La Rondurie est un lieu-dit situé en Basse Normandie, mais ce terme désigne ici un pays dont les contours, tracés sur une mappemonde, formeraient un cercle parfait. Puisqu’un tel pays n’existe pas, on peut se demander plutôt quel est sur Terre le pays le plus rond. La réponse à cette question fait intervenir des notions de projection, de mesure de rondeur et d’optimisation.
On le savait depuis l’Antiquité, mais les spectaculaires clichés de clair de Terre pris en 1968 par l’équipage d’Apollo 8 en ont donné une preuve irréfutable : notre planète est ronde. Dans le ciel lunaire, elle se présente sous la forme d’un disque blanc et bleu, sur lequel on peut distinguer les continents et, en y regardant de très près, la grande muraille de Chine.
Sur un globe terrestre, représentation sphérique de cette boule pourtant légèrement aplatie aux pôles, nos pays aux formes variées sont souvent représentés en couleurs. On y repère aisément la botte italienne ou le Chili filiforme, qui s’étire sur plus de 4300 kilomètres entre le littoral du Pacifique et la cordillère des Andes. La forme du Canada est à peu près triangulaire, celle de l’Égypte plutôt rectangulaire, et celle de la France… hexagonale ?
D’après l’Australien David Barry, qui a soulevé en 2016 la question de la forme géométrique des pays, l’Égypte est bel et bien le plus rectangulaire de tous les États du monde, tout juste devant la Cité du Vatican. Plus récemment, le Britannique Tom Alps a pour sa part conclu que le Nicaragua est le pays le plus triangulaire et dans une note parue en 2019 dans le magazine américain Math Horizons, l’Argentin Gonzalo Ciruelos a montré que le Sierra Leone, petit État d’Afrique de l’Ouest, est le pays le plus rond, suivi de près par l’île de Nauru, en Océanie.
Pour anecdotiques que soient des classements de pays en fonction de leur forme géométrique, la production de tels palmarès soulève des questions mathématiques intéressantes, qui seront brièvement abordées dans cet article.
Le défi de la représentation
Le triangle, le carré ou le cercle étant des figures dans l’espace à deux dimensions, la première et principale difficulté consiste à se donner une représentation planaire fidèle des contours de chacun des pays du globe. C’est l’objet de la cartographie, qui fait intervenir des formules mathématiques complexes. Un article a déjà été consacré à ce sujet dans Accromath1.
Depuis la Renaissance, le Flamand Gerard de Kremer (1512-1594), connu sous le nom latinisé de Gerardus Mercator, l’Alsacien Johann Heinrich Lambert (1728-1777), les Allemands Heinrich Christian Albers (1773-1833) et Carl Friedrich Gauss (1777-1855), ainsi que l’Américain Arthur H. Robinson, né à Montréal en 1915 et décédé en 2004, sont au nombre de ceux qui ont le plus contribué à l’évolution de cette science.
À la base, la construction d’une carte est affaire de projection. Il s’agit de faire correspondre chacun des points du globe à un point d’un plan, sachant qu’il s’ensuivra forcément une distorsion. Si par exemple on projette sur un plan tangent, tel qu’illustré à la figure 1, la distorsion augmentera à mesure que l’on s’éloigne du point de tangence.
Idéalement, on aimerait qu’une carte préserve à la fois les rapports d’aires et de longueurs, ainsi que les angles. Il dé- coule toutefois du célèbre theorema egregium de Gauss que cet objectif est utopique. On doit donc opérer des choix selon l’étendue à cartographier et les besoins. En balistique, par exemple, les angles et les distances radiales autour du point de tir sont cruciales. En aviation, on privilégiera plutôt une carte dans laquelle les grands cercles centrés sur l’aéroport de départ sont représentés par des droites, puisque qu’ils permettent de visualiser aisément le trajet le plus court vers différentes destinations. Et ainsi de suite…
Il existe de multiples façons de représenter la surface d’une sphère sur un plan. On peut imaginer le plan de projection comme une feuille de papier qui deviendra ultimement la carte. Les trois stratégies les plus communes sont illustrées à la figure 2, à savoir
a) les projections azimutales, dans lesquelles la feuille de papier est à plat;
b) les projections coniques, dans lesquelles la feuille est roulée en forme de cône;
c) les projections cylindriques, dans lesquelles la feuille est roulée en forme de cylindre.
