
De l’abstraction mathématique à la réalité sociale des épidémies.
Au XVIIIe siècle, la ville de Königsberg (maintenant Kaliningrad, Russie) possédait 7 ponts qui enjambaient la rivière Pregel et reliaient entre elles deux grandes îles et la terre ferme. Une question récurrente se posait aux habitants des lieux : peut-on franchir tous les ponts en ne les traversant chacun qu’une seule fois?
Cette intrigue fut résolue en 1735 par le légendaire mathématicien suisse, originaire de Bâle, Leonhard Euler (1707-1783). La réponse est négative! Il est impossible de traverser les 7 ponts sans revenir au moins une fois sur l’un d’entre eux. Le génie d’Euler l’amena à construire une abstraction de l’arrangement géographique de Königsberg en éliminant d’abord tous les éléments inutiles et en ne conservant que les îlots, les rives et les ponts (voir l’encadré page suivante). Il associa ensuite à chaque île et à chaque rive un point (sommet ou nœud) et à chaque pont une ligne (arête ou lien). L’objet mathématique ainsi obtenu s’appelle un graphe.
En essence, Euler affirme que la carte précise de la ville ne joue aucun rôle dans la solution du problème; ce n’est pas du ressort de la géométrie puisque les distances, les longueurs des ponts, les angles faits avec la rive par exemple n’interviennent pas. Ainsi, tous les détails du problème d’origine ont disparu sauf pour la connectivité entre les éléments constitutifs. On peut ainsi affirmer qu’en plus de jeter les fondements de la théorie des graphes, Euler donnait naissance à la topologie, une généralisation de la géométrie où l’équivalence est définie de façon bien plus large puisqu’il suffit à deux objets d’avoir le même nombre de morceaux, de trous, d’intersections, etc. pour être équivalents. Le graphe peut être déformé à volonté sans altérer ses caractéristiques, aussi longtemps que les liens entre les nœuds demeurent inchangés. En éliminant tout l’accessoire, cette théorie est capable de décrire les propriétés topologiques essentielles avec une clarté inaccessible si tous les détails étaient maintenus.
De la nature probabiliste de certains graphes
Le problème des ponts de Königsberg résulte en un graphe spécifique et bien défini: les données du problème permettent en effet d’établir la configuration des nœuds et des liens du graphe. Cependant, il est également possible de définir des graphes dans lesquels on ne spécifie pas exactement la structure mais plutôt la probabilité qu’une telle structure survienne. On parle alors de graphes aléatoires.
Parmi les graphes aléatoires, il existe une sous-classe, les graphes d’Erdös-Rényi, nommés en l’honneur des mathématiciens hongrois Paul Erdös (1913-1996) et Alfréd Rényi (1921-1970), où, pour chacune des paires de nœuds possibles, il existe une probabilité p que les deux nœuds composant cette paire soient joints par un lien. Puisqu’une telle construction interdit qu’un nœud soit lié à lui-même que plus d’un lien joignent deux nœuds, un tel graphe sur \(N\) nœuds comporte au maximum \(N(N – 1)/2\) liens.
Il existe donc \(2^{N(N – 1)/2}\) de ces graphes sur \(N\) nœuds (pour \(p≠0\) et \(p≠1\)) et le degré moyen des nœuds du graphe est \(z = p(N –1)\).
Erdös et Rényi ont obtenu plusieurs résultats intéressants pour ce genre de graphes. Entre autre, dans la limite où \(N\) est grand, il est presque certain que la taille de la plus grande composante connectée du graphe soit d’ordre inférieur à log \(N\) lorsque \(z < 1.\) Pour un réseau, disons de grandeur \(N\) = 10 000, log \(N\) = 4, un nombre considérablement plus petit queN! À l’inverse, la plus grande composante connectée occupe presque certainement une fraction importante (de l’ordre de \(N\)) du graphe lorsque z > 1, la seconde composante en importance ayant alors une taille d’un ordre inférieur à log \(N\).
Ainsi, sous la valeur critique \(z_c = 1,\) seule la structure locale du graphe est affectée lors de petits changements du paramètre \(z\). Par opposition, le passage de \(z < 1\) à \(z > \)1 entraîne un changement global majeur: l’apparition soudaine d’une composante géante contenant une fraction importante des nœuds du graphe. Les phénomènes présentant de tels changements qualitatifs importants sont appelés phénomènes de percolation et le seuil critique, ici \(z_c = 1\), est appelé seuil de percolation.
