Les premières phrases des Éléments de mathématique de Nicolas Bourbaki sont catégoriques: « Depuis les Grecs, qui dit mathématiques dit démonstration; certains doutent même qu’il se trouve, en dehors des mathématiques, des démonstrations au sens précis et rigoureux que ce mot a reçu des Grecs ».
Preuves sans mots
Peut-on faire une démonstration sans écrire un raisonnement? De telles démonstrations rencontreraient-elles les vues de Bourbaki?
Les preuves sans mots ou démonstrations sans mots1, par principe, ne nécessitent qu’un minimum de connaissances et un peu de concentration. Elles naissent de l’observation d’un ou plusieurs dessins parfois accompagnés de quelques formules. Ces preuves sont soigneusement collectées depuis plusieurs années par des amateurs fascinés2. Pour que la compréhension donnée par une preuve sans mot soit satisfaisante et complète, il ne suffit pas de dire: je le vois, donc c’est vrai. Une preuve sans mot est une suite d’arguments qu’on se formule à soi-même, stimulé et guidé par une figure judicieuse qu’on a sous les yeux, ces arguments ne devant pas laisser de place au moindre doute. Commentons les figures sur les lunules d’Hippocrate en explicitant tout ce qui, dans la tête de l’observateur, doit être évoqué pour qu’il éprouve le sentiment d’être face à une démonstration véritable et pour que sa compréhension soit parfaite. L’énoncé démontré par cette figure est un théorème, vieux de 2 400 ans, dû à Hippocrate de Chios:
La somme des aires des deux lunules construites sur les petits côtés d’un triangle rectangle est égale à l’aire du triangle lui-même.
Cette preuve sans mot se décompose en quatre étapes:
a) L’examen des trois figures apprend d’abord ce qu’on doit entendre par « lunules construites sur les deux petits côtés d’un triangle rectangle ». Il s’agit des surfaces délimitées par des demi-cercles dont les côtés du triangle sont les diamètres; les demi-cercles étant construits vers l’extérieur dans le cas des petits côtés, et vers l’intérieur dans le cas de l’hypoténuse.
b) La première égalité, $A_1 + A_2 = A_3,$ provient du théorème de Pythagore et du théorème affirmant que la surface d’un disque — et donc d’un demi-disque — est proportionnelle au carré du rayon du disque, donc aussi du diamètre.
c) La seconde égalité provient de la première égalité et de la seconde figure, par décomposition des demi-disques: $A_1$ en $L_1 + S_1; A_2$ en $L_2 + S_2$ et enfin $A_3$ (après réflexion dans l’hypoténuse) en $T + S_1 + S_2$. Le fait que le sommet correspondant à l’angle droit du triangle soit situé sur le demi-cercle construit sur l’hypoténuse est un résultat classique de la géométrie du triangle supposé connu. Qu’une réunion de morceaux disjoints du plan ait pour aire la somme des aires des morceaux, et que deux figures symétriques possèdent la même aire, sont des évidences ; cependant il ne faudrait pas oublier de mentionner ces points pour formuler une justification détaillée du passage de la première égalité à la seconde.
d) La troisième égalité $L_1 + L_2 = T$ provient, par simplification, de la seconde. Notons que cette phase nous est aujourd’hui facile, mais c’est grâce à l’habitude que nous avons des notations et règles de manipulations algébriques; du temps d’Hippocrate de Chios, elles n’étaient pas pratiquées.
Hippocrate de Chios
vers ~450
Armateur, il a quitté l’île de Chios vers 430 pour se rendre à Athènes afin de récupérer un navire saisi par la douane. Durant son séjour, il a rencontré des philosophes et des mathématiciens et s’est alors intéressé aux mathématiques et plus particulièrement au problème de la quadrature du cercle, qui consiste à construire un carré dont l’aire est
égale à celle d’un cercle donné. Selon Platon, pour résoudre ce problème, il ne fallait utiliser qu’une règle et un compas. Les tentatives de quadrature du cercle par Hippocrate lui ont permis de déterminer que:
La somme des aires des deux lunules construites sur les petits côtés d’un triangle rectangle est égale à celle du triangle lui-même.
