Coup de tonnerre dans le monde mathématique du 18e siècle : à 28 ans, Leonhard Euler annonce avoir résolu le problème de Bâle en montrant que \(1+ 1/2^2 + 1/3^2 + 1/4^2 + \ldots = \pi^2/6.\) Ce résultat lui vaudra la célébrité et la généralisation de ce problème à d’autres puissances que 2 recèle encore bien des secrets aujourd’hui.
Depuis le 17e siècle, de nombreux progrès ont été faits dans l’étude des suites et séries numériques. Il est souvent utile de connaître la valeur d’une série \(a_1 + a_2 + a_3 + \ldots\) de nombres réels, comprise comme limite (si elle existe) de la suite des sommes partielles \(S_N = a_1 + \ldots + a_N\) quand \(N \to \infty.\)
Le « problème de Bâle », longtemps resté ouvert, consiste à déterminer la valeur exacte de la série de terme \(a_n = 1/n^2\), à savoir
\[\displaystyle \zeta(2)=\sum^{\infty}_{n=1} \frac{1}{n^2}.\]
En 1735, Euler épate la galerie en donnant la solution dans un article intitulé De summis serierum reciprocarum (Sur les sommes de séries d’inverses). Ce bijou, qui le rendra célèbre au sein de la communauté mathématique européenne, témoigne du style inventif et joueur qui le caractérisait.
Mengoli et les Bernoulli
La première formulation documentée du problème apparaît en 1644 sous la plume de Pietro Mengoli, qui n’avait alors que 19 ans. Dans son ouvrage de 1650 intitulé Novae quadraturae arithmeticae, seu de additione fractionum (Nouvelle arithmétique des aires et de l’addition des fractions), Mengoli détermine entre autres la valeur exacte de la série
\[\displaystyle \sum^{\infty}_{n=1} \frac{1}{n(n+p)}\]
pour tout \(p\) entier entre 1 et 10. Bien qu’il n’ait pu résoudre le problème dans le cas \(p = 0,\) qui correspond à \(\zeta(2),\) il montre quand même l’existence de cette constante.
Pour que la suite croissante de terme \(\zeta_N(2) = 1 + 1/2^2 + \ldots + 1/N^2\) admette une limite quand \(N \to /infty,\) il faut qu’elle soit majorée. Pour le montrer, Mengoli considère la série
\[\displaystyle \sum^{\infty}_{n=1} \frac{1}{n(n+1)}.\]
Puisque
\[\frac{1}{n(n+1)} = \frac{1}{n}-\frac{1}{n+1},\]
il déduit d’une somme téléscopique que
\[\displaystyle \sum^{\infty}_{n=1} \frac{1}{n(n+1)} =1-\frac{1}{N+1}\]
et ainsi que la limite vaut 1 quand \(N \to /infty.\) Puisqu’en outre \(2n^2 \geq n(n+1),\) il conclut que
\[\displaystyle \zeta(2)=\sum^{\infty}_{n=1} \frac{1}{n^2} \leq \sum^{\infty}_{n=1} \frac{1}{n(n+1)}=2.\]
La recherche de la valeur de \(\zeta(2)\) gagna en notoriété lorsque le mathématicien bâlois Jakob Bernoulli rassembla les connaissances de son époque sur les séries dans son ouvrage Tractatus de Seriebus Infinitis (Traité des séries infinies) en 1689. On y trouve plusieurs résultats originaux et parfois subtils sur les séries classiques (géométrique, harmonique) ou autres. Bernoulli, lui-même incapable de déterminer la valeur de \(\zeta(2),\) écrit:
« Si quelqu’un trouve et nous communique ce qui a jusqu’ici échappé à nos efforts, grande sera notre gratitude. »
Par la suite, d’éminents mathématiciens s’attacheront en vain à résoudre le problème de Bâle, du nom de la ville où vivait Jakob Bernoulli. Cette question jugée complexe gagnera en renommée auprès des savants d’Europe. Le jeune frère de Jakob, Johann Bernoulli, l’a peut-être transmise à Leonhard Euler, jeune disciple qui venait s’instruire chez lui tous les samedis dans les années 1720.
Une convergence lente
Une des difficultés liée à l’évaluation de \(\zeta(2)\) est que la suite des sommes partielles
\[\displaystyle \zeta_N(2) = \sum^{N}_{n=1} \frac{1}{n^2}\]
converge lentement vers sa limite (voir figure 1). À une époque où l’on ne disposait évidemment d’aucun moyen de calcul automatique, ce simple fait rendait difficile d’inférer la réponse par une simple comparaison. La valeur approchée à six décimales est ainsi \(\pi^2/6 = 1,644934\ldots\) tandis que \(\zeta_{1000}(2)=1,643935\ldots\) est déjà erroné à la troisième décimale. Cette approche ne permet donc pas de s’assurer, par une concordance de nombreuses décimales, que \(\pi^2/6\) est bien la limite.
