Quand le Metropolitan Museum of Art de New York voulut prendre une photo en très haute résolution de ce chef d’œuvre de la fin du Moyen Âge, qui puisse rendre compte dans le détail de leur entrecroisement de tous les fils de cette grande tapisserie, ils se sont heurtés aux limites de leurs outils logiciels. Deux mathématiciens furent alors appelés à la rescousse. Ce qui paraissait n’être que le travail de quelques jours se révéla une longue quête qui dura quatre mois et se chiffra en myriades de calculs.
Depuis 1938, après que John D. Rockefeller en eût fait don au Metropolitan Museum of Art, la série des sept tapisseries de la Chasse à la Licorne,1 réalisée autour de l’an 1500, peut être admirée dans une belle salle du surprenant assemblage que constituent les Cloisters, propriété du Met, au nord de Manhattan.2 En 1998, lors d’une rénovation de la salle, on décrocha les tapisseries et on décida de les immortaliser en photos de très haute résolution, de façon à rendre dans tout son détail le travail des maîtres-tapissiers. On étendit donc les tapisseries par terre et l’on installa au plafond un système de rails pour permettre le déplacement précis d’un appareil photo chargé de les photographier par fragments carrés d’environ 9 pieds carrés (ou 0,8 m2), avec l’objectif de reconstituer chacune des tapisseries par les techniques habituelles de recomposition (stitching) appliquées sur les fichiers associés à chacun de ces fragments. En assurant une superposition importante entre les morceaux, La Licorne en captivité, qui mesure 3,68 m par 2,51 m nécessita ainsi 30 de ces fichiers.
Ce n’est qu’au moment de procéder à cette vaste courtepointe numérique qu’on réalisa que le nombre de pixels à traiter pour chaque tapisserie dépassait les limites d’utilisation des fonctions de recomposition des logiciels de traitement d’images et les fichiers durent dormir sur cédéroms quelques années… jusqu’à ce que de preux chevaliers ne vinssent les réveiller, comme dans tout joli conte qui se respecte….
Le travail des frères Chudnovsky
D’origine ukrainienne, les frères Gregory et David Chudnovsky sont deux mathématiciens américains passionnés de la théorie des nombres et du calcul assisté par ordinateur. Voulant initialement contribuer à la recherche des décimales de \(\pi\) et d’une éventuelle régularité qui les lierait, ils se sont construit leur propre superordinateur à partir de pièces qu’ils ont commandées ici et là.
Lorsqu’on fit appel à leurs services en 2003 pour reconstituer La Licorne en captivité, ils acceptèrent rapidement, convaincus que ce ne serait le travail que de quelques jours. La « couture » numérique des 30 morceaux ne représenta pas en soi un gros défi pour leurs algorithmes et leur ordinateur, mais il en résulta une recomposition difforme, une vision « la Frankenstein » de la licorne. On supposa une manipulation des fichiers, un mauvais alignement des rails, mais toutes les explications de ce genre ne résistèrent pas à l’analyse. Les deux chercheurs durent alors se rendre à l’évidence : la licorne bougeait. Oh, pas vraiment toute seule, ni grâce à des pouvoirs magiques, mais pour des raisons beaucoup plus terre à terre. En effet, lorsque la tapisserie s’était retrouvée à plat sur le sol pour être photographiée, après avoir été suspendue pendant des siècles, les fils de tapisserie se relâchèrent progressivement.
Cela engendra un mouvement suffisant pour créer un décalage perceptible entre les photos successives que l’on prit des différents fragments de la tapisserie. En analysant les déplacements à l’aide de 15 000 vecteurs, les frères Chudnovsky purent capturer ce mouvement, semblable à celui qu’on perçoit à la surface d’une eau calme; ils entreprirent alors l’audacieuse mission d’éliminer le mouvement des pièces du casse-tête en ayant recours à des techniques de correction d’images basées à la fois sur la reconnaissance statistique de régularités et l’algèbre linéaire des transformations vectorielles3.
Ces techniques dites de « warping » cherchent à repérer des régularités dans des objets semblables, mais non parfaitement identiques. Elles sont aussi utilisées en reconnaissance de la calligraphie ou de la parole. Chacun des 240 millions de pixels fut associé à un ensemble d’équations le liant à ses voisins. La résolution d’un tel système d’équations exigeait des millions d’opérations pour chacun des pixels et le résultat pouvait commander à son tour des ajustements et une nouvelle ronde de calculs. La dernière itération nécessita 30 heures de calcul du superordinateur et put enfin révéler une image impeccable de la licorne en captivité…
Si rien ne vaut une visite aux Cloisters pour apprécier le relief et la luminosité de cette œuvre unique, le travail mathématique qu’aura demandé sa capture photographique en très haute résolution nous la fait désormais envisager comme un objet dynamique, presque vivant, d’une complexité qui ne fait qu’ajouter à son pouvoir de fascination.
Depuis leur laboratoire à Brooklyn de l’Institut Polytechnique de l’Université de New York, les frères Chudnovsky poursuivent leurs recherches en calcul numérique à grande échelle, qu’ils peuvent employer, selon les besoins du moment, à repérer des régularités dans l’analyse de séquences en biogénétique, ou à reconstituer des chefs d’œuvre de la peinture dans le détail tridimensionnel des coups de pinceaux du maître. Le travail de ces deux chercheurs illustre bien l’ampleur du champ d’application des mathématiques et la puissance de leur action lorsqu’on les lie de façon ingénieuse à l’informatique, à travers l’étude et l’utilisation d’algorithmes. Tout en considérant que « la plupart des ordinateurs d’aujourd’hui sont sous-utilisés », ces deux mathématiciens tiennent à rappeler que « les mathématiques sont le langage » avec lequel il est possible à la fois de penser les sciences et de programmer les ordinateurs.
Ça n’est certes pas de la magie, mais c’est peut-être bien mieux.
Pour en s\(\alpha\)voir plus!
PRESTON, Richard, « Capturing the Unicorn: How two mathematicians came to the aid of the Met », The New Yorker, 11 avril 2005.
« NOVA Science NOW ». PBS. 2005-07-26.
The Metropolitan Museum of Art, The Unicorn Tapestries, METMEDIA.
- Selon la théorie la plus communément acceptée, ces tapisseries auraient été commandées pour célébrer le mariage d’Anne de Bretagne au roi Louis XII de France. ↩
- John D. Rockefeller avait acheté ces tapisseries en 1922, pour un peu plus d’un million de dollars, de la famille française La Rochefoucauld qui en était propriétaire depuis quelques siècles. Leur valeur est aujourd’hui inestimable. ↩
- Voir dans ce numéro L’imagerie numérique, p. 16-19. ↩