L’emblème des Nations unies reproduit à la figure 3 illustre bien la notion de projection azimutale. Attribué au Français Guillaume Postel (1510-1581), ce système de projection représente les parallèles par des cercles concentriques partageant le même point d’origine, lequel est le point de tangence duquel rayonnent les méridiens. Une telle projection n’indique une vraie direction qu’entre le point de tangence, soit le pôle Nord dans l’emblème, et les divers lieux.
La méthode de Postel induit d’évidentes distorsions de l’ensemble des aires et des formes des terres et des eaux loin du point de projection. Ces distorsions seront moindres si on projette plutôt la Terre sur un cône tangent ou sécant. Tel est le cas pour la projection conique conforme de Lambert, qui préserve les angles localement : l’angle auquel deux courbes se croisent sur la sphère est le même dans leur représentation planaire. Cette caractéristique, essentielle pour les cartes aéronautiques, assure aussi une meilleure reproduction des formes et la constance de l’échelle dans toutes les directions, bien que l’altération relative des aires ne soit pas rigoureusement constante (une projection qui possède cette dernière propriété, tel la projection de Bonne, est dite authalique).
Dans le système de projection de Lambert que l’on utilisera dans la suite sans prétendre qu’il est optimal, les méridiens sont des droites concourantes et les parallèles des arcs de cercle centrés sur le point de convergence des méridiens, comme dans l’ancien indicatif de CBC / Radio-Canada reproduit à la figure 3.
Dans la suite, on appellera « projection de Lambert » la projection conique conforme sécante « Lambert-93 » dont le cône est réglé selon les lieux cartographiés pour conserver au mieux les aires et les distances entre les lignes sécantes (no 2154 du registre EPSG).
Pour illustrer l’effet du choix de projection sur le classe- ment des pays en fonction de leur rondeur, on utilisera aussi — en raison de sa familiarité — la projection Web-Mercator (no 3857 du registre EPSG), adoptée par Google Maps en 2005. Il s’agit d’une variante de la projection cylindrique de Mercator, utilisée pour la production de cartes de navigation, qui offre un réseau également espacé de parallèles et de méridiens se coupant à angle droit. Toute ligne droite entre deux points de cette projection, appelée loxodrome, représente une courbe terrestre d’angle constant avec les méridiens. En revanche, cette projection induit une forte distorsion des hautes latitudes, comme on peut le voir à la figure 4, qui montre les représentations planaires du Canada issues des projections de Lambert (en haut) et de Mercator (en bas). L’hypertrophie des îles de la Reine-Élisabeth — et particulièrement de la Terre d’Ellesmere — dans la carte du bas est évidente.
Le défi de la quantification
Étant donné la représentation planaire $P$ d’un pays d’aire $S_P,$ comment peut-on en quantifier la rondeur ? Trois approches viennent spontanément à l’esprit :
a)Déterminer l’aire $S_I$ du plus grand disque inclus dans le pays et calculer le rapport $S_I/S_P.$
b)Déterminer l’aire $S_C$ du plus petit disque englobant tout le pays et calculer le rapport $S_P/S_C.$
c) Déterminer le disque $D(x,r)$ de centre x et de rayon $r$ qui maximise le rapport
\[\frac{\text{aire}(P \cap D(x,y))}{\text{max\{aire}(P),\,\text{aire}(D(x,y))\}}. \: \: \: (1)\]
Dans tous les cas, le rapport varie entre 0 et 1 et n’est égal à l’unité que si le contour de la région planaire P forme un cercle parfait.
Si on imagine par exemple un pays carré centré à l’origine dont les côtés seraient de longueur 1, comme dans la figure 5, le cercle inscrit, de rayon 1/2 (en bleu dans la figure), serait la solution selon l’approche a), ce qui conduirait à l’indice de rondeur $\pi/4 ≈ 0,785.$ En revanche, le cercle circonscrit, de rayon $1 \sqrt{2} ≈ 0,707$ (en vert dans la figure), constituerait la solution selon l’approche b), ce qui mènerait à l’indice de rondeur $2/\pi ≈ 0,637.$
Pour déterminer la solution selon l’approche c), il faudrait en principe considérer l’ensemble des disques $D(x,r),$ mais à la réflexion il suffit de se limiter à ceux qui ont le même centre que le carré. La figure 6 montre l’évolution du rapport (1) en fonction du rayon de ce disque pour les valeurs de $r$ entre 1/2 et $1/ \sqrt{2}.$ On voit que le rapport est d’abord croissant puis décroissant. Un calcul trigonométrique simple permet de vérifier que le rapport est maximisé lorsque son dénominateur est égal à 1, soit quand $r =1 /\pi ≈0,564.$ Ce cercle est tracé en rouge dans la figure 5. L’indice de rondeur correspondant est d’environ 0,904.
