Peut-on comparer des aires dans le plan et dans l’espace avec des outils tout à fait élémentaires ? Avant l’avènement du calcul différentiel, les anciens avaient introduit des outils pour le faire, d’abord avec la règle et le compas, puis ensuite avec les méthodes d’exhaustion et du levier. Nous explorons ici une troisième méthode : la méthode des indivisibles.
Méthode des indivisibles
La méthode des indivisibles est due à Bonaventura Cavalieri1. Cependant, plusieurs mathématiciens ont utilisé cette méthode en y apportant des modifications ou des critiques.
Dans son Traité des Indivisibles, Cavalieri considère qu’une surface est composée par des droites parallèles équidistantes.
Si deux figures planes sont comprises entre deux droites parallèles et si toutes les intersections de ces figures avec une droite parallèle aux deux premières ont même longueur, alors les figures planes ont même aire.
Il considère également un solide comme composé de plans parallèles équidistants.
Si deux solides sont compris entre deux plans parallèles et si toutes les intersections de ces solides avec un plan parallèle aux deux premiers ont même aire, alors les solides ont même volume.
En utilisant ce principe, il montre que l’aire du cercle et celle de l’anneau est \(A = \pi(r^2 – h^2)\). Il en conclut que le volume de la demi-sphère est égal à la différence des volumes du cylindre et du cône. Le volume du cylindre de rayon \(r\) et de hauteur \(r\) est \(V_{\text{cylindre}} = \pi r^3\). Puisque le volume d’un cône est le tiers du volume du cylindre de même rayon et de même hauteur, il en obtient :
\[V_{s/2}= \pi r^3- \frac{1}{3} \pi r^3 = \frac{2}{3} \pi r^3.\]
Galilée et les indivisibles
En 1627, Cavalieri a fait parvenir à Galilée la version finale de son premier ouvrage Geometria indivisibilibus continuorum nova quadam ratione promota qui ne fut édité qu’en 1635.
Galilée utilise la méthode des indivisibles dans son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, mettant en scène trois personnages, Salviati, Sagredo et Simplicio.
À la fin de la deuxième journée de cet ouvrage, Salviati décrit à Sagredo le mouvement uniformément accéléré. Il utilise un triangle pour illustrer son propos. Voici comment il décrit ce mouvement2.
Sur le côté AC, prenons autant de parties égales qu’on voudra, AD, DE, EF, FG; par les points D, E, F, G traçons les lignes droites parallèles à la base BC; imaginons que les parties marqués sur la droite AC sont des temps égaux et que les parallèles tracées par les points D, E, F et G représentent les degrés de vitesses accélérées qui croissent également en des temps égaux, le point A étant l’état de repos; le mobile qui part de A acquiert par exemple, le degré de vitesse DH pendant le temps AD; dans le temps qui suit, sa vitesse s’accroît au-delà du degré DH jusqu’au degré EI, puis elle devient successivement plus grande dans les temps suivants, proportionnellement aux accroissement des lignes FK, GL, etc.; or, l’accélération se fait continûment de moment en moment, et non par saccades d’une partie assignable de temps à la suivante; si on suppose que le terme A est le plus petit moment de vitesse, c’est-à-dire l’état de repos, et que le premier instant du temps qui suit AD, il est évident qu’avant d’avoir acquis le degré de vitesse DH, pendant le temps AD, on est passé par l’infinité de tous les degrés de vitesse de plus en plus petits, gagnés pendant l’infinité des instants qu’il y a dans le temps DA et qui correspondent à l’infinité des points qu’il y a dans la ligne DA. Si donc on veut représenter l’infinité des degrés de vitesse qui précèdent le degré DH, on doit concevoir qu’il y a une infinité de lignes de plus en plus petites, tracées à partir de l’infinité de points de la ligne DA, parallèlement à DH; or cette infinité de lignes nous est représentée finalement par la surface du triangle AHD; nous comprendrons ainsi que tout espace parcouru par le mobile dont le mouvement, commençant par le repos, va en accélérant uniformément, a consommé et utilisé l’infinité des degrés croissants de vitesse, correspondant à l’infinité des lignes qu’on peut concevoir, en commençant par le point A lui-même, parallèles à la ligne HD et aux lignes IE, KF, LG, BC, le mouvement se poursuivant autant qu’on veut.