Avec une persévérance de calcul inhumaine, on aurait pu obtenir une valeur correcte à six décimales avec un million de termes : l’erreur \(\pi^2/6 – \zeta_N(2)\) se comportant grossièrement comme \(1/N,\) chaque décimale supplémentaire nécessite d’ajouter dix fois plus de termes à la série !
Accélération de la convergence
En 1731, Euler démontre, par une manipulation habile de calculs d’intégrales1, la relation
\[\displaystyle \zeta(2) \sum^{\infty}_{n=1} \frac{1}{n^2}=\sum^{\infty}_{n-1} \frac{1}{n^2 2^{n-1}}+\{\ln(2)\}^2.\]
À l’époque, la valeur de ln(2) était connue avec une précision de plusieurs dizaines de décimales du fait de la formule
\[\begin{array}{r c l} \ln(2)&=& -\ln(1/2) \\ &=&\displaystyle \sum^{\infty}_{n=1} \frac{1}{n2^n}=0,693147 \ldots \end{array} .\]
De plus, la décroissance géométrique du terme général de la série
\[\displaystyle \Xi = \sum^{\infty}_{n=1} \frac{1}{n^2 2^{n-1}}\]
garantit une convergence très rapide (exponentielle) de la somme : 13 termes suffisent amplement pour déterminer \(\zeta(2)\) à six décimales. La figure 2 montre l’évolution en fonction de \(N\) de
\[\displaystyle \Xi_{N^*} = \Xi_N + \{\ln(2)\}^2, \text{ où } \Xi_N = \sum^{N}_{n=1} \frac{1}{n^2 2^{n-1}}.\]
Euler se sert de cette formule pour calculer les 20 premières décimales de \(\zeta(2).\)
L’obtention de formules à convergence rapide était déjà dans l’air du temps : le développement en séries entières de fonctions classiques avait par exemple permis à John Machin d’obtenir 100 décimales de \(\pi\) au début du 18e siècle en l’exprimant astucieusement comme suit :
\[\frac{\pi}{4} = 4 \arctan \left ( \frac{1}{5} \right )- \arctan \left ( \frac{1}{239} \right ).\]
Avant Euler, le mathématicien anglais James Stirling avait lui-même obtenu une convergence accélérée pour la série \(\zeta(2)\) lui permettant d’en calculer la valeur jusqu’à la neuvième décimale.
La formule obtenue par Euler dans cet esprit renseigne avec exactitude sur les premières décimales et aurait permis de se convaincre que la somme recherchée vaut bien \(\pi^2/6\) en comparant des dizaines de décimales. Toutefois, il ne semble pas que ce rapprochement ait été fait pendant les quatre années qui séparent la publication d’Euler de 1731 de son annonce du résultat en 1735.
La démonstration historique d’Euler
En 1735, Euler annonce :
Contre toute attente, j’ai obtenu une élégante expression pour la somme 1 + 1/4 + 1/9 + 1/16 + etc. qui dépend de la quadrature du cercle. J’ai trouvé que six fois la somme de cette série est égale au carré de la circonférence du cercle dont le diamètre vaut 1.
L’idée d’Euler, décrite dans l’article déjà mentionné, est de considérer la fonction \(Q(x) = \sin(x)/x.\) Utilisant l’expression classique (dite développement en série de Taylor)
\[\sin(x)=x – \frac{x^3}{3!} + \frac{x^5}{5!}-\frac{x^7}{7!}+ \cdots,\]
on obtient
\[Q(x)=1 – \frac{x^2}{3!} + \frac{x^4}{5!}-\frac{x^6}{7!}+ \cdots, \: (1)\]
où pour tout entier \(n \geq 1, n!\) est la factorielle de \(n.\) On sait également que \(Q(x)\) s’annule exactement en tout \(x = k\pi\) où \(k \in \{\pm 1, \pm2, \ldots\}.\)
Sachant qu’un polynôme \(P(x)\) de degré \(k\) ayant pour racines réelles \(a_1, \ldots, a_k\) peut s’exprimer sous la forme
\[P(x) = c (x – a_1) \ldots (x – a_k)\]
où \(c\) est une constante, Euler affirme hardiment qu’il doit en être de même pour un polynôme infini tel que \(Q(x).\) En combinant les racines \(\pm k\pi\) et en se servant du fait que \(Q(0) = 1\) par un argument de limite, il écrit donc \(Q(x)\) sous la forme
\[\left ( 1-\frac{x^2}{\pi^2} \right ) \left (1-\frac{x^2}{4\pi^2} \right ) \left ( 1- \frac{x^2}{9 \pi^2} \right ) \cdots\]
Il développe ensuite ce produit infini en une somme infinie pour déduire que \(Q(x)\) est aussi égal à
où les termes suivants sont en \(x^4, x^6,\) etc.
\[1-x^2 \left ( \frac{1}{\pi^2} + \frac{1}{4 \pi^2} + \frac{1}{9 \pi^2} + \cdots \right ) + \cdots \: (2)\]
En comparant les coefficients de \(x^2\) dans les équations (1) et (2), qu’il identifie par unicité de la décomposition en série entière, Euler trouve que
\[- \frac{1}{6} = -\frac{1}{3!} = – \frac{1}{\pi^2} \left ( 1+ \frac{1}{4} + \frac{1}{9}+ \frac{1}{16}+ \cdots \right ),\]
ce qui donne le résultat escompté.
