
Rien de plus banal que des dés ? Ça dépend lesquels.
Nous avons tous des dés dans nos fonds de tiroirs. Il en vient avec à peu près tous les jeux de société, car rien de plus pratique qu’un jet de dés pour faire intervenir le hasard à bon compte. Longtemps utilisés comme outil de divination, les dés (du latin datura, qui signifie « donné par le sort ») ont inspiré le calcul des probabilités dès lors que l’on a suffisamment maîtrisé leur processus de fabrication pour qu’ils soient réguliers et bien équilibrés. Ainsi a-t-on pu, à force d’observations, discerner des principes d’organisation de l’aléatoire ou, comme l’écrivait jadis le mathématicien Abraham De Moivre, de « départager ce qui relève du hasard de ce qui est véritablement l’œuvre de la Création ».
Les pionniers du calcul des probabilités ont souvent eu recours à des dés pour illustrer le lien entre l’énumération des configurations possibles d’un événement aléatoire et leurs probabilités ou fréquences relatives. Le plus ancien texte connu à cet égard est le poème épique du 13e siècle intitulé De Vetula (La vieille), qui décrit un jeu de dés dans lequel les joueurs misent sur la somme des points obtenus avec trois dés.
C’est justement à propos de ce jeu que le grand-duc de Toscane, Cosimo II de’ Medici, demanda à Galilée, vers 1620, comment il se fait que les joueurs expérimentés ont tendance à préférer 10 et 11 à 9 ou 12, même si chacune de ces sommes peut être obtenue par le même nombre de configurations de trois dés, soit six. Par exemple, on peut décomposer 9 comme suit :
\[ 1 + 2 + 6,\:1 + 3 + 5,\: 1 + 4 + 4, \:
2 + 2 + 5, \:2 + 3 + 4,\: 3 + 3 + 3. \]
C’est Galilée qui, en énumérant les 63 = 216 résultats possibles, a montré qu’il y a 25 configurations ordonnées de 9 et 12, mais 27 de 10 et de 11, d’où la préférence des joueurs bien avisés. Nous avons parcouru beaucoup de chemin depuis.
Dans nos écoles primaires, où l’on initie désormais les élèves au calcul des probabilités, une telle énumération est à la portée de la plupart des enfants, du moins si on se limite à deux dés. Dans ce cas, on peut regrouper les 62 = 36 résultats en fonction de la somme des dés pour obtenir le tableau 1.
Au moyen de l’expérimentation, on peut aussi inculquer aux élèves la différence entre les notions de fréquence théorique et fréquence observée. Ainsi, même si en théorie, les six faces d’un dé sont équiprobables, on n’obtiendra pas forcément les nombres 1 à 6 trois fois chacun si on lance le dé 18 fois au total. Cette distinction est essentielle pour appréhender la notion de hasard et de variabilité échantillonnale.
Sans prétendre à l’exhaustivité, voici quelques autres faits fascinants et activités simples autour des dés susceptibles de générer un engouement pour l’aléatoire au sein d’une classe des ordres d’enseignement primaire, secondaire ou collégial.
Les dés de Sicherman
George Sicherman est un informaticien originaire de Buffalo, aux États-Unis. En 1977, il a conçu une paire de dés non conventionnels représentés à la figure 1. Dans cette figure, on voit que les faces opposées de chacun des dés ont une somme constante, soit 5 pour le premier et 9 pour le second.
Les dés de Sicherman ont la curieuse propriété que si on les jette et qu’on additionne les nombres obtenus sur chacun des deux dés, on obtient exactement les mêmes fréquences relatives qu’énoncées au tableau 1 pour deux dés conventionnels. C’est un exercice de dénombrement et de tabulation à la portée de tous, puisqu’il n’y a que 36 cas à considérer.
Fait cocasse, cependant, les dés de Sicherman sont les seuls qui possèdent cette propriété, sous la condition que les faces des deux dés soient numérotées par des entiers positifs. Montrer le résultat est une autre paire de manches; la démonstration (voir encadré) s’appuie sur les notions de fonction génératrice et de polynôme cyclotomique.
Les dés d’Efron
Dans les années soixante, le statisticien américain Bradley Efron a conçu quatre dés pour illustrer le fait que dans un monde probabiliste, la relation « X est plus grand que Y » n’est pas transitive. En consultant la figure 2, on voit facilement que si l’on jette les dés A et B, alors il y a 2 chances sur 3 pour que la valeur prise par A soit plus grande que celle prise par B, ce que l’on peut noter P(A > B) = 2/3. De même, on a P(B > C) = 2/3 et P(C > D) = 2/3 car C l’emporte sur D si C = 6 ou si C = 2 et D = 1, d’où P(C > D) = 2/6 + 4/6 × 1/2 = 4/6.
