Monsieur Leplat, un être de dimension 2 vivant dans un univers plat, peut-il nous aider à imaginer un univers de dimension 4?1
« Il est dans l’esprit du temps de croire que n’importe quel fait, aussi suspect qu’il soit, vaut plus que n’importe quel exercice d’imagination, aussi vrai qu’il soit. »
-Gore Vidal
Imaginons l’univers de Monsieur Leplat. Sa Terre est une ligne droite. Sa peau n’est pas une surface, mais une courbe fermée. Un explorateur de notre univers nous a fait parvenir une photo qu’il a prise de monsieur Leplat et sa femme (figure 1). Cette photo n’est pas une projection 2D de notre monde, il montre le monde plat tel qu’il est. Nous pouvons voir l’intérieur de madame Leplat, mais son mari ne le peut pas. C’est parce que nous percevons en trois dimensions que nous pouvons voir l’intérieur de ces personnages.
Le déplacement dans ce monde soulève quelques problèmes techniques. Si monsieur Leplat veut passer à droite de madame Leplat, il doit sauter par dessus elle.
L’anatomie de madame Leplat est particulière. Son système digestif ne peut être un tube comme le nôtre parce que cela la diviserait en deux parties séparées (figure 2) (en mathématiques on les appellera des composantes connexes). On peut deviner que madame Leplat digère plutôt comme une bactérie (figure 3).
Peut-être quelques êtres supérieurs en 4D peuvent-ils voir à l’intérieur de nous sans utiliser les rayons-X et peuvent-ils en sortir une tumeur sans chirurgie. Ainsi les concepts tels que l’intérieur, l’extérieur et la frontière sont relatifs à l’espace dans lequel notre Monde est immergé.
Donnons une signification mathématique à cette discussion. Supposons qu’un prisonnier soit gardé au point \(P = (0; 0)\) dans \(\mathbf{R}^2,\) un monde de dimension 2 dont les points sont notés par les coordonnées cartésiennes \((x; y).\) La cellule du prisonnier est limitée par le cercle \(S^1\) donné par l’équation :
\[ x^2+y^2=1.\]
S’il n’y a pas de trous dans la circonférence du cercle, il n’y a aucune façon de s’enfuir et d’aller, par exemple au point \(Q = (2; 0).\)
Ce fait est intuitivement acceptable mais difficile à démontrer, il s’agit du célèbre théorème de la courbe fermée de Jordan. Tout change si le plan est immergé dans \(\mathbf{R}^3,\) l’espace de dimension 3, dont les points sont notés par les coordonnées cartésiennes \((x; y; z).\) L’univers 2D est alors donné par l’équation \(z = 0.\) La position du prisonnier est maintenant \(P = (0; 0; 0),\) la frontière de sa cellule 2D est le cercle donné par la paire d’équations :
\begin{gather*}
x^2+y^2=1 \\
z=0
\end{gather*}
et le point de destination est alors \(Q = (2; 0; 0).\)
En utilisant la dimension supplémentaire, le prisonnier peut maintenant sortir de la cellule en sautant par dessus le cercle. Une des trajectoires possibles est donnée par :
\begin{gather*}
x=t \\
y=0 \\
z=t(2-t)
\end{gather*}
où \(t = 0\) est le temps du départ et \(t = 2\) est le temps d’arrivée à \(Q\) (figure 4a).
Nous allons maintenant augmenter la dimension pour situer cette histoire dans notre monde 3D. Considérons le point \(P = (0; 0; 0)\) dans la cellule limitée par la surface de la forme d’un ballon appelée sphère \(S^2,\) donnée par l’équation :
\[ x^2+y^2+z^2=1.\]
Considérons le point \(Q = (2; 0; 0)\) à l’extérieur de la sphère. À nouveau, il n’y a aucune façon pour que le prisonnier en \(P\) puisse se déplacer jusqu’au point \(Q\) sans percer la sphère.
Ajoutons donc une dimension supplémentaire. Les points de \(\mathbf{R}^4\) sont de la forme \((x; y;z; u)\) et :
\[P=(0;0;0;0) \quad \text{et} \quad Q=(2;0;0;0) \]
Dans \(\mathbf{R}^4,\) notre espace 3D est donné par l’équation \(u = 0\) et la sphère dimensionnelle \(S^2\) limitant la cellule est donnée par les équations :
\begin{gather*}
x^2+y^2+z^2=1 \\
u=0.
\end{gather*}
En passant par la quatrième dimension, le prisonnier peut s’échapper de la cellule sans la percer (figure 4b). Sa trajectoire est :
\begin{gather*}
x=t \\
y=0 \\
z=0 \\
u=t(2-t).
\end{gather*}
- Une version de cet article est parue dans $\Pi$ in the Sky, décembre 2001. ↩