Fonction zêta en physique
Tel que mentionné dans l’introduction, il est souvent utile de connaître la valeur d’une série
\[a_1 + a_2 + a_3 + \ldots\]
de nombres réels. C’est ainsi par exemple que certaines valeurs de la fonction zêta ont une importance particulière en physique. Ainsi,
- \(\zeta(3/2) \approx 2,612375\) intervient dans le calcul de la température critique d’un condensat de Bose-Einstein dans une boîte à frontière périodique.
- \(\zeta(3)\), appelée constante d’Apéry, est présente dans la formule de la luminance photonique de la loi de Planck. De même,
- \(\zeta(4)\) surgit quand on intègre la loi de Planck pour obtenir celle de Stefan-Boltzmann en dimension 3.
Pour une explication physique de la présence de \(\pi^2\) dans la valeur de \(\zeta(2)\), on peut visionner sur YouTube (en anglais) la très belle vidéo suivante :
Généralisation
Fait remarquable : alors que le calcul de la valeur exacte de \(\zeta(2)\) résistait aux efforts des plus féconds esprits mathématiques de l’époque, la méthode proposée par Euler va bien plus loin et fournit pour tout entier \(m \geq 1,\) la valeur exacte de la série
\[\zeta(2m) = \sum^{\infty}_{n=1}\frac{1}{n^{2m}}.\]
En comparant les coefficients de \(x^{2m}\)dans les expressions (1) et (2), Euler déduit que \(\zeta(4) = \pi^4/90\) et \(\zeta(6) = \pi^6/945\); puis, en procédant de façon récursive, il montre comment calculer la valeur de \(\zeta(2m)\) pour tout entier \(m \geq 1\). Ainsi obtient-il la valeur de séries infinies que nul n’avait même pensé à rechercher ! Johann Bernoulli, très impressionné par la réussite de son ancien élève, commentera par ces mots :
Si seulement mon frère était en vie !
En général, on a \(\zeta(2m) = r_m\pi^{2m}\), où \(r_m\) est un nombre rationnel s’exprimant en fonction des nombres de Bernoulli. Voici un bel hommage aux inspirateurs bâlois d’Euler par le biais de la nomenclature. La reconnaissance de ce dernier fait, due encore à Euler, n’apparut toutefois que plus tard, notamment au chapitre 10 de son ouvrage majeur de 1755 intitulé Introducio in Analysis Infinitorum (Introduction à l’analyse des infiniment petits).
L’importance de ces découvertes d’Euler fut immédiatement reconnue, bien qu’on jugea à l’époque que son approche manquait de rigueur. Sa manipulation hardie de produits infinis témoigne certes de l’ingéniosité et de la témérité d’Euler, mais comment peut-on justifier formellement l’usage d’une factorisation pour un polynôme infini? Il faudra attendre les progrès du 19e siècle pour fonder cette analyse sur des bases solides.
Euler étant lui-même insatisfait de la rigueur de son premier raisonnement, il en proposera un nouveau en 1741. Cette contribution2 est aujourd’hui considérée comme la première démonstration rigoureuse de l’identité \(\zeta(2)=\pi^2/6\), bien que certains de ses aspects ne furent entièrement justifiés que plus tard.
Ce coup de maître suffit à asseoir la notoriété d’Euler au sein de la communauté mathématique. Il sera suivi par d’innombrables réalisations qui firent de lui le plus prolifique mathématicien de son époque, voire même de tous les temps. Pour un tour d’horizon rapide de l’œuvre d’Euler, voir l’article d’André Ross paru dans le volume 4 d’Accromath (hiver-printemps 2009, pp. 20-23).
Démonstrations
De nos jours, il existe de nombreuses démonstrations tout à fait élémentaires de l’identité \(\zeta(2) = \pi^2/6\) établie par Euler. Voir entre autres la section « Problèmes » pour une description de l’approche proposée en 2016 par l’Espagnol Samuel Moreno. Le mathématicien anglais Robin Chapman a colligé plusieurs démonstrations différentes sur son site. Deux chapitres du livre How Euler did it d’Ed Sandifer, spécialiste de l’œuvre d’Euler, apportent des précisions historiques. Dans le premier, Sandifer montre comment Euler parvint, en 1730, à relier des calculs intégraux avec les sommes partielles \(\zeta_N(2)\) de \(\zeta(2)\). Dans le second, Sandifer relate le lien qu’Euler développa entre les nombres de Bernoulli et les valeurs de \(\zeta(2m)\) dans les années 1750.
