Qu’ont en commun un flocon de neige, la structure des galaxies et un chou-fleur? La réponse réside dans leur forme géométrique.
On ne peut pas décrire un chou-fleur, un flocon de neige ou une galaxie par des figures simples comme un cercle, un carré, ni même par un polygone quelconque. Ils sont beaucoup trop irréguliers et ce, dans leurs moindres détails. En fait, la majorité des structures qui nous entourent, présente cette même caractéristique: la forme d’un sapin est beaucoup plus complexe que celle d’un cône, même la surface d’un objet « régulier » en apparence, comme une table, n’est pas vraiment lisse si on la regarde de près. Tous ces éléments font partie d’un nouvel ensemble de figures géométriques appelées « fractales ». Bien que ce mot n’ait été inventé par Benoît Mandelbrot que dans les années 70, les éléments soutenant cette nouvelle branche des mathématiques se sont mis en place depuis bien plus longtemps. Pour mieux comprendre le concept, il est utile d’explorer les principales images fractales créées par les mathématiciens au fil du temps et d’observer le rôle des fractales dans notre environnement.
La baderne d’Apollonius
La première image fractale retrouvée dans la littérature nous vient d’Apollonius de Perge et remonte à trois siècles avant J.-C. Sa construction consiste à prendre un triangle curviligne (dont les côtés sont des arcs de cercles) et à y inscrire un cercle. Cette étape crée trois nouveaux triangles curvilignes dans chacun desquels on peut inscrire un autre cercle. En continuant ce procédé jusqu’à l’infini, on trouve une image appelée baderne d’Apollonius (ou tamis Apollonien).
L’ensemble de Cantor
En 1883, Cantor publie son fameux ensemble triadique (ou poussières de Cantor). Pour construire l’ensemble, il prend l’intervalle [0,1] et retire le tiers central en conservant les extrémités. Ensuite, il enlève le tiers central de chacun des nouveaux segments et ce, indéfiniment. Le résultat troublait à l’époque puisqu’il s’agit d’un exemple d’un ensemble qui contient une quantité non-dénombrable de points mais dont la mesure est nulle.
Variations sur l’ensemble de Cantor
Il y a plusieurs variantes de l’ensemble de Cantor. Ainsi, en substituant à chaque segment retranché une sphère de diamètre égal au segment, on obtient le « collier de Cantor ».
On peut également considérer un triangle équilatéral, un carré, ou tout autre polygone régulier de côté unitaire, diviser chaque côté en trois parties égales, relier les points de division et enlever les parties centrales.
La figure ci-contre illustre le résultat après avoir appliqué la procédure trois fois à un triangle équilatéral. En poursuivant le processus à l’infini, chacune des « poussières » contient l’image du tout.
Georg Cantor
1845-1918
Georg Cantor est né à St-Petersbourg en Russie où il fréquenta l’école primaire. La santé fragile de son père conduisit la famille, en quête d’un climat moins rude, à émigrer en Allemagne en 1856. Cantor y fit ses études secondaires. Après des études en mathématiques, il obtint son doctorat de l’université de Berlin en 1867 et débuta sa carrière de professeur dans cette même ville. En 1872, il commença à correspondre avec Richard Dedekind qu’il avait rencontré lors d’un séjour en Suisse.
En 1873, il a démontré que l’ensemble des nombres rationnels est dénombrable et en 1874 que celui des nombres réels n’est pas dénombrable. Le 5 janvier 1874, il écrivit à Dedekind pour lui expliquer comment il avait défini une fonction faisant correspondre à chaque point d’un segment de droite unitaire, un et un seul point du carré de côté unitaire. Cantor est célèbre pour sa théorie des ensembles, sa théorie des infinis et sa construction des nombres réels.
La courbe de Peano
À la fin des années 1800, Peano et Hilbert construisirent presque simultanément une courbe qui remplit un carré. La construction de Peano la plus connue consiste à prendre un carré et à y tracer une diagonale. Pour réaliser la deuxième étape, on subdivise le carré initial en neuf carrés congrus et on parcourt tous les carrés en passant par une de leurs diagonales d’un seul trait de crayon tel qu’illustré à la figure 4.
On reprend ensuite chacun des petits carrés qu’on subdivise à nouveau et on y trace le même parcours. Le carré est entièrement recouvert lorsque le processus itératif tend à l’infini. Cette construction a remis en question la définition du concept de dimension puisqu’il devenait ainsi possible de se repérer à l’intérieur du carré à l’aide d’un seul paramètre!
Giuseppe Peano
1858-1932
Giuseppe Peano, mathématicien italien, a publié en 1889 ses axiomes définissant les nombres naturels comme un ensemble.