Cheminement mental
Rien dans les phases a), b), c) et d) n’a besoin d’être écrit (c’est le charme de ce genre de démonstrations), mais comprendre la démonstration sans mots consiste à parcourir mentalement les quatre phases sans omettre de points importants; celui qui n’effectue pas ce cheminement mental (par exemple parce qu’il ignore le théorème de Pythagore) n’a pas vraiment compris la démonstration, doit s’en apercevoir et dire: « Non, je ne suis pas convaincu du théorème ».
Le cheminement mental, si on le voulait, se traduirait en mots – nous venons de le faire – et en définitive les preuves sans mots sont donc compatibles avec la notion classique de preuve que Bourbaki a en tête lorsqu’il soutient que rien n’a changé depuis les Grecs. Dans une preuve sans mots, on propose une figure (ou série de figures) qui suggère (sans l’écrire) une démonstration classique, c’est-à-dire une série d’enchaînements conformes à la logique, chacun s’appuyant sur des affirmations qui, ou bien sont admises au départ (axiomes, postulats, définitions), ou bien sont des résultats démontrés auparavant.
Assez récemment, un autre type de preuves graphiques remarquablement efficaces et plaisantes est apparu. Il s’agit des preuves par dessins animés que certains films utilisent3. Une figure est montrée et se transforme progressivement sous vos yeux : des parties de la figure se déplacent, des droites pivotent, des tracés nouveaux sont dessinés, etc. Comme dans les preuves sans mots, le tout, si l’on est suffisamment attentif, conduit à comprendre la vérité d’une proposition géométrique, trigonométrique ou arithmétique qui, sinon, ne serait pas du tout évidente. Celui qui assiste au ballet réglé de l’animation dispose d’une preuve complète du théorème visé. Assister à ces mathématiques dynamiques fait découvrir de nouvelles certitudes mathématiques. L’analyse faite plus haut pour les preuves sans mots peut être répétée pour les preuves par dessins animés: comprendre une telle preuve permet d’écrire une démonstration au sens classique si on le souhaite. Les démonstrations de ce type, pour étonnantes et inhabituelles qu’elles soient, ne remettent pas en question la stabilité millénaire de la notion de démonstration.
Bourbaki a-t-il donc raison?
La réponse doit être nuancée. Ce que les Grecs – par exemple Euclide – considéraient comme une démonstration est aujourd’hui encore, moyennant quelques adaptations dans le style et les notations, toujours considéré comme une démonstration. En revanche, nous avons beaucoup avancé sur les notations, la structure logique des arguments, et la compréhension de ce qu’il est possible d’attendre de la méthode axiomatique. Nos notations et la logique mathématique ont tellement progressé que, contrairement aux Grecs, nous savons formaliser les démonstrations que nous écrivons.
Nicolas Bourbaki
Nicolas Bourbaki est le pseudonyme sous lequel un groupe de mathématiciens francophones a été formé au cours des années 1930 sous l’impulsion, notamment, d’André Weil et Jean Dieudonné. L’objectif premier était la rédaction d’un traité d’analyse. Le groupe s’est fondé en association, l’Association des amis de Nicolas Bourbaki, le 30 août 1952. Sa composition a évolué avec un renouvellement constant de ses membres.
Sous le nom Nicolas Bourbaki fut publiée une présentation cohérente des mathématiques dans une série d’ouvrages sous le titre Éléments de mathématique. Cette œuvre est à ce jour inachevée. Elle a eu une influence sur l’enseignement des mathématiques et sur l’évolution des mathématiques du XXe siècle. Toutefois, elle connaît de nombreuses critiques: style trop rigoureux, manque d’exemples, incompréhension par les étudiants, etc.