Or, comme dirait le Capitaine Haddock, « c’est ici que les Romains s’empoignèrent » (On a marché sur la Lune, p. 4), car on a aussi que P(D > A) = 2/3. Ceci vient du fait que D l’emporte sur A si D = 5 ou si D = 1 et A = 0, d’où P(D > A) = 1/2 + 1/2 × 2/6 = 4/6.
Cette situation en apparence paradoxale avait déjà fait l’objet d’une chronique de Jean-Paul Delahaye dans le vol. 18 d’Accromαth. Comme celui-ci le signalait dans son texte, cette absence de transitivité permettrait à un joueur J de s’assurer d’un avantage statistique tout en feignant les bons princes en offrant à son adversaire, I, le « choix des armes ». Si I choisit le dé B, J prendra le dé A. Si I choisit le dé C, J prendra le dé B. Si I choisit le dé D, J prendra le dé C et finalement, si I choisit le dé A, J n’aura qu’à prendre le dé D.
Les dés d’Efron sont un exemple concret d’un paradoxe plus général rapporté pour la première fois en 1959 par deux mathématiciens polonais, Hugo Steinhaus et Stanisław Trybuła. Leurs travaux, ainsi que ceux réalisés concuremment par le mathématicien américain Zalman Usiskin, ont montré que pour tout entier \(n \geq 3,\) il existe des variables aléatoires mutuellement indépendantes \(X_1, \ldots, X_n\) telles que
\[P(X_1 > X_2) > 1/2, P(X_2 > X_3) > 1/2, \ldots, P(X_{n-1} > X|n) > 1/2.\]
et telles que l’on ait aussi \(P(X_n > X_1) > 1/2\). En 2021, un autre mathématicien polonais, Andrzej Komisarski, a donné une démonstration explicite et visuelle des deux faits suivants :
a) Il existe des variables aléatoires mutuellement indépendantes \(X_1, \ldots, X_n\) telles que
\[P(X_k>X_{k+1}) = 1- \displaystyle \frac {1}{4 \cos^2 \left ( \displaystyle \frac{\pi}{n+2} \right )}, \]
pour tout \(k \in \{1, \ldots, n\},\) où \(X_{n+1} = X_1.\)
b) Si \(X_1, \ldots, X_n\) sont des variables aléatoires mutuellement indépendantes quelconques, alors on a forcément l’inégalité
\[P(X_k>X_{k+1}) \leq 1- \displaystyle \frac {1}{4 \cos^2 \left ( \displaystyle \frac{\pi}{n+2} \right )}, \]
pour tout \(k \in \{1, \ldots, n\},\) où \(X_{n+1} = X_1.\)
Dans le cas n = 4, les dés d’Efron fournissent une illustration de l’énoncé a). En effet, on prend d’abord pour loi de la variable \(X_1\) celle du dé A, de sorte que P(\(X_1\) = 0) = 1/3 et P(\(X_1\) = 4) = 2/3. On procède ensuite de la même manière pour les variables \(X_2\), \(X_3\) et \(X_4\), dont les lois sont respectivement associées à celles des dés B, C et D. Ainsi,
\[P(X_1 > X_2) = P(X_2 > X_3) = P(X_3 > X_4) = P(X_4 > X_1) = 2/3,\]
ce qui correspond bien à la borne énoncée, puisque \(\cos (\pi/6) = \sqrt{3} /2.\)
Pour les autres valeurs de n, il n’est pas forcément possible d’exprimer les lois des variables \(X_1, \ldots, X_n\) en terme de dés à six faces. On note cependant que la borne supérieure donnée en b) augmente avec n et tend vers 3/4 quand \(n \to \infty\). Il est aussi amusant de noter que quand n = 3, la borne vaut \(1/\phi,\) où \(\phi = (1 + \sqrt{5})/2\) n’est nul autre que le nombre d’or !
La démonstration de Komisarski s’appuie sur un ancien résultat de Usiskin à l’effet que si P(\(X_k > X_{k+1}) > p\) pour tout \(k \in \{1,\ldots, n\},\) où \(X_{n+1} = X_1,\) alors on peut supposer sans perte de généralité que l’une des variables est constante. C’est bien le cas pour les dés d’Efron, car la variable \(X_2\), correspondant au dé B, est identiquement égale à 3.