Chacun des trois indices décrits ci-dessus se défend mais le choix de l’un ou l’autre pourra éventuellement mener à un classement différent des pays. Dans la suite, on se concentrera sur l’indice (1), à l’instar de Alps, Barry et Ciruelos.
Le défi de l’identification
Pour une projection et un pays don- nés, l’absence de contours réguliers empêche de déterminer analytiquement les coordonnées du disque $D(x,r)$ permettant de maximiser l’indice de rondeur (1). On doit alors recourir à une procédure itérative visant à identifier la solution par améliorations successives d’un choix initial $D(x_0,r_0)$ astucieux.
On pourrait par exemple prendre comme valeur initiale $x_0$ le centre géographique du pays, encore que cette notion admette plusieurs définitions. Il peut s’agir du lieu le moins éloigné de tous les autres dans le pays, du milieu des extrémités de latitude et de longitude, ou d’un barycentre. On pourrait aussi partir du plus grand disque totalement inclus dans le pays ou du plus petit disque englobant tout le pays, mais ceux-ci doivent eux-mêmes être déterminés empiriquement.
Il est plus simple de s’en remettre à la puissance de calcul de l’ordinateur. À l’étape 0 de l’algorithme, on se donne au hasard un cercle quelconque centré dans le pays. À l’étape i, on génère alors un grand nombre de voisins situés sur des cercles concentriques centrés en $x_{i-1}.$ On évalue ensuite l’indice de rondeur pour des disques de divers rayons centrés en chacun de ces voisins et on choisit comme nouveau candidat $D(x_i,r_i)$ celui qui maximise ce rap- port. L’algorithme s’arrête lorsqu’après moult itérations, il devient impossible d’augmenter la valeur de l’indice.
Pour s’assurer que l’on a bien identifié la solution, il est prudent de relancer l’algorithme lui-même plusieurs fois en faisant varier aléatoirement le disque de départ $D(x_0,r_0).$ La vitesse à laquelle la procédure converge dépend du degré de sophistication avec lequel elle génère des candidats possibles pour le centre et le rayon des disques de substitution.
La partie gauche de la figure 7 illustre l’application d’un tel algorithme pour la recherche du meilleur disque représentant le Sierra Leone selon la projection de Lambert. La partie droite de la figure 7 montre le résultat de la même procédure pour la projection Web-Mercator. Dans les deux cas, le disque de départ est marqué en noir et les itérations successives sont en bleu; la solution finale apparaît en rouge.
Compte tenu de l’élément aléatoire de la procédure, chacune de ses utilisations conduit à une séquence différente de cercles mais la solution finale reste la même au degré de précision prédéfini. Elle est toutefois spécifique au choix de projection et d’indice de rondeur du pays.
Comme on peut le constater, les solutions représentées à la figure 7 sont très semblables. Il en va de même des indices de rondeur, qui sont respectivement de 0,9349 pour la projection de Lambert et de 0,9356 pour celle de Mercator. Le Sierra Leone étant un tout petit pays (son diamètre est inférieur à 400 km), la distorsion cartographique est très faible.
Dans le cas du Canada, cependant, la figure 8 montre que les solutions correspondant aux deux projections sont assez différentes. Il en va de même du ratio (1), qui est évalué à 0,6853 dans le cas de la projection de Lambert et à 0,7205 pour celle de Mercator. Ces disparités s’expliquent du fait que le Canada est un très grand pays (le 2e au monde) qui s’étend sur plus de 40 degrés de latitude.
Autres considérations
De nos jours, toutes les projections terrestres sont dérivées des coordonnées fournies par le système géodésique mondial WGS 84, qui précise l’équivalent de la longitude et de latitude mais en tenant compte du fait que la Terre est plutôt un ellipsoïde de révolution aplati et un peu déformé (à ce propos, voir sur Internet la maquette du « patatoïde de Postdam »). Cet outil de référence universel, notamment utilisé par le système de positionnement par satellite GPS, reconnaît actuellement l’existence de 206 entités géographiques. Cependant, deux mises en garde s’imposent.
