Cependant, si chaque individu contagieux infecte moins d’une personne, la maladie finira par disparaître.
Ce paramètre s’appelle R0, le taux de propagation de base. Si nous pouvons estimer R0 grâce à notre modèle mathématique et ensuite déterminer quels paramètres le réduiront à moins de 1, nous aurons complété notre travail. Avec ces mesures de contrôle en place, la maladie sera éventuellement éradiquée. R0 nous aide à comprendre quelles mesures de contrôle seront utiles et avec quelle intensité on devrait les appliquer.
Pour illustrer ce point, considérons notre modèle pour la dracunculose. Il s’agit d’un système d’équations différentielles. Si on se donne des conditions initiales pour les quatre catégories de populations, résoudre le système nous donnera la taille des quatre populations S(t), C(t), P(t) et V(t), au temps t. L’état idéal, sans maladie, est l’équilibre E0, correspondant à l’absence d’infection, c’est-à-dire:
C(t) = P(t) = V(t) = 0
et aucun changement dans le système, c’est-à-dire:
S’(t) = C’(t) = P’(t) = V’(t) = 0.
Comme nous visons à éradiquer la maladie, alors il faut que toutes les solutions S(t), C(t), P(t) et V(t) convergent vers l’équilibre sans maladie1. Comment établissons-nous les conditions nécessaires pour ceci? La procédure est comme suit:
- Nous calculons E0 en fixant les dérivées à zéro à ce point. Cela nous donne
\[(S0, C0, P0, V0)=(\Pi/\mu, 0, 0, 0).\] - Dans un cours de calcul, on voit que la dérivée d’une fonction en un point décrit le comportement de la fonction au voisinage de ce point. Par exemple, si la dérivée est positive la fonction est monotone croissante, etc. Avec plus d’une équation, nous faisons essentiellement la même chose, sauf que maintenant nous avons une matrice de dérivées.
- Si on avait une seule équation linéaire y’=ay, avec le point d’équilibre y=0 et la solution y = y0eat, nous demanderions que a soit négatif pour que les solutions atteignent le point d’équilibre y = 0. Avec une matrice, nous généralisons ceci en calculant les valeurs propres.
- Si les valeurs propres sont toutes négatives, les solutions iront à l’équilibre E0 en dimension 4.
- Cependant, il se peut que les valeurs propres soient complexes et, dans ce cas, nous ne regardons que la partie réelle. Si la partie réelle est négative, les solutions s’approcheront de E0.
- Donc, pour trouver R0, on demande que la plus grande partie réelle d’une valeur propre soit nulle.
Ainsi nous prenons un problème de calcul (un système d’équations différentielles) et nous lui appliquons de l’algèbre (les valeurs propres d’une matrice) pour dériver une condition de seuil: R0 < 1.
Dans notre cas, le calcul donne que le rapport de reproduction de base est:
\[R_0 = \displaystyle \frac{\Pi \alpha \beta \gamma}{\mu (\alpha + \mu) (\kappa + \mu)\mu_v}.\]
Nous sommes en mesure de contrôler trois facteurs : augmenter le nombre de campagnes de sensibilisation (ce qui réduirait le taux de naissance du parasite \(\gamma\)), réduire la transmission (ce qui réduirait \(\beta\)) et chlorer l’eau (ce qui augmenterait le taux de décès du parasite \(\mu_V)\). On voit que R0 dépend de tous ces paramètres, et ainsi, si on applique un des moyens évoqués ci-haut, R0 devrait diminuer.
Cela dit, ce n’est pas parce que chaque action aide qu’on parviendra à éradiquer la maladie. Par ailleurs, chaque paramètre variera en pratique puisque certains vers donneront naissance à plus de parasites que d’autres ou que certaines personnes auront plus de chance d’être infectées. Il faut donc prendre en considération les variations dans nos paramètres. Heureusement, déterminer l’éventail des valeurs des paramètres est plus facile que de choisir une valeur précise. On contrôle trois paramètres, soit \(\gamma, \beta\) et \(\mu_V)\). Alors, faisons varier nos trois paramètres de contrôle sur de grands intervalles tout en fixant tous les autres paramètres à leurs valeurs moyennes.
Tuer le parasite n’est pas très efficace. Pourquoi?
Regardons la figure ci-dessous. Augmenter le taux de décès des parasites implique se déplacer le long de l’axe \(\mu_V)\) vers l’arrière. Mais la surface de niveau est assez plate et il faut se déplacer loin vers l’arrière pour descendre sous la surface. Réduire la capacité de transmission implique descendre verticalement dans la direction de l’axe \(\beta\). Mais l’échelle est logarithmique, alors cela prendrait beaucoup plus de temps que ce que l’on croit. Cependant, on constate une pente abrupte de la surface lorsque \(\gamma\) est petit. On peut facilement descendre sous la surface en changeant légèrement la valeur de \(\gamma\) parce que le spectre des valeurs possibles de \(\gamma\) est beaucoup plus grand que celui des autres paramètres. Ce fait suggère que nous devons être en mesure d’éradiquer la maladie en adoptant une seule stratégie, celle de réduire le taux de naissance du parasite.
Et comment peut-on y parvenir? Par l’éducation, bien sûr!
Chaque personne qui ne met pas son membre infecté dans un point d’eau potable, empêche le ver qui l’habite de pondre dans l’eau ce qui fait 100 000 parasites de moins ! Pour éradiquer la maladie, il faut donc se concerter pour joindre les communautés éloignées afin de les renseigner sur la maladie et son cycle de transmission.
Bref, pour éradiquer une maladie, il existe d’autres voies que la seule attente de la découverte d’un vaccin. Nous n’avons des vaccins que pour 2% de toutes les maladies. Tant les médicaments que les vaccins dépendent de percées scientifiques qui coûtent des millions de dollars et dont la réalisation n’est jamais garantie. Par contre, les campagnes de sensibilisation coûtent relativement peu, et sont très efficaces lorsqu’elles sont réalisées correctement. De plus, on peut commencer dès maintenant. Bien sûr, changer les comportements par l’éducation est un défi en soi.
Un programme de sensibilisation culturellement adapté qui cible bien son public a le potentiel de changer des sociétés entières, comme ce fut le cas avec la dracunculose.
La modélisation mathématique peut nous aider à déterminer quels facteurs seront les plus importants. Nous avons presque éradiqué la dracunculose, une des plus anciennes maladies de l’humanité, grâce aux seuls changements de comportements et à l’éducation. Lorsque la dracunculose sera éradiquée, nous pourrons en tirer des leçons et les appliquer à d’autres maladies où l’éducation peut être efficace, notamment le VIH. Les messages doivent être soigneusement élaborés et ciblés, mais lorsqu’ils sont bien faits, ils ont le potentiel de faire ce qu’aucun traitement n’a réussi à faire jusqu’à présent: faire régresser une épidémie globale en utilisant le pouvoir de l’éducation.
- Le fait d’imposer à S(t) de se stabiliser aussi libère le modèle de la prise en compte des variations dans la taille de la population (en la supposant relativement stable) et permet au système de converger rapidement vers un état d’équilibre. ↩