La solution d’Euler au problème des ponts de Königsberg
Le problème des ponts de Königsberg peut être traduit en langage mathématique moderne comme la question de l’existence d’un chemin eulérien sur un graphe. Un chemin eulérien est précisément un parcours qui emprunte chaque lien exactement une fois. Puisque le chemin recherché doit entrer et quitter chaque nœud qu’il rencontre, sauf le premier et le dernier, Euler prouva, et la solution est tout à fait générale, qu’il ne peut y avoir qu’au plus 2 nœuds dans le graphe ayant un nombre impair de liens s’y attachant pour qu’un tel parcours existe. On dirait aujourd’hui qu’il ne peut y avoir plus de 2 nœuds de degré impair, le degré d’un nœud étant le nombre de liens qui y concourent. Puisque les 4 nœuds dans le graphe de Königsberg sont de degré impair (3 de degré 3 et 1 de degré 5), le problème des ponts n’a nécessairement pas de solution.
Où la régularité nous enflamme
Si maintenant on ajoute un élément supplémentaire à la structure même du graphe, à savoir l’état des nœuds, on parlera génériquement de réseaux. Le changement temporel de ces états, selon une règle prédéterminée, nous permettra alors de suivre l’évolution globale de la dynamique sur réseaux.
Simulation d’un feu de forêt
Les arbres intacts (vert) voisins des arbres actuellement en feu (rouge) sont susceptibles d’être enflammés à la prochaine étape, alors que les arbres actuellement en feu seront devenus cendres (gris). Les flèches noires indiquent les endroits où il y a une probabilité p de transmission. Ainsi, les cases vertes pointées par ces flèches ne sont donc pas nécessairement toutes rouges à l’étape suivante.
Pour illustrer ce nouvel aspect évolutif, un exemple splendide de percolation consiste en une simulation de feu de forêt. Par opposition aux graphes d’Erdös-Rény, il est plus simple d’utiliser un graphe régulier, comme on en retrouve par exemple dans le réseau cristallin de matériaux usuels, une structure ordonnée possédant la symétrie du solide en question. Sur ce graphe, nous définirons 3 états: intact, enflammé et brûlé.
La propagation du feu de forêt se fait de la façon itérative suivante. Chacune des cases d’une grille est initialement peinte en vert (état intact), représentant un arbre (voir encadré ci-dessus). On choisit ensuite un arbre au hasard et on y « met feu » en peignant la case correspondante en rouge (état enflammé). Commence ensuite une succession d’étapes où chacune d’entre elles rend possible la propagation de l’incendie aux arbres voisins des arbres en feu, c’est-à-dire les cases vertes se trouvant immédiatement en haut, en bas, à gauche ou à droite des cases rouges. Cependant, les arbres voisins d’un arbre en feu à une étape donnée ne s’enflamment pas nécessairement à l’étape suivante mais il y a plutôt une probabilité p que cet événement se produise. De même, les arbres qui étaient en feu à une certaine étape ne sont désormais plus que cendres aux étapes suivantes et on les représente alors par des cases grises (état brûlé). Dans ce scénario, le feu ne peut se propager selon une diagonale de la grille et est arrêté par les cases grises (un arbre ne peut brûler deux fois).
Ici, le seuil de percolation est précisément \(p_c = 1/2\). Si la probabilité p qu’un arbre prenne feu est inférieure à \(p_c\), un nombre relativement petit d’arbres brûlera avant que le processus ne s’arrête de lui même, c’est-à-dire avant qu’il ne reste plus d’arbres en feu. Cependant, au dessus du seuil, une fraction importante du réseau peut être brûlée, et ce, aussi grande que soit la grille. Sur les deux graphiques de l’encadré ci-contre, on représente l’état final du système après un nombre suffisant d’étapes, i.e. lorsqu’il ne reste plus d’arbres en feu, pour une grille de 200 x 200, et pour deux valeurs de p voisines de \(p_c\).
État final du système
État final du système (après qu’il n’y ait plus d’arbres en feu) pour deux valeurs de p voisines de \(p_c\) sur une grille de 200 x 200.
Il s’agit bien d’un phénomène de percolation où la structure globale change de façon qualitative autour d’un seuil de percolation, ici \(p_c\). Plusieurs phénomènes physiques comme les transitions de phases, par exemple le passage de la glace à l’eau, peuvent également être étudiés en termes de phénomènes de percolation sur des réseaux réguliers.