Le cas des puissances impaires
Si Euler est parvenu à exprimer des formules révélant la valeur de \(\zeta(2m)\) pour tout entier pair \(2m\), il est légitime de se demander ce que vaut \(\zeta(2m+1)\), c’est-à- dire quelle est la valeur de la fonction zêta aux entiers impairs.
Le cas \(m = 0\) est particulier. On reconnaît ici la série harmonique
\[\zeta(1) = 1 + 1/2 + 1/3 + 1/4 + \ldots\]
Cette série a été étudiée avant le problème de Bâle et il est connu qu’elle est divergente, c’est-à-dire que \(\zeta(1) = \infty\). Ce résultat n’a toutefois rien d’évident, tant la somme partielle
\[\zeta_N(1) = 1 + \ldots + 1/N\]
converge lentement vers l’infini (la croissance est logarithmique). Une démonstration de la divergence de la série harmonique a été donnée dès le 14e siècle par Nicolas Oresme mais malgré son élégance, le résultat ne marqua pas les esprits. C’est seulement lorsque Mengoli et les Bernoulli le redémontrèrent au 17e siècle qu’il finit par gagner en notoriété.
Même aujourd’hui, on en sait assez peu sur la valeur de \(\zeta(2m+1)\) pour \(m \geq 1\) entier. Par analogie avec les valeurs de \(\zeta(2m)\) pour les entiers pairs, on pourrait s’attendre, comme Euler le crut pendant un temps, que \(\zeta(2m+1)\) est de la forme \(c_m\pi^{2m+1}\), où \(c_m\) est un nombre rationnel. C’est au prix de longues recherches visant à identifier la valeur de \(c_m\), notamment dans le cas \(m = 1\), qu’Euler finit par se convaincre que tel n’est pas forcément le cas.
Il a fallu attendre jusqu’en 1978 pour que l’irrationalité de \(\zeta(3)\) soit démontrée. Cette percée a été réalisée par le mathématicien français Roger Apéry qui était suffisamment fier du résultat pour le faire graver sur sa pierre tombale (voir figure 3). En 2000, un autre Français, Tanguy Rioval, a prouvé qu’il existe une infinité de nombres irrationnels dans l’ensemble des valeurs \(\zeta(2m+1)\) avec \(m \geq 1\) entier. De plus, le Russe Wadim Zudilin s’est mérité en 2001 un prix de la Société Hardy-Ramanujan pour avoir établi qu’au moins un des nombres \(\zeta(5), \zeta(7), \zeta(9), \zeta(11)\) est irrationnel.
Ces résultats remarquables mais fragmentaires soulignent l’étendue de notre ignorance quant aux valeurs impaires de la fonction zêta.
Le cas général
Soit \(s = a + ib\) un nombre complexe quelconque, où \(a\) et \(b\) sont réels et \(i = \sqrt{−1}\).
On appelle fonction zêta de Riemann l’application qui, à tout s tel que \(a > 1\), fait correspondre la valeur de la série
\[\zeta(s) \sum^{\infty}_{n-1} \frac{1}{n^s},\]
laquelle est absolument convergente. Cette fonction, exprimée sous une autre forme équivalente, peut être étendue par prolongement analytique à tout le plan complexe sauf en 1.
L’étude de la fonction zêta est, depuis les travaux d’Euler, un objet central de la théorie des nombres et de ses connexions avec d’autres branches des mathématiques. Un des problèmes non résolus les plus importants des mathématiques du 21e siècle concerne les zéros non triviaux de cette fonction qui, selon la conjecture formulée en 1859 par le mathématicien allemand Bernhard Riemann, sont tous de la forme \(1/2 + ib\).
Le problème de Bâle conserve donc, sous cette forme étendue, une part importante de mystère.
Pour en s\(\alpha\)voirplus !
FRIEDELMEYER, Jean-Pierre, Bulletin de l’APMEP numéro 473, « Euler ou l’art de chercher, découvrir, inventer ».
https://www.apmep.fr/Euler-ou-l-art-de-chercher
- Il s’agissait de calculer de deux façons différentes l’intégrale \(I=-\int^{1/2}_0 t^{-1} \ln(1-t)dt.\) Le détail se trouve en p. 43 du livre de William Dunham intitulé Euler: The master of us all, paru en 1999. ↩
- Elle est détaillée dans l’ouvrage Euler, The master of us all de William Dunham, pages 55-57. ↩