En 1890, il inventa une courbe continue qui remplissait une surface. En 1891, il a fondé une revue « Rivista di matematica » dédiée à la logique et aux fondements des mathématiques. Peano est un des fondateurs de la logique mathématique, mais c’est le mathématicien allemand Gottlob Frege qui est considéré comme le père de cette discipline.
La courbe de Peano, comme toutes les autres courbes fractales, a donné lieu à diverses variations. On peut en visualiser quelques-unes aux adresses suivantes ou en faisant une recherche « courbe de Peano » sur Google. On peut faire une recherche pour chacune des courbes présentées dans l’article.
http://www.mathcurve.com/fractals/peano/peano.shtml
http://www.mathcurve.com/fractals/peano/peanogeneralisee.shtml
La courbe de von Koch
En 1904, von Koch proposa une construction extrêmement simple aboutissant à une courbe continue (on peut la tracer sans lever le crayon) mais qui n’a pas de tangente. Pour y arriver, on prend un segment de longueur 1 et on remplace son tiers central par un « pic » formé de deux segments de longueur 1/3. Au sommet, on ne peut pas trouver de tangente. Les deux points où a eu lieu la « greffe » n’admettent pas de tangente non plus. On refait le même processus pour chacun des quatre nouveaux segments et ainsi de suite. À l’infini, on obtient une courbe exclusivement formée de « pics » qui, on le sait, n’admettent pas de tangente.
Le tamis de Sierpinski
On ne peut passer sous silence le tamis (ou triangle ou tapis) de Sierpinski, créé en 1915. Cette construction consiste à prendre un triangle plein quelconque et de lui retirer le triangle formé par les points milieux de ses trois côtés. Pour chacun des trois triangles ainsi formés, on retire le triangle central de la même façon et on poursuit le procédé jusqu’à l’infini. Notons que ce même proces- sus peut être généralisé à tous les polygones convexes réguliers.
Helge von Koch
1870-1924
Le mathématicien suédois Helge von Koch, publia en 1906 un article intitulé « Une méthode géométrique élémentaire pour l’étude de certaines questions de la théorie des courbes planes ». Il y présente la méthode de construction de la courbe qui porte son nom. Cette courbe construite sur les côtés d’un triangle équilatéral donne le « flocon de von Koch » dont le périmètre est infini et dont la surface comprise est finie.
Von Koch est également l’auteur d’articles sur la théorie des nombres, en particulier sur les nombres premiers: « Sur la distribution des nombres premiers » en 1901 et « Contribution à la théorie des nombres premiers » en 1910.
Wacław Sierpinski
1882-1929
Wacław Sierpinski est un mathématicien polonais. En 1907, il prit connaissance d’un théorème selon lequel il est possible de situer un point du plan en utilisant une seule coordonnée. Intrigué, il écrivit à un collègue pour lui demander comment cela était possible. Pour toute réponse, il reçut le nom « Cantor ». Il se consacra alors à la théorie des ensembles, sujet sur lequel il donna sa première conférence en 1909. En 1910, il publia un ouvrage sur la théorie des nombres irrationnels et en 1912 sur la théorie des ensembles et sur la théorie des nombres.
À sa naissance, la Pologne était occupée par la Russie qui voulait imposer sa langue et sa culture au pays et maintenir la population conquise dans l’analphabétisme. Les quelques étudiants polonais admis à l’université devaient suivre des cours de russe qu’ils se faisaient un point d’honneur d’échouer. Menacé de ne pas recevoir de diplôme s’il ne réussissait pas un cours de récupération, Sierpinski fit remarquer qu’il avait eu d’excellentes notes dans tous ses cours et qu’il avait gagné la médaille d’or à un concours organisé par l’université sur la théorie des nombres. L’université n’eut d’autre choix que de lui décerner un diplôme.
L’émergence de la géométrie fractale
Avec toutes ces figures aux propriétés mathématiques étranges, Mandelbrot avait devant lui plusieurs éléments d’un nouveau champ d’investigation. Inspiré par le slogan latin Nomen est numen (nommer, c’est connaître), il suggéra de leur donner un nom et d’étudier leurs propriétés communes. Ainsi, dans son livre Objets fractals, il créa en 1975 le mot « fractale » du latin « fractus » qui signifie à la fois brisé et irrégulier. En plus d’être extrêmement irrégulières, ces figures contiennent des éléments discernables dans une large gamme d’échelles. Par exemple, on peut « zoomer » indéfiniment dans la baderne d’Apollonius et toujours retrouver de nouveaux petits cercles. La notion d’auto-similarité est essentielle en géométrie fractale. Dans le cas du triangle de Sierpinski, on voit aisément que chaque petit triangle est une réplique exacte du tout. Il s’agit d’un exemple d’auto-similarité stricte mais ce concept est beaucoup plus large. On peut dire plus simplement qu’une figure fractale conserve le même niveau d’irrégularité à toutes les échelles.