Afin d’améliorer le réalisme de la dynamique sur réseaux, s’offre à nous la possibilité de complexifier soit la structure même des réseaux, soit la règle évolutive, ou encore les deux aspects à la fois.
De la simplicité à la complexité
Entre les graphes aléatoires et réguliers, où les noeuds sont équipés de propriétés spécifiques ou non, il existe une panoplie de réseaux de structure intermédiaire: les réseaux dits complexes. Au cours de la dernière décennie, ces réseaux ont attiré l’attention de scientifiques de tous genres – physiciens, mathématiciens, statisticiens, informaticiens, biologistes, sociologues, épidémiologistes – pour n’en nommer que quelques-uns. Un tel engouement multidisciplinaire s’explique par le fait que les réseaux complexes sont d’excellents modèles pour décrire de nombreux systèmes réels impliquant plusieurs éléments en interaction les uns avec les autres. Par exemple, on peut utiliser les réseaux complexes pour modéliser les chaînes alimentaires d’écosystèmes, pour décrire la topologie du World Wide Web et de l’Internet, pour mieux comprendre les réseaux sociaux ou pour visualiser l’interdépendance entre les protéines d’un organisme vivant.
La modélisation de systèmes réels à l’aide de réseaux complexes permet aux chercheurs de mieux comprendre leur structure et son impact sur la dynamique de ces systèmes. Ainsi, la modélisation d’une chaîne alimentaire aide les écologistes à prédire l’effet qu’aura la disparition d’une espèce sur la stabilité de l’écosystème. Toutefois, afin que les résultats obtenus lors de ces études soient valides, il est essentiel que les modèles utilisés soient suffisamment réalistes. Il est donc nécessaire de bien connaître les diverses propriétés des systèmes réels, tâche sur laquelle les chercheurs se sont aussi penchés.
L’expérience du Small-World
Lors de son expérience, Milgram demanda à des citoyens de deux villes du centre des États-Unis de poster une lettre à un individu X vivant à Boston. Les participants ne pouvaient toutefois envoyer la lettre directement à cet individu que s’ils le connaissaient personnellement. Sinon, ils devaient l’envoyer à un(e) ami(e) de leur choix qui aurait, selon eux, plus de chance de connaître personnellement l’individu X. À leur tour, ceux-ci devaient reposter la lettre à l’individu X s’ils le connaissaient personnellement ou à un(e) ami(e) de leur choix qui serait plus en mesure de le connaître et ainsi de suite.
À chaque personne qui transférait la lettre, il était demandé d’y inscrire son nom et son adresse. Ainsi, à l’aide des lettres qui atteignirent éventuellement l’individu X, Milgram fut en mesure de compter le nombre moyen d’intermédiaires séparant des individus qui à prime abord n’avaient aucun lien apparent entre eux. Quelle ne fut pas sa surprise de constater qu’en moyenne, une lettre n’avait eu qu’à être mise à la poste 5,5 fois pour atteindre son destinataire!
Cette expérience fut répétée à plusieurs reprises avec des individus résidant dans d’autres régions et Milgram obtint le même genre de résultats. Cette expérience frappa l’imaginaire collectif et inspira le concept des six degrés de séparation qui prétend que deux personnes choisies au hasard sur la planète seront reliées en moyenne par seulement cinq personnes. Faites-en l’expérience.
Grâce à ces efforts, plusieurs caractéristiques, dont quelques-unes insoupçonnées, ont été découvertes au fil des ans. C’est le cas de l’effet Small-World mis au jour par le psychologue social américain Stanley Milgram dans les années 1960. Lors de son expérience (voir encadré), Milgram découvrit qu’en moyenne, deux individus choisis au hasard sont reliés l’un à l’autre par seulement cinq autres personnes en considérant les liens d’ « amitié » (au sens très large) entre les gens. Autrement dit, une grande majorité des gens sur la Terre sont en fait l’ami d’un ami d’un ami d’un ami d’un ami d’un ami. Cet effet s’apparente à l’expression populaire: « Hé! Que le monde est petit! », bien connue de tous et d’où il tire son nom (small world: petit monde).
Au gré des ans, de nombreuses études ont démontré que l’effet Small-World n’est pas limité uniquement aux réseaux sociaux et est présent dans la plupart des réseaux réels. Ces évidences expérimentales ont motivé les physiciens Duncan J. Watts et Steven H. Strogatz à proposer en 1998 un tout nouveau modèle de réseaux complexes possédant explicitement l’effet Small-World. Cette contribution scientifique clé ainsi que quelques autres ont initié un développement accéléré des modèles mathématiques décrivant les réseaux complexes et leur dynamique associée. Ceux-ci trouvent aujourd’hui leur application dans une foule de domaines de recherche, dont une particulièrement spectaculaire, en épidémiologie.