Complétons maintenant le parallélogramme AMBC et prolongeons jusqu’à son côté BM non seulement les parallèles marquées dans le triangle, mais l’infinité des parallèles qu’on peut concevoir comme traçées à partir de tous les points du côté AC. La ligne BC était la plus grande parmi l’infinité des lignes du triangle, elle représentait pour nous le degré maximum de vitesse acquis par le mobile en mouvement accéléré, et la surface de ce triangle, prise en sa totalité, était la masse et la somme de toutes les vitesses avec lequel le mobile a parcouru un tel espace pendant le temps AC; de la même façon, le parallélogramme se trouve être une masse et un agrégat d’autant de degrés de vitesse, mais ici chaque degré est égal au plus grand degré BC, et la masse de vitesse se trouve être le double de la masse des vitesses croissantes du triangle, puisque ce parallélogramme est le double du triangle. Par conséquent, si le mobile qui, en tombant, a utilisé les degrés de vitesse accélérée correspondant au triangle ABC a parcouru en autant de temps un tel espace, il est fort raisonnable et probable qu’en utilisant les vitesses uniformes, qui correspondent au parallélogramme, dans le même temps il parcourra d’un mouvement uniforme un espace double de l’espace parcouru par un mouvement accéléré.
On voit dans cet extrait que Galilée a recours aux indivisibles pour décrire le mouvement uniformément accéléré. Il donne une interprétation physique à chacun des éléments considérés. Les points sont considérés comme des instants, les droites parallèles comme des degrés de vitesse et les surfaces comme les espaces traversés.
Galilée soulève cependant des critiques par rapport à la méthode des indivisibles. Par la bouche de Salviati, il fait remarquer qu’à la limite le cercle devient un point et l’anneau circulaire devient un cercle. Le rayon de la sphère étant arbitraire, cela signifie que tous les cercles, quel que soit leur rayon, ont une circonférence égale et que chacune de ces circonférences est égale à un point, ce qui est absurde.
Kepler et les indivisibles
Kepler est connu pour ses trois lois des mouvements planétaires. Pour obtenir l’énoncé de sa deuxième loi, appelée loi des aires, il a recours aux indivisibles.
Dans Mysterium cosmographicum, il énonce que la force qui agit sur les planètes se situe au Soleil et que la vitesse est inversement proportionnelle à la distance.
Illustrons son raisonnement en considérant que le Terre se déplace du point A au point H. Il divise l’arc AH en arcs de même longueur AB, BC, …, GH. En notant \(t_{AB}\) le temps nécessaire pour parcourir l’arc AB, la vitesse \(v_{AB}\) est égale au rapport de la longueur de l’arc AB sur du temps de parcours \(t_{AB}\). En supposant, selon l’hypothèse, que la vitesse \(v_{AB}\) est inversement proportionnelle à la longueur du segment AS du secteur circulaire ASB, il obtient que
\[v_{AB} = \displaystyle \frac{k}{\overline{AS}}\]
où k est la constante de proportionnalité. Le temps du parcours pour aller de A à H est alors
\[\begin{array}{lcl} t_{AH}&=&t_{AB}+t_{BC}+t_{CD}+ \cdots + t_{GH} \\ &=& \displaystyle \frac{\overset{\LARGE\frown}{AB}}{v_{AB}}+ \frac{\overset{\LARGE\frown}{BC}}{v_{BC}} + \frac{\overset{\LARGE\frown}{CD}}{v_{CD}} + \cdots + \frac{\overset{\LARGE\frown}{GH}}{v_{GH}}\end{array}\]
Puisque les arcs sont égaux, on obtient
\[\begin{array}{lcl}t_{AH}&=& \displaystyle \frac{\overset{\LARGE\frown}{AB}}{v_{AB}}+ \frac{\overset{\LARGE\frown}{AB}}{v_{BC}} + \frac{\overset{\LARGE\frown}{AB}}{v_{CD}} + \cdots + \frac{\overset{\LARGE\frown}{AB}}{v_{GH}} \\ &=&\overset{\LARGE\frown}{AB} \displaystyle \left ( \frac{1}{v_{AB}} + \frac{1}{v_{BC}} + \frac{1}{v_{CD}} + \cdots + \frac{1}{v_{GH}} \right ). \end{array}\]
L’hypothèse de la proportionnalité inverse de la distance donne alors
\[\begin{array}{lcl}t_{AH}&=& \overset{\LARGE\frown}{AB} \displaystyle \left ( \frac{1}{k/\overline{AS}} + \frac{1}{k/\overline{BS}} \cdots + \frac{1}{k/\overline{GS}} \right ). \\ \displaystyle &=& \overset{\LARGE\frown}{AB} \displaystyle \left ( \frac{\overline{AS}}{k} + \frac{\overline{BS}}{k}+ \cdots + \frac{\overline{GS}}{k} \right ). \\ &=& \displaystyle \frac {\overset{\LARGE\frown}{AB}}{k} (\overline{AS}+ \overline{BS} \cdots + \overline{GS}. \end{array}\]
Ce qui permet de conclure que le temps nécessaire pour parcourir l’arc AG est proportionnel à la somme des rayons compris dans cette portion d’orbite, puisque le résultat demeure le même quelque soit le nombre de subdivisions de l’orbite. Ce résultat appelé loi des aires3, s’énonce
La droite joignant une planète au Soleil balaie des aires égales en des temps égaux.
