Un jeu de hasard pratiqué par les Autochtones d’Amérique du Nord figure dans le tout premier traité de théorie des probabilités.
Tous s’accordent à dire que les origines du calcul des probabilités moderne remontent à un échange épistolaire intervenu en 1654 entre le mathématicien et philosophe français Blaise Pascal (1623-1662) et son compatriote Pierre de Fermat (1607-1665), magistrat et polymathe.
Ayant entendu parler de cette correspondance lors de son premier voyage à Paris, en 1655, le mathématicien, astronome et physicien néerlandais Christian Huygens (1629-1695) eut le mérite de fournir le premier traitement systématique de cette nouvelle branche des mathématiques dans son petit ouvrage intitulé De Ratiociniis in Ludo Aleae, datant de 1657.
C’est toutefois la parution de l’ouvrage Essay d’Analyse sur les Jeux de Hazard, publié en 1708 (et sous forme révisée en 1713) qui donna au domaine son élan. Oeuvre du mathématicien royal Pierre Rémond de Montmort (1678-1719), ce volumineux ouvrage, disponible en ligne sur Gallica, exploite la combinatoire et le calcul des probabilités pour étudier les propriétés de différents jeux de dés et de cartes qui étaient populaires à son époque.
Outre sa valeur historique, l’ouvrage de Montmort est intéressant pour le public canadien puisqu’il consacre un chapitre entier au « jeu des noyaux », qui était pratiqué par les Autochtones d’Amérique du Nord. En décrivant ce problème dans les mots mêmes utilisés par Montmort, j’espère fournir ici un matériel pédagogique utile pour l’enseignement des probabilités dans un cadre historique qui permet en outre d’éveiller l’élève à l’évolution de la langue et des mentalités.
Le jeu des noyaux
Voici une retranscription intégrale du segment 167 du livre de Montmort, qui présente le jeu des noyaux. L’orthographe et la typographie de l’époque ont été respectées :
« Le Baron de la Hontan fait mention de ce Jeu dans le second Tome de ses Voyages de Canada, p. 113. Voici comme il s’explique : »
« On y joue avec huit noyaux noirs d’un côté & blancs de l’autre : on jette les noyaux en l’air : alors si les noirs se trouvent impairs, celui qui a jetté les noyaux gagne ce que l’autre Joueur a mis au jeu : S’ils se trouvent ou tous noirs ou tous blancs, il en gagne le double ; & hors de ces deux cas il perd sa mise. »
« PROPOSITION XXXI
On demande lequel des deux Joueurs a de l’avantage, en supposant qu’ils mettent également au jeu. »
Solution du problème
Comme chaque noyau peut tomber du côté blanc ou noir, il y a \(2 \times … \times 2 = 2^8 = 256\) issues possibles au jet simultané des huit noyaux. Supposons que les noyaux soient bien équilibrés et que leurs jets soient mutuellement indépendants. Chaque configuration se produit alors avec probabilité 1/256 et conduit à une valeur \(X\) du nombre de noyaux noirs, qui varie entre 0 et 8. En énumérant et en regroupant les résultats par valeur de \(X\), on obtient le tableau de fréquences suivant.
En divisant chacune de ces fréquences par 256, on obtient la probabilité que \(X = 0, 1\), etc. En termes mathématiques, la loi de \(X\) est dite binomiale de paramètres \(n = 8\) et \(p = 1/2\).
Appelons maintenant \(a\) la mise, en dollars, du joueur lançant les noyaux et \(b\) celle de son adversaire. Soit aussi \(Y\) le gain algébrique du joueur qui a lancé les noyaux. Alors
- \(Y\) vaut \(b\) si \(X\) = 1, 3, 5 ou 7;
- \(Y\) vaut \(2b\) si \(X\) = 0 ou 8;
- \(Y\) vaut \(–a\) si \(X\) = 2, 4 ou 6.
Tenant compte des probabilités des différentes valeurs de \(X\), la loi de \(Y\) est alors la suivante :
Ce tableau permet ensuite de calculer le gain moyen de celui qui lance les noyaux. On trouve :
\[\begin{array}{l l l}E(Y) &=& 128b/256 + 4b/256 – 126a/256 \\&=& (132b – 126a)/256.\end{array}\]
Cette valeur est appelée l’espérance de \(Y\). Si elle est strictement positive, le jeu est alors favorable au joueur qui lance les noyaux. Si elle est strictement négative, le jeu favorise l’autre joueur.
Si \(a = b\), comme dans l’énoncé de Montmort, le jeu procure un léger avantage à celui qui lance les noyaux. Pour que le jeu soit équitable, il faudrait plutôt avoir \(130b – 126a = 0\), de sorte que \(a/b = 132/126 = 22/21\). C’est la conclusion à laquelle Montmort lui-même aboutit.
Louis-Armand de Lom D’Arce, baron de La Hontan ou Lahontan (1666-1716)
Anthropologue et écrivain français, Lahontan joignit les troupes de la marine et fut envoyé en Nouvelle-France en 1683, à l’âge de 17 ans. Ayant appris l’algonquin, il se vit confier le commandement d’un détachement de troupes françaises et autochtones au Fort Saint-Joseph. Il en profita pour explorer la région (voir figure 1).
Après s’être distingué par divers faits d’armes, Lahontan finit par se quereller avec le gouverneur de Placentia (Terre-Neuve) et déserta. Privé de ses possessions et incapable de rentrer en France, il s’établit à Amsterdam et relata ses voyages en Amérique du Nord dans trois ouvrages, y compris Dialogues avec le sauvage Adario, dans lequel il met en lumière l’injustice du christianisme en l’opposant à la liberté et au sens de la justice des peuples autochtones.