Chaque affirmation d’un raisonnement peut, en effet, être écrite comme une formule dans un symbolisme fixé, et chaque nouvelle formule peut être justifiée par une règle de transformation des formules, la liste des règles utilisables étant donnée au départ. David Hilbert disait: « Les règles pour écrire une démonstration doivent être si claires que si quelqu’un vous propose une démonstration, alors une procédure mécanique doit pouvoir assurer que la démonstration est correcte, c’est-à-dire qu’elle obéit aux règles. »
Cet idéal de vérification mécanique a connu des développements importants au début du XXe siècle et il constitue un progrès remarquable sur lequel Bourbaki s’appuie, puisque les premières pages de son traité consistent à définir avec une parfaite précision le système formel qui sert de base au reste de l’ouvrage. Le système formel utilisé par Bourbaki (et par presque tous les mathématiciens aujourd’hui) est celui de la théorie des ensembles; il est si puissant qu’on peut l’utiliser pour toutes les mathématiques… ou presque. Le premier accroc, en 1930, dans l’idée d’une notion absolue et définitive de démonstration est l’œuvre inattendue et radicale du mathématicien autrichien Kurt Gödel. Il prouva qu’à tout système formel sont associées des formules vraies et non démontrables dans le système lui-même. Ce célèbre théorème d’incomplétude signifie qu’aucune notion absolue et définitive de démonstration ne sera jamais formulée. Jamais nous ne saurons ce qu’est une démonstration juste; tout système formel, s’il ne conduit pas à des contradictions, négligera certaines vérités.
Le système formel de Bourbaki est très puissant, mais à lui seul il ne permet pas de démontrer tout ce qui peut être considéré comme mathématiquement vrai, et on connaît des énoncés qui échappent au système de Bourbaki, en premier lieu l’énoncé affirmant que ce système est sans contradiction. D’autres systèmes plus puissants sont connus, mais eux-mêmes — s’ils ne sont pas contradictoires — sont sujets à l’incomplétude.
De plus, le risque de contradiction ne pourra jamais être éliminé, car une conséquence des résultats de Gödel est qu’on ne peut prouver la non-contradiction d’un système formel qu’en utilisant un autre système plus puissant, lequel risque donc, encore plus, d’être contradictoire. La certitude mathématique qu’on obtient en écrivant une preuve, même formelle, est donc atténuée par l’impossibilité dans laquelle nous nous trouvons d’être certains que le système que nous utilisons est non contradictoire (car bien sûr, s’il l’est, notre démonstration formelle n’a aucun sens). Il faut mentionner que l’accroc gödélien ne gêne guère les mathématiciens qui, sauf dans de rares exceptions, ne se préoccupent pas de l’incomplétude et ne la craignent pas: ils se placent dans un système formel donné (par défaut un système équivalent à celui du Bourbaki) et mènent leur travail, persuadés que rien d’important ne leur échappera.
Kurt Gödel
1906-1978
Kurt Gödel4 a révolutionné les fondements logiques des mathématiques. Il était tellement obsédé par la rigueur logique qu’on raconte que, alors qu’il cherchait à obtenir sa naturalisation américaine, il osa tenter d’établir devant le juge la contradiction de certains articles de la constitution des États-Unis.
Sa thèse, et surtout un article publié en 1931 sous le titre « Über formal unentscheidbare Sätze der Principia Mathematica und verwandter Systeme » (Sur l’indécidabilité formelle des Principia Mathematica et de systèmes équivalents), ont donné à Gödel une réputation internationale. Gödel y met fin aux espoirs de Hilbert d’axiomatiser totalement les mathématiques de faire de la vérification d’une preuve une suite de déductions mécaniques et de montrer ultimement la non-contradiction des mathématiques axiomatisées. Ainsi, Gödel a montré qu’il existe des propositions vraies sur les nombres entiers, mais qui ne peuvent être démontrées dans un système formel équivalent à celui de Bourbaki. Il montre même que, si on ajoute d’autres axiomes, on trouvera toujours des propositions vraies indécidables (qu’on ne pourra pas démontrer).
- Les désignations « preuve » et « démonstration » s’utilisent en mathématiques l’une pour l’autre. ↩
- Deux livres présentés par Roger Nelsen et publiés par The Mathematical Association of America en réunissent les plus beaux exemples. ↩
- Une série de films coordonnés par le mathématicien Tom Apostol (voir http:// www.projectmathematics.com/) propose ainsi un cours de géométrie dont toutes les démonstrations semblent faciles et amusantes, même celles considérées habituellement comme rébarbatives (formules d’addition sur les sinus et cosinus d’une somme par exemple). ↩
- Voir également encadré Kurt Gödel, dans l’article de Bernard Hodgson dans Accromath, vol 2. hiver-printemps 2007, p.23. ↩