Du simple au complexe
Ainsi, à l’aide d’un réseau complexe où les noeuds représentent les individus et les liens représentent les contacts permettant la transmission de la maladie, il est possible de simuler la propagation de maladies infectieuses sur des réseaux de contacts.
Lors de ces simulations, un premier individu (donc un noeud) est infecté par un agent pathogène. Celui-ci infecte ensuite ses voisins (noeuds avec qui il a un lien) avec une probabilité que l’on nomme la transmissibilité. Ces nouveaux infectés peuvent à leur tour transmettre la maladie à leurs voisins avec cette même probabilité. Répéter cette opération jusqu’à ce qu’il n’y ait aucun nouvel infecté permet de recueillir une foule d’informations sur les risques d’épidémie et sur les dommages associés (par exemple, le nombre de gens qui seront infectés). Or, à l’instar des feux de forêt, la propagation de maladies infectieuses dans une population possède elle aussi un seuil de percolation, c’est-à-dire qu’il existe une valeur précise de la transmissibilité sous laquelle peu d’individus sont infectés et juste au-delà de laquelle une épidémie peut apparaître. Autrement dit, l’étude des conditions de percolation des réseaux complexes représentant des réseaux de contacts réels permet de connaître les risques qu’une épidémie survienne! Ceci ouvre la porte à la possibilité de tester diverses stratégies de prévention ou d’intervention avant même qu’une quelconque épidémie ne soit déclarée et ainsi de permettre aux populations et aux intervenants de la santé de se préparer en conséquence.
Notre périple nous a amené de la notion de graphe introduite par Euler à l’émergence d’une nouvelle science qu’il serait heureux d’appeler la théorie des réseaux. Inutile de le nier, les réseaux sont omniprésents et l’imagerie du réseau même imprègne toute notre culture moderne: de l’Internet à sa proche cousine la Toile (WWW), des réseaux économiques aux réseaux de propagation de maladies, telle la grippe aviaire…
Les maladies infectieuses
L’épidémiologie est une science qui s’intéresse aux facteurs influençant la santé des populations. Ceci inclut notamment l’étude de la propagation des maladies infectieuses, telles la grippe, les I.T.S. (infections transmises sexuellement), la gastroentérite et des moyens qui peuvent être utilisés pour la contrer comme la vaccination ou la quarantaine pour ainsi éviter qu’une population soit frappée par une épidémie. Toutefois, bien que beaucoup d’études aient porté sur les moyens d’intervention au niveau de l’individu via le développement de nouveaux médicaments, la façon dont ceux-ci devraient être déployés afin de réduire les risques d’épidémies n’est toujours pas claire.
Les maladies infectieuses sont des maladies causées par un agent pathogène, un virus, une bactérie ou un parasite quelconque qui se transmet d’une personne infectée à une personne saine lorsque celles-ci ont un contact spécifique permettant une transmission. On pensera à une poignée de main dans le cas de la grippe ou à une relation sexuelle non-protégée dans le cas des I.T.S. Ainsi, une personne malade ne peut infecter que les gens avec qui elle a un contact à risque et dans cette perspective, la structure sociale (appelée réseau de contacts) devient un facteur crucial affectant les risques d’une épidémie.
Tel que mentionné précédemment, les chercheurs en théorie des réseaux ont développé au fil des ans des modèles de plus en plus précis et réalistes de réseaux complexes. Des expériences telles que celle de Milgram ont permis de mettre au jour de nombreuses propriétés des réseaux sociaux offrant maintenant aux chercheurs d’excellents modèles pour représenter les réseaux de contacts des populations humaines.
Pour en s\(\alpha\)voirplus !
Théorie des graphes:
http://fr.wikipedia.org/wiki/Théorie_des_graphes
Réseaux complexes/sociaux:
Barabási, Albert-László L., Linked: The New Science of Networks (Perseus Press, Cambridge, MA, 2002)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Réseaux_sociaux
Effet Small-World:
Watts, Duncan J., Small Worlds (Princeton University Press, 1999)
Watts, Duncan J., Six Degrees: The Science of a Connected Age ( W. W. Norton & Company, 2003)
Exemples de réseaux réels:
http://www.visualcomplexity.com