
Quelle est la plus petite surface à l’intérieur de laquelle il est possible de déplacer une aiguille de manière à la retourner complètement ? Question à l’apparence simple, posée initialement par Sôichi Kakeya au début du XXe siècle, mais qui a donné lieu à de multitudes réponses jusqu’à une ultime réponse surprenante.
Ensembles convexes
La première figure à laquelle on pense est évidemment le cercle.
Pour le cercle, l’aiguille ne fait que tourner autour d’un même point. En lui permettant de tourner autour de plusieurs points, on améliore notre résultat avec un triangle de Reuleaux.
Si maintenant, on fait tourner et bouger l’aiguille dans un triangle équilatéral, alors le résultat devient plus intéressant. Le gain est cette fois-ci plus important.
Ensembles non-convexes
Pour continuer à améliorer le résultat, il est possible d’ajouter des excroissances aux figures déjà obtenues. Ainsi en ajoutant ces excroissances à un plus petit triangle de Reuleaux, on obtient une figure de plus petite aire que le triangle équilatéral précédent. Notons que ces excroissances sont des secteurs angulaires de disques. La détermination de la taille optimale est le résultat d’une minimisation de l’aire totale en utilisant la notion de dérivée.
Mais si on utilise la même idée avec le triangle équilatéral, on trouve encore mieux.
En regardant comme il faut le déplacement de l’aiguille dans la dernière figure,
on s’aperçoit qu’il est possible de créer des excroissances plus petites en exploitant au maximum l’espace disponible. Il suffit d’effectuer simultanément la rotation et le glissement de l’aiguille.
La prochaine solution est celle proposée par Sôichi Kakeya lui-même, la courbe deltoïde.
Il y a plusieurs façons d’obtenir cette figure, par exemple, en faisant tourner un cercle de rayon 1 à l’intérieur d’un cercle de rayon 3. La deltoïde est la courbe dessinée par un point lors de ce mouvement.
Peut-on faire mieux ? La réponse est oui, mais il nous faut exploiter un nouvel ingrédient : le chevauchement de régions.
Sôichi Kakeya (1886–1947)
Kakeya est un mathématicien japonais spécialiste de l’analyse mathématique. Il a a posé le problème de l’aiguille de Kakeya et résolu le problème de la transportation. Lauréat du prix impérial de l’Académie japonais des sciences en 1928, il élu est membre de cette Académie en 1934.
L’idée, ici, est de prendre une région (en haut au milieu) qui permet de faire tourner l’aiguille de 60 degrés. En collant trois de ces régions de telles sorte que l’aiguille puisse tourner successivement dans chaque région, on fait tourner l’aiguille d’un total de 180 degrés. Ce qui est génial dans cette idée, c’est que l’aire des régions qui se superposent n’est pas comptée trois fois. Malheureusement, cette « étoile » à 5 branches n’a pas une aire inférieure à la deltoïde.
Mais l’idée est féconde, il suffit de prendre une étoile à 11 branches pour faire mieux que la deltoïde.
En exploitant cette idée et en augmentant le nombre de branches on pourrait croire qu’il est possible d’atteindre une aire aussi petite que l’on veut. Malheureusement, l’aire d’une telle étoile atteint un minimum à 25 branches. Est-ce donc la solution au problème de Kakeya ?
En fait, on peut faire encore mieux ! Le prochain théorème, démontré par Besicovitch en 1928, est surprenant.
La preuve de Besicovitch est complexe et comprend plusieurs étapes. Mais elle comprend plusieurs idées simples, toutes aussi intéressantes les unes que les autres. En voici une première. On prend deux aiguilles parallèles et on se demande quelle est la figure de plus petite aire qui permet de déplacer une aiguille sur l’autre.
On pense d’abord au parallélogramme.
Mais on peut faire beaucoup mieux avec la prochaine figure. En effet, on remarque que les glissements linéaires de l’aiguille utilisent des régions d’aires nulles. Ce ne sont que les rotations de l’aiguille qui nécessitent des régions d’aires non nulles.
Cette idée est la pièce maîtresse nous permettant de réduire l’aire de la figure.
Plus le déplacement est grand, plus l’angle est petit, il en va de même pour la surface lors de cette petite rotation.
En utilisant ce qu’on vient de voir, on peut démontrer le théorème de Besicovitch. On divise le cercle en secteurs angulaires aussi petit que l’on veut. Considérons l’un de ceux-ci. La figure ci-dessous permet de faire tourner l’aiguille d’un certain angle en balayant une aire plus petite que celle du secteur initial.
Abraham Besicovitch (1891-1970)
Besicovitch est un mathématicien russe, qui a surtout travaillé en Angleterre. Il a reçu le prix Adams en 1930, la médaille De Morgan en 1950 et la médaille Sylvester en 1952. Membre de la Royal Society à partir de 1934, il a succédé en 1950 à J. E. Littlewood à la chaire Rouse Ball de mathématiques à Cambridge.
Les idées précédentes sur chaque secteur ne suffisent pas pour obtenir une aire aussi petite que l’on veut. Il faut rajouter d’autres étapes et des nouveaux chevauchements pour y arriver.
Notons que la construction de Besicovitch implique que plus l’aire de la région est petite, plus son diamètre est grand. Un autre bémol dans la construction de Besicovitch est le fait que nous n’obtenons pas une figure finale, mais plutôt une méthode pour construire une figure ayant une aire plus petite qu’une borne donnée.
Pour pallier à ces inconvénients, Besicovitch affaiblit le problème de Kakeya en le reformulant de la façon suivante : Existe-t-il une figure de plus petite aire qui contienne l’aiguille dans toutes ses directions ? Avant de continuer, il est important de bien comprendre la nuance entre « contienne l’aiguille dans toutes ses directions » et « il est possible de retourner l’aiguille ». Une figure dans laquelle il est possible de retourner l’aiguille contient assurément l’aiguille dans toutes les directions, mais le contraire n’est pas forcément vrai. Par exemple, la figure du bas ci-dessous contient l’aiguille dans toutes les directions, mais il n’est pas possible de la retourner en restant dans la région. C’est ce qu’on appelle un ensemble de Besicovitch.
Le problème devient alors « peut-on construire un ensemble de Besicovitch d’aire nulle ? »
En utilisant des idées similaires à celles vues précédemment, Besicovitch parvient à montrer que :
La suite de figures données ci-dessous ne sert qu’à fixer les idées.
Cette dernière figure est une union infinie de filaments. Par opposition au premier théorème de Besicovitch, le nombre d’étapes requis pour arriver à la forme finale est infini. Par contre, la figure a un diamètre borné.
Ceci met fin définitivement au débat et de façon assez surprenante. Pour un problème qui à la base était assez simple beaucoup de belles mathématiques ont été mises à profit pour le résoudre.
Pour en s\(\alpha\)voir plus !
- Borelli, Vincent et Rullière, Jean-Luc, En cheminant avec Kakeya, Ens Édition, 2014