Simon Stevin est né à Bruges en 1548, mais il passa la majeure partie de sa vie aux Pays-Bas, où il mourut en 1620. Comme plusieurs mathématiciens de son époque, il s’intéressait à toutes sortes de sujets. Contemporain de Galilée, il a, tout comme celui-ci, contribué à la naissance d’une nouvelle discipline scientifique, la mécanique. Avec Rheticus et Kepler, il fut l’un des premiers à publier une défense du système copernicien. Il a entre autres publié un volume de géométrie, Problematum geometricum, un Pratique d’arithmétique et son célèbre Statique. Finalement, il a écrit un livre sur la musique, bien qu’il n’emploie pas le mot musique mais plutôt le terme chanter, Vande spiegheling der singconst, « Sur la théorie de l’art de chanter »; cet ouvrage est resté un manuscrit jusqu’à sa parution à Amsterdam en 1884 et il y expose sa façon de construire la gamme tempérée.
Stevin fut d’abord caissier et comptable avant de travailler au service des finances de Bruges. Il fut précepteur de Maurice de Nassau, prince d’Orange. En 1593, il devint intendant général des armées néerlandaises et fonda en 1600 l’école de génie rattachée à l’Université de Leyde. Il a également inventé une méthode pour retenir une armée d’envahisseurs: il fit inonder les terres et chemins en ouvrant les écluses situées dans une digue. Les Néerlandais se sont souvenus de cette méthode lorsque les Allemands envahirent les Pays-Bas durant la seconde guerre mondiale. Il participa également à la construction de fortifications, de ports, d’écluses et de moulins à vent.
Son travail de comptable l’avait certainement sensibilisé à l’importance d’un bon système de numération (écriture des nombres), ce qui lui permit de comprendre clairement la notion de nombre décimal et les avantages de la numération décimale. Jusqu’à cette parution, les nombres rationnels étaient écrits en juxtaposant leur partie entière et une fraction. Ainsi, on écrivait 6 3/4 au lieu de 6,75. Les procédures de calculs sur des nombres comportant une partie fractionnaire étaient compliquées. Par exemple, pour l’addition, il fallait faire une mise au même dénominateur. L’encadré ci-contre est une reproduction d’un exemple de la Disme sur la procédure d’addition des nombres décimaux. Cependant, la notation de Stevin pour la partie décimale d’un nombre n’avait pas la simplicité de celle utilisée de nos jours. Ainsi, il notait:
ce que nous notons:
\[54,231\]
Il communiqua ses réflexions sur ce sujet dans Tafelen van interest (tables d’intérêt) en 1582, Pratique d’arithmétique en 1585 et un petit texte de trente-six pages, La Theinde, publié la même année en français sous le titre La Disme. Cette partie présentait son système de notation et expliquait comment effectuer les quatre opérations sur les nombres décimaux.
Cette traduction contribua à l’instauration du système décimal et à l’utilisation des fractions décimales dans toute l’Europe. Une des retombées de l’implantation de l’écriture décimale des nombres a été l’apparition de nouveaux objets mathématiques, les nombres périodiques qui se répètent indéfiniment:
\[4/11 = 0,36363…\]
et des nombres décimaux dont la partie décimale est infinie, non périodique et qui donne des résultats surprenants:
\[0,9 + 0,09 +0,009 + … = 0,999… = 1. \]
Stevin a apporté des contributions au développement du calcul différentiel et intégral en s’intéressant plus particulièrement aux centres de gravité et à la pression exercée par l’eau sur un barrage. Il a démontré, dans un ouvrage intitulé Statique et publié en 1586, que le centre de gravité d’un triangle est sur les médianes du triangle. Pour ce faire, il pave un triangle quelconque de parallélogrammes inscrits ayant même hauteur et dont deux des côtés sont parallèles à une médiane du triangle.