Torricelli et les indivisibles
Torricelli a obtenu un bon résultat en utilisant les indivisibles. Il considère la surface engendrée par la rotation autour de l’axe horizontal de la courbe \(xy = 1\). En décomposant celle-ci en cylindres creux qu’il « déroule », il montre que le volume est égal à \(\pi\).
Malgré des résultats intéressants par la méthode des indivisibles4, Torricelli a illustré que la méthode donnait parfois des résultats erronés.
Torricelli a utilisé une figure qu’il appelle « triangle mixte » (voir figure ci-contre) et il a montré que cette méthode permettait également de générer des paradoxes.
Étant donné un « triangle mixte » limité par une frontière de forme parabolique, une tangente et une droite parallèle à l’axe de la parabole (triangle ADC, figure ci-contre), il est possible d’inscrire dans ce triangle mixte une figure rectiligne formée de parallélogrammes de hauteur (horizontale) constante de telle sorte que sa surface diffère de celle du triangle mixte d’une grandeur plus petite que toute quantité donnée.
La différence entre l’aire du « triangle mixte » et celle de la « figure rectiligne » est la somme des aires des petits parallélogrammes contenant une partie de l’arc parabolique. La tangente CD est bisectée m fois, d’où
\[\begin{array}{lcl} \overline{CD} &=& \overline{CX} + \overline{XD} \\ &=& \overline{CP} + \overline{PX} + \overline{XH} + \overline{HD} \\ &=& \overline{CP} + \overline{PQ} + \overline{P \cdots} + \overline{\cdots H} + \overline{HE} + \overline{ED}. \end{array}\]
On poursuit jusqu’à ce que l’aire du parallélogramme DAFE soit plus petite qu’une grandeur k donnée. À la fin de cette séquence, CD est divisé en n parties égales (DE, EH, …, XS, SP, PQ, QC). En translatant chacun des petits parallélogrammes contenant une partie de la ligne parabolique (LAFI, MIGB, …, QORC) selon la direction du côté CD du « triangle mixte », Torricelli obtient que le premier parallélogramme DAFE est la somme des petits parallélogrammes,
\[A_{DAFE} = A_{LAFI} + A_{MIGB} + \cdots + A_{QORC}\]
En appliquant la méthode de Cavalieri à cet exemple, si le passage de la figure entière aux agrégats est aussi simple que le sens commun le suggère, les points de l’arc parabolique seraient les indivisibles de celle-ci. Ces points sont obtenus en réduisant la hauteur (horizontale) jusqu’à ce que le parallélogramme LAFI devienne un point et que le parallélogramme DEFA devienne un segment de droite. On peut donc définir une relation biunivoque entre les points de l’arc parabolique et ceux du segment DA.
Cependant, en considérant la figure, il est clair que l’arc parabolique AC et la droite DA ne sont pas de même longueur. En effet, lorsque ces parallélogrammes sont suffisamment petits, la ligne parabolique incluse dans chacun de ceux-ci est approximée par la diagonale de ces parallélogrammes et la diagonale d’un parallélogramme est toujours plus longue que ses côtés. Par conséquent, la somme de toutes les diagonales est plus grande que la somme des côtés correspondants, parallèles au côté DA du « triangle mixte ».
Ce n’est pas le seul paradoxe relevé par Torricelli. Ainsi, il montre à l’aide de la figure du bas de la page que l’aire du triangle ABC est la moitié de celle du triangle ACD, puisque \(2\overline{AB} =\overline{CB} =\overline{CD}\). Les points sur le côté commun AC établissent une bijection entre chacun des indivisibles EF du triangle ACD et chacun des indivisibles FG du triangle ABC. Les deux triangles ont donc le même nombre d’indivisibles et chaque paire d’indivisibles est de même longueur. Cependant, il est faux d’en conclure que les deux triangles ont la même aire.
Ce qui soulève la question : comment la méthode de Cavalieri appliquée correctement peut-elle donner un résultat qui est faux ?
- Voir l’article Les indivisibles de Cavalieri, Vol. 12, Hiver-printemps 2017. ↩
- Galilée, Discours sur les deux grands systèmes du monde, traduit de l’italien par René Fréreux avec le concours de François de Gandt, Éditions du Seuil, 1992, pp.369 -371. ↩
- Kepler a obtenu sa deuxième loi avant la première. ↩
- Voir Les indivisibles … et après, Accromath, vol 13.1, hiver-printemps 2018. ↩