Commentaire anthropologique de Montmort
Inspiré par sa lecture des récits du Baron de Lahontan, Montmort écrit ensuite :
« On peut observer que l’inégalité de ce jeu ne porte aucun préjudice à des Joueurs de l’autre monde, qui ne jouant entr’eux que des choses dont la proprieté leur est commune, doivent être assés indifferens pour le gain & pour la perte. Le mépris que ces Peuples ont pour ce que nous estimons le plus, est une espece de paradoxe qu’on ne doit point avancer sans preuve dans un Livre tel que celui ci. La voici tirée du Baron de la Hontan :
Au reste, dit cet agreable Voyageur, ces jeux se font que pour des festins, & pour quelques autres bagatelles : car il faut remarquer que comme ils haïssent l’argent, ils ne le mettent jamais de leurs parties. Aussi peut-on assurer que l’interet n’a jamais causé de division entr’eux. »
Dans ce passage, « ce que nous estimons le plus » réfère manifestement à la richesse ou à l’argent. Ceci fait écho aux idéaux de Lahontan, qui considérait que les Autochtones d’Amérique septentrionale avaient une philosophie de vie beaucoup plus saine que celle des Européens.
Une généralisation du problème
Dans la seconde partie du court chapitre qu’il consacre au jeu des noyaux, Montmort en propose la généralisation suivante, dans le but d’illustrer la puissance de ses méthodes de calcul.
« L’on suppose que les huit noyaux ont chacun quatre faces, sçavoir une blanche, une noire, une verte & une rouge. Pierre sera celui qui jette les noyaux, Paul sera l’autre Joueur. »
« Si les noyaux ayant été jettés au hazard, il se trouve les quatre couleurs, Paul donnera B à Pierre. S’il n’y en a que de trois couleurs, Paul lui donnera 3B ; & s’il n’y en a que d’une seule couleur, c’est à dire, si les huit noyaux sont ou tous blancs ou tous noirs, ou tous verts ou tous rouges, Paul lui donnera 4B ; enfin s’il n’y en a que de deux couleurs, Pierre donnera à Paul 2A. »
« Cela posé, on demande de quel côté est l’avantage, & quel est cet avantage, en supposant que A ait à B un rapport quelconque. »
La difficulté du problème tient au fait qu’il devient très fastidieux d’énumérer les 48 = 65 536 issues possibles. Cependant, on peut la contourner grâce aux principes de combinatoire exposés dans la première partie du livre de Montmort.
Le lecteur ou la lectrice motivé.e pourra vérifier que si \(A = B\), alors Paul a un très léger avantage à ce jeu. De plus, comme Montmort l’écrit,
« afin que la condition de Pierre & de Paul fussent égales, il faudrait que B fût 11 592A/11 359, c’est à dire que Pierre devroit mettre au jeu onze mil cinq cens cinquante-deux contre Paul onze mil trois cens cinquante-neuf. »
Est-ce bien le cas ?
Pierre Rémond de Montmort
Destiné au droit par un père très sévère, Pierre Rémond se rebella et quitta la France en 1696, à l’âge de 18 ans. Il séjourna en Angleterre, aux Pays-Bas et en Allemagne, où il fut influencé par La recherche de la vérité du théologien et philosophe français Nicolas Malebranche (1638-1715). Rémond rentra alors en France et, à 22 ans, fit la paix avec son père. Peu de temps après, il hérita de sa fortune. Devenu disciple de Malebranche, il étudia la philosophie, la physique et les mathématiques. Il fut encouragé par son frère à prendre une charge de chanoine (séculier) à Notre-Dame-de-Paris et, pendant cette période, fit de nombreux dons. En 1704, il acquit le Château de Montmort et, deux ans plus tard, maria Mademoiselle de Romicourt, nièce de la duchesse d’Angoulême, avec laquelle il vécut heureux.
Le livre de Montmort, paru en 1708, eut un grand retentissement et lui apporta la renommée. Il donna ses lettres de noblesse à la théorie des probabilités. Montmort entretint par la suite une correspondance avec Nicolas Bernoulli (1695-1726), qui logea au château pendant trois mois en 1712. Trois ans plus tard, Montmort retourna en Angleterre pour assister à une éclipse totale du soleil. Il y rencontra notamment Abraham de Moivre (1667-1754) et Brook Taylor (1685-1731) et s’en fit des amis, bien qu’il ait eu une dispute avec le premier, dont l’ouvrage De Mensura Sortis lui paraissait avoir été trop libéralement inspiré par le sien. Il fut nommé compagnon de la Société royale de Londres en 1715 et membre de l’Académie royale des sciences de France en 1716.
Par la suite, Montmort correspondit fréquemment avec Taylor sur toutes sortes de sujets, mais aussi avec Leibniz, Halley et bien d’autres scientifiques de son temps. Il fut victime de l’épidémie de variole qui frappa Paris en 1719, faisant plus de 14 000 morts. Il avait alors 40 ans. Isaac Todhunter (1820-1884), historien des mathématiques, a dit de Montmort qu’avec le courage de Colomb, il avait révélé un monde nouveau [celui des probabilités] aux mathématicien.ne.s.
Pour en s\(\alpha\)voir plus !
- Fontenelle, Bernard le Bouyer de, Éloge de M. de Montmort, dans Histoire de l’Académie royale des sciences – Année 1719, Imprimerie royale, Paris, 1721, pp. 83-93.
Disponible en ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54262447/f92.image - Montmort, Pierre Rémond de, Essay d’Analyse sur les Jeux de Hazard, Jacque Quillau,
imprimeur-juré-libraire de l’Université, rue Galande, Paris, 1708.
Disponible en ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1516503g/f7.item