Selon un résultat d’Archimède sur les figures ayant une symétrie bilatérale, le centre de gravité de chacun de ces parallélogrammes est sur une médiane du triangle, puisque cette droite passe par le milieu des côtés opposés de chacun des parallélogrammes. Si on augmente le nombre de parallélogrammes inscrits, on diminue la différence entre le triangle et les figures inscrites. Cette différence peut être rendue aussi petite que l’on veut. Le centre de gravité du triangle est donc sur cette médiane. En procédant de la même manière, il obtient que le centre de gravité est sur chacune des médianes et se situe donc au point de rencontre de celles-ci.
Hydrostatique
Stevin s’est intéressé à l’hydrostatique et a redécouvert le principe des vases communi- cants. Il a étudié la force qu’exerce un liquide sur une surface. Cette force est le produit de la pression en un point par l’aire de la surface. Or, la pression en un point ne dépend que de la hauteur et de la nature du liquide. Elle est indépendante de la forme du contenant. Ce résultat, contraire à l’intuition et que l’on désigne par paradoxe hydrostatique, est à la base du fonctionnement des presses hydrauliques.
Force exercée sur un barrage
Le problème du calcul de la force exercée par l’eau sur un barrage a rendu Stevin célèbre.
Pour déterminer cette force, Stevin imagine que le barrage est un carré unitaire divisé en bandes horizontales de même dimension, et compare cette force à celle exercée sur un carré unitaire immergé horizontalement à une profondeur unitaire (disons, en unités modernes, un carré de 1 m par 1 m immergé horizontalement à une profondeur de 1 m). Il étudie d’abord le problème en divisant son barrage en quatre bandes. Il considère que chacune des bandes subit une rotation de 90° autour de sa partie supérieure.
La bande du haut est alors à la surface de l’eau et ne subit aucune pression. L’aire de la seconde bande est 1 × 1/4 et la colon- ne de liquide qui la surplombe est le quart de celle sur le carré unitaire immergé horizontalement. Puisque la pression est proportionnelle à la hauteur du liquide, la force exercée sur cette bande est 1 × 1/4 × 1/4. L’aire de la troisième bande est 1 × 1/4 et elle est à une profondeur de 2/4. La force exercée est 1 × 1/4 × 2/4. La quatrième bande est à une profondeur de 3/4 et la force exercée est 1 × 1/4 × 3/4. La force totale exercée est alors:
\[\frac{0}{4^2}+\frac{1}{4^2}+\frac{2}{4^2}+\frac{3}{4^2}=\frac{1}{4^2}(0+1+2+3)=\frac{6}{4^2}\]
Il imagine par la suite que chacune des bandes subit une rotation de 90° autour de sa partie inférieure et détermine que la force exercée sur les bandes est alors:
\[\frac{1}{4^2}+\frac{2}{4^2}+\frac{3}{4^2}+\frac{4}{4^2}=\frac{1}{4^2}(1+2+3=4)=\frac{10}{4^2}\]
Il obtient donc que la force exercée sur le barrage est comprise entre $6/4^2$ et $10/4^2$ de celle supportée par le carré unitaire immergé à une profondeur unitaire. Il obtient donc une borne inférieure et une borne supérieure de la force exercée sur le barrage comparée à celle du carré unitaire immergé. Il généralise alors ce résultat en considérant que le barrage est divisé en n bandes et obtient que la borne inférieure de la force exercée est:
\[\begin{array}{r c l}\displaystyle\frac{0}{n^2}+\frac{1}{n^2}+\frac{2}{n^2}+\cdots + \frac{n-1}{n^2}&=&\frac{1}{n^2} (0+1+2+\cdots +(n-1)) \\&=&\displaystyle \frac{1}{n^2} \times \frac{n(n-1)}{2} \\ &=& \displaystyle\frac{1}{2}-\frac{1}{2n}\end{array}\]
En imaginant que les bandes subissent une rotation par rapport à leur partie inférieure, il détermine la borne supérieure suivante:
\[\begin{array}{r c l}\displaystyle\frac{1}{n^2}+\frac{2}{n^2}+\frac{3}{n^2}+\cdots + \frac{n}{n^2}&=&\frac{1}{n^2} (1+2+3+\cdots +n) \\&=&\displaystyle \frac{1}{n^2} \times \frac{n(n+1)}{2} \\ &=& \displaystyle\frac{1}{2}+\frac{1}{2n}\end{array}\]
La limite de chacune de ces sommes lorsqu’on augmente le nombre de bandes, soit lorsque n tend vers l’infini, est égale à 1/2.