Les dés de Miwin
Un autre exemple instructif de dés intransitifs a été mis au jour par le physicien autrichien Michael Winkelmann en 1975. La figure 3 montre ses trois premiers dés, dits de « Miwin » (de Michael Winkelmann), dont la somme des faces opposées n’est pas constante, comme pour les dés classiques, mais varie plutôt entre 9 et 11. Ces dés sont tels que
P(E > F) = P(F > G) = P(G > E) = 17/36,
P(E < F) = P(F < G) = P(G < E) = 16/36
et P(E = F) = P(F = G) = P(G = E) = 3/36.
Bien qu’ils ne soient pas optimaux au sens de l’identité a), les dés de Miwin ont plusieurs autres propriétés d’intérêt. En particulier, la somme des faces vaut 30 pour chacun des trois dés et tous les nombres entre 1 et 9 apparaissent deux fois sur ces dés, mais jamais deux fois sur le même dé. Cela signifie entre autres que l’on peut se servir de ces dés pour tirer au hasard un nombre entre 1 et 9. On procède pour cela en deux étapes : on choisit d’abord un des trois dés au hasard, puis on le fait rouler une fois. D’autres algorithmes sont disponibles pour sélectionner au hasard un nombre entre 0 et 80, entre 0 et 90, etc.
Il existe plusieurs autres triplets de dés de Miwin et divers jeux de dés fondés sur leur construction ont été proposés, notamment par Winkelmann lui-même dans un ouvrage intitulé Göttliche Spiele (jeux divins) paru en 1994 chez Arquus, à Vienne.
Conclusion
Il existe toute une littérature sur les dés intransitifs. Au-delà de leur intérêt mathématique intrinsèque, leur comportement permet d’éclairer le paradoxe de Condorcet, énoncé par Nicolas de Condorcet dès 1785 dans son ouvrage intitulé Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix.
Comme Condorcet l’a montré, il est possible, lors d’un vote où l’on demande aux participant.e.s de classer trois propositions (A, B et C) par ordre de préférence, qu’une majorité de ces personnes préfère A à B, qu’une autre majorité préfère B à C et qu’une autre encore préfère C à A. Les décisions prises à la majorité par ce mode de scrutin ne sont donc pas, dans pareil cas, cohérentes avec celles que prendrait un individu supposé rationnel.
Si ce résultat permet de soulever des doutes sur la cohérence de certains systèmes de vote, il ne remet heureusement pas en cause le principe de la démocratie.
Propriété d’unicité des dés de Sicherman
Une fonction génératrice est une représentation d’une suite de nombres sous la forme des coefficients d’une série de puissance formelle. Par exemple, la fonction génératrice de la loi associée au jet d’un dé conventionnel est donnée par le polynôme
\[x + x^2 + x^3 + x^4 + x^5 + x^6,\]
dont les puissances représentent les six résultats possibles du jet. Tous les coefficients sont égaux à 1, du fait que les valeurs 1 à 6 sont équiprobables.
En multipliant ce polynôme par lui-même, on trouve
\[\begin{array} {l r} x^2 + 2x^3 + 3x^4 +4x^5 + 5x^6 + 6x^7 + 5x^8 + 4x^9 + 3x^{10} + 2x^{11} + x^{12}.\:& (1) \end{array}\]
Le résultat correspond précisément à la loi de la somme de deux dés équilibrés : les valeurs possibles allant de 2 à 12 sont les puissances du polynôme et leurs coefficients restituent le nombre de cas associés à chacune d’entre elles, comme on peut s’en rendre compte en comparant le polynôme (1) aux données du tableau 1.
Tout comme un nombre entier possède sa décomposition propre en facteurs premiers, la théorie des polynômes cyclotomiques permet d’exprimer le polynôme en (1) sous la forme
\[\begin{array} {l r}x^2(x + 1)^2(x^2 + x + 1)^2(x^2 – x + 1)^2.\: &(2) \end{array}\]
Chercher d’autres dés dont la somme aura la même distribution qu’au tableau 1 revient à réarranger les facteurs de l’expression (2) en un produit p(x) q(x) de deux polynômes à coefficients positifs tels que p(0) = q(0) = 0 et p(1) = q(1) = 6, de sorte que chacun des deux dés non traditionnels ait quand même six faces. Il est alors relativement simple de se convaincre par essais et erreurs que la seule partition possible consiste à prendre
\[\begin{array}{l l l}p(x) &=& x(x + 1)(x^2 + x + 1) = x + 2x^2 +2x^3 + x^4,\\q(x) &=& x(x + 1)(x^2 + x + 1)(x^2 – x + 1)^2 \\ &=& x + x^3 + x^4 + x^5 + x^6 + x^8.\end{array}\]
C’est là précisément la composition des deux dés de Sicherman.