On peut se demander pourquoi la géométrie fractale a mis autant d’années à émerger. L’explication la plus probable réside dans la complexité des figures concernées, ce qui rend leur visualisation difficile. Grâce à l’arrivée des ordinateurs et à la structure auto-similaire des fractales, on peut les générer informatiquement à l’aide de programmes simples. À titre d’exemple, l’ensemble de Mandelbrot s’obtient en itérant un polynôme complexe. Cette figure nécessiterait un temps quasi infini à dessiner à la main, alors que quelques lignes de code suffisent pour l’obtenir.
Benoit Mandelbrot
1924-
Benoit Mandelbrot est un mathématicien d’origine polonaise né à Varsovie. Ses parents émigrèrent en France en 1936. Son oncle qui était professeur de mathématiques au Collège de France s’occupa de son éducation. Il fut admis à l’École Polytehnique en 1944 et après avoir gradué, il visita le California Institute of Technology (CalTech) et l’Institute for Advanced Study à Princeton. Il retourna en France en 1955 pour travailler au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS). En désaccord avec l’approche de l’école Bourbaki, il retourna aux États-Unis où il travailla pour IBM. À l’aide des ordinateurs à sa disposition, il a pu montrer que les travaux de Gaston Maurice Julia (1893-1978) constituaient une source des plus belles images fractales. Pour y parvenir, il a dû développer de nouvelles idées mathématiques et quelques-uns des premiers programmes informatiques pour imprimer des graphiques.
Les fractales, modèle de la nature
La contribution de Mandelbrot ne s’arrête pas là. En effet, Mandelbrot a eu le génie de remarquer que les fractales sont présentes de façon universelle dans la nature. Par exemple, en 1926, Richardson observa que la longueur d’une côte littorale tend vers l’infini. En effet, plus on est précis dans la façon de mesurer, plus on doit osciller autour de nouveaux détails et plus le périmètre augmente! Mandelbrot suggéra que les côtes littorales ont une structure fractale et ainsi, comprendre cette nouvelle géométrie permet de mieux comprendre de tels phénomènes.
Mais à quoi ça sert?
Puisque les fractales décrivent si bien la nature et que l’homme cherche constamment à comprendre et copier son environnement, elles jouent un rôle important dans plusieurs domaines. En voici quelques exemples.
En infographie, puisque la nature est formée d’objets fractals et que ceux-ci se programment simplement, il suffit d’utiliser cette notion pour créer des paysages réalistes ou pour rendre les mouvements plus crédibles.
En biologie, le dépistage du cancer du sein se fait en observant la texture du noyau des cellules. Or, la géométrie fractale permet, entre autres, de quantifier l’irrégularité d’une figure. Ainsi, elle offre des critères objectifs permettant de poser un diagnostic qui reposait, jusqu’à maintenant, sur le seul jugement du pathologiste.
En finance, le graphe représentant le cours d’un actif en bourse est de nature fractale. En effet, la rentabilité périodique possède une invariance d’échelle. Ainsi, pour obtenir la volatilité d’un titre sur un an, les acteurs du marché multiplient sa volatilité sur un mois par un certain coefficient.
En géologie, les fractales sont utilisées pour la recherche de nappes de pétrole.
En chimie, elles ont permis la fabrication des aérogels et ce ne sont que quelques exemples qui contribuent à allonger la longue liste des applications de la géométrie fractale. Bien cachées au coeur de notre environnement depuis toujours, les fractales ont mis beaucoup de temps à gagner notre attention. Cependant, depuis la contribution de Mandelbrot, elles ont acquis une véritable notoriété. Relativement jeune, la géométrie fractale nous réserve-t-elle encore bien des surprises?
Pour en s\(\alpha\)voirplus !
Les fractales, Art, Nature et Modélisation, Tangente Hors série no 8, Éditions Pôles, 2004. Mandelbrot B.B., The fractal geometry of nature, W. H. Freeman and company, 1983.
Peitgen H.-O., Jürgens H., Saupe D., Fractals for the classroom, Part one, Introduction to fractals and chaos, Springer-Verlag, 1992.
Peitgen H.-O., Jürgens H., Saupe D., Fractals for the classroom, Part two, Complex systems and Mandelbrot set, Springer-Verlag, 1992.