En conclusion, la force exercée par l’eau sur un carré unitaire en position verticale et dont l’un des côtés est à fleur d’eau est la moitié de celle exercée sur un carré unitaire en position horizontale et immergé à une profondeur unitaire. Il existe sans doute très peu de barrages dont la surface est un carré unitaire. Stevin obtient cependant, à partir de cette représentation simplifiée, un résultat qui est un premier pas dans le développement d’une méthode générale.
On peut reconnaître dans la démarche de Stevin certaines caractéristiques essentielles du calcul intégral, et ce, en 1586, cent ans avant les travaux de Newton et de Leibniz. Sa démarche lui permet de déterminer une borne inférieure et une borne supérieure de la pression exercée et de considérer le passage à la limite. C’est ce que l’on fait en calculant l’aire sous une courbe en considérant des rectangles inscrits et des rectangles circonscrits.
Composantes d’une force
En se fondant sur l’impossibilité du mouve- ment perpétuel, Stevin a développé la notion de parallélogramme de forces. Grâce à cette notion, on peut analyser l’action de forces non parallèles, ce qui était impossible avant Stevin. Celui-ci utilisa la représentation ci-dessous pour faire ce raisonnement. Dans ce montage, si la composante de la force de gravité parallèle à la surface n’était pas la même des deux côtés, le collier serait en mouvement perpétuel, si le frottement est négligeable. Puisque ce mouvement est impossible, il faut que ces composantes soient égales pour que le système demeure immobile.
La force exercée par la gravité sur chacun des côtés dépend du nombre de billes sur ce côté. Or, puisque le nombre de billes est proportionnel à la longueur des côtés, la condition d’équilibre est $F (\alpha) \times AB = F (\beta) \times AC,$ d’où:
\[\frac{F(\alpha)}{F(\beta)}= \frac{AC}{AB}\]
où $F (\alpha)$ est la composante de la force sur une bille lorsque le plan est incliné d’un angle $\alpha,$ et de même pour $F (\beta).$ La trigonométrie des triangles permet d’écrire:
\[AD = AB \sin \alpha = AC \sin \beta \]
d’où l’on tire
\[\frac{AC}{AB}=\frac{\sin\alpha}{\sin\beta}.\]
Les composantes des forces satisfont alors la condition:
\[\frac{F(\alpha)}{\sin\alpha}=\frac{F(\beta)}{\sin \beta}.\]
Ce résultat est identique à ce que l’on obtient par les méthodes vectorielles modernes.
Si $\beta$ = 90 ̊, puisque $\sin \beta = \sin$ 90 ̊= 1, la condition d’équilibre est:
\[AB \sin \alpha = AD\]
On peut donc conclure que la composante verticale de la force exercée par la gravitation sur les billes du côté $AB$ est proportionnelle à la longueur du côté $AD.$ La figure ci-contre aurait été gravée sur la pierre tombale de Stevin.
Dans son étude des forces, Stevin invente la notation $\overline{AB}$ pour désigner une force, une notation que l’on utilise encore dans la représentation des vecteurs. Par ses travaux, Stevin a contibué de façon remarquable au développement de la physique moderne. Ceux sur l’hydrostatique lui ont valu auprès de ses contemporains le surnom d’Archimède moderne.