
Une section d’autoroute d’une longueur de 18 km possède deux voies R et L. À cause de trous dans la chaussée ou pour d’autres raisons, la voie L est lente, alors que la voie R est rapide. Les voitures ne sont pas autorisées à changer de file sur cette section. La voie L avance à 18 km/h (5 m par seconde). On mesure que les voitures sur la voie L sont séparées de 5 m et donc, en un point donné de la voie L, il passe une voiture chaque seconde. Une voiture engagée sur L y reste 1 heure avant d’arriver à l’extrémité de la section. À chaque instant, il y a donc 3 600 voitures sur la voie lente L.
La voie rapide R avance à 72 km/h (20 m par seconde). On mesure que les voitures sur la voie R sont espacées de 10 m, et donc, en un point donné de la voie R, il passe 2 voitures par seconde. Une voiture engagée sur R y reste 15 minutes. Puisque la section mesure 18 km, à chaque instant, il y a 1 800 voitures sur la voie R. Il résulte aussi de ces données qu’une voiture sur la voie R double 3 voitures de L par seconde et qu’une voiture sur la voie L est doublée 3 fois toutes les 2 secondes.
Ces données sont indiquées pour que chacun puisse refaire les petits calculs dont nous indiquons les conclusions. On pourrait bien sûr faire varier un peu ces données sans faire disparaître le paradoxe que nous allons rencontrer. Je suis sur cette autoroute, les yeux bandés. On m’indique qu’il se produit un dépassement. On me pose les questions :
Q1 : Quelle est la probabilité P1 que je sois celui qui double ?
Q2 : Quelle est la probabilité P2 que je sois celui qui est doublé ?
Je dois parier pour l’une des ces options. Bien entendu, on suppose que je ne puisse percevoir la vitesse de la voiture. Je veux mettre toutes les chances de mon côté. Je réfléchis soigneusement.
Trois raisonnements sont possibles que chacun vérifiera en détail avec les données numériques présentées lorsqu’elles interviennent.
Raisonnement 1
La réponse aux questions Q1 et Q2 ne dépend pas des données précises du problème car, à chaque dépassement qui se produit, il y a une voiture dépassée et une voiture qui dépasse. J’ai donc autant des chances d’être dans l’une ou l’autre des situations. Le réponse est P1 = P2 = 1/2.
Raisonnement 2
Sur les 18 kilomètres de la section d’autoroute, il y a 3 600 voitures lentes et 1 800 voitures rapides. J’ai donc 2 chances sur trois d’être dans une voiture lente et 1 chance sur trois d’être dans une voiture rapide. Si je suis dans une voiture lente, au prochain dépassement, je serai dépassé, si je suis dans une voiture rapide, je dépasserai.
Sans information particulière, j’ai donc deux fois plus de chances d’être dans une voiture qui est dépassée que dans une voiture qui dépasse, et les réponses sont donc P1 = 1/3 et P2 = 2/3.
Raisonnement 3
À l’entrée de la section d’autoroute concernée, il passe une voiture lente par seconde, et deux voitures rapides par seconde (c’est le cas en fait en chaque point du tronçon). En se présentant à l’entrée de cette section d’autoroute, une voiture ne sait pas quelle est la voie rapide et quelle est la voie lente. Les voitures se disposent donc au hasard et une voiture se retrouve donc 2 fois plus souvent sur la voie rapide que sur la voie lente. Cela est dû simplement au fait que la file rapide absorbe deux fois plus de voitures que la file lente. J’ai donc deux fois plus de chance d’être dans une voiture qui dépasse que dans une voiture qui est dépassée. Les réponses sont donc P1 = 2/3 et P2 = 1/3.
C’est ennuyeux, les trois raisonnements qui sont absolument rigoureux – refaites les calculs – aboutissent à trois conclusions différentes. Comment se sortir du paradoxe ?
Solution
Le paradoxe est un peu semblable au célèbre paradoxe de Bertrand1. Les données ne fixent pas assez précisément le problème pour que la situation se modélise de manière certaine et qu’une probabilité déterminée puisse être déduite. En complétant les données, c’est-à-dire en précisant le problème, on peut se retrouver dans chacun des trois cas envisagés. D’autres modèles que ceux que je propose ici sont aussi envisageables.
A – On organise le pari de la manière suivante. Les organisateurs me placent dans une voiture choisie au hasard qui va emprunter la section. Ils me bandent les yeux et, à un moment du parcours avant qu’il soit envisageable que ma voiture quitte la section (c’est-à-dire durant les 15 minutes qui suivent l’entrée sur la section), ils m’interrogent. C’est clairement le troisième modèle qui est bon. J’ai donc 2 chances sur trois d’être dans une voiture qui dépasse.
B – On survole (en hélicoptère par exemple) la section d’autoroute. Les organisateurs choisissent une voiture au hasard uniformément sur la section concernée, c’est-à-dire sans en favoriser aucune parmi celles qui sont sur la section à l’instant du choix. Ils me déposent dedans puis, dès qu’un dépassement se produit, ils me demandent si je suis dans la voiture dépassée ou dans celle qui dépasse. Cette fois, le raisonnement 2 s’applique et j’ai donc deux chances sur trois d’être dépassé.
C – On survole la section d’autoroute. Les organisateurs repèrent un dépassement en train de se produire au hasard. Ils choisissent au hasard l’une des voitures impliquées. Ils me déposent dedans et m’interrogent. Dans ce cas, bien sûr, c’est le raisonnement 1 qui est valable.
Entre ces trois façons d’organiser le pari, on notera que seule la première semble raisonnable. Les autres font intervenir des dispositifs difficiles à réaliser ou relevant carrément de la science-fiction. Au total, il semble donc que le raisonnement 3 est le mieux adapté. Je dois donc parier que je suis dans la voiture qui dépasse. Insistons cependant sur le fait que cette solution, que je trouve préférable, ne l’est qu’après avoir complété l’énoncé et qu’elle n’était donc pas inévitable et peut très légitimement être encore discutée.