D’une part, le système WGS 84, utilisé tant par Alps, Barry et Ciruelos que dans la suite, définit les contours d’un pays en tenant compte de tous ses territoires et possessions d’outre-mer. C’est ainsi que le Groenland fait partie intégrante du Danemark et que les États-Unis incluent l’Alaska, Hawaï ou Puerto Rico, par exemple. Si on n’y prend pas garde, ceci peut affecter singulièrement le rang de ces pays dans tout palmarès de rondeur, y compris celui de la France, à laquelle sont notamment rattachées la Martinique et la Guadeloupe.
D’autre part, certaines entités géographiques répertoriées par WGS 84 ne constituent pas des pays à proprement parler. C’est notamment le cas du Récif de Scarborough, atoll quasi triangulaire aussi appelé Huángyán Do, qui est revendiqué à la fois par la Chine, les Philippines et Taïwan.
Résultats
Que l’on choisisse la projection Lambert-93 ou Web-Mercator, c’est le Sierra Leone qui remporte la palme du pays le plus rond de la planète. Dans son article de 2019 mentionné en introduction, Gonzalo Ciruelos en était arrivé à la même conclusion au moyen d’une projection azimutale. De fait, la liste des six pays les plus ronds est la même pour ces trois projections, ce qui est rassurant. La figure 9 en révèle l’identité et la rondeur selon les projections de Lambert et de Mercator.
En revanche, l’adoption d’autres critères de rondeur change la donne, comme le montre le tableau 1, qui énumère les six pays les plus ronds selon les rapports $S_I/S_P$ et $S_P/S_C.$ Dans le premier cas, le Sierra Leone tombe au 7e ou au 8e rang, selon que l’on utilise la projection Lambert-93 ou Web-Mercator.
Le classement final dépend donc de la projection et du critère de rondeur choisis, ainsi que du traitement réservé aux territoires et possessions d’outre-mer de certains pays, ce qui peut affecter leur rang. Il en va ainsi de tout palmarès, qu’il s’agisse d’entreprises cotées en fonction de leur rendement, d’écoles ou d’universités classées selon leur réputation ou de chercheurs rangés en ordre de productivité scientifique.
Conclusion et envoi
Les classements ont du bon et sont assurément populaires. Mais en les consul- tant, on doit toujours garder l’esprit critique et se demander quels sont les critères – et parfois aussi les intentions ! – qui ont présidé à leur élaboration. Le conseil vaut même pour la recherche de la Rondurie.
En conformité avec les principes de duplication et de reproductibilité des travaux de recherche, une version documentée du code R utilisé pour rédiger cet article est disponible à l’adresse suivante: https://www.math.mcgill.ca/cgenest/Rondurie/
Au prix de quelques heures de travail, le lecteur motivé pourra adapter ce code pour produire, entre autres, une liste des pays les plus pentagonaux ou hexagonaux. Si sa recherche se limite aux polygones réguliers à $n$ côtés, elle ne saurait toutefois conduire à des résultats très différents de ceux déjà obtenus dans le cas du cercle car l’aire d’un tel polygone d’apothème $r$ est égale à $nr^2\sin(2\pi/n),$ tandis que celle du cercle circonscrit est de $\pi r^2.$ Le rapport des deux tend rapidement vers 1 à mesure que $n$ grandit; par exemple, il dépasse déjà 0,9 quand $n = 8$ et 0,95 quand $n = 12.$ Ainsi, il y a fort à parier que pour presque toutes les valeurs de $n,$ le pays dont la forme ressemble le plus à un polygone régulier à $n$ côtés ne sera autre que la Rondurie.
Pour en s\(\alpha\)voir plus !
- Alps, T. (2020). What is the most triangular country?
https://tomalps.github.io/ta_blog/most-triangular-country - Barry, D. (2016). The rectangularness of countries.
https://pappubahry.com/misc/rectangles/ - Ciruelos, G. (2019). What is the roundest country? Math Horizons, numéro de février, pp. 26-27.
https://gciruelos.com/what-is-the-roundest-country.html