Le Programme des Nations unies pour les établissements humains décrit un bidonville comme la partie défavorisée d’une ville caractérisée par des logements très insalubres et construits par les habitants avec des matériaux de récupérations, une grande pauvreté et sans aucun droit ou sécurité foncière. La plupart des habitants des bidonvilles n’ont pas accès à l’eau potable, ni aux égouts. Plusieurs résidences de bidonvilles n’ont pas d’adresse et ne peuvent pas être facilement rejointes par un véhicule, ce qui rend difficile l’accès aux services médicaux et aux services d’incendie.
En raison de l’accroissement de la population mondiale et surtout de la population urbaine, le nombre d’habitants des bidonvilles est en augmentation. En 2008, un milliard de personnes sur la planète vivaient dans des bidonvilles et les prévisions sont de trois milliards pour 2050.
Pour contrer ce problème, les Nations Unies veulent promouvoir des villes écologiques, durables à la fois économiquement et socialement. Pour ce faire, une solution est d’ajouter des voies d’accès pour offrir les services de base aux habitants des bidonvilles. Puisque la définition de bidonville implique un manque d’accès, celui-ci peut être interprété mathématiquement comme un manque de connectivité. Ceci implique que la branche des mathématiques qui étudie la manière de déformer, plutôt que la géométrie, pourrait donner une nouvelle perspective à ce problème.
Comment identifier les bidonvilles ?
Nous allons débuter en introduisant un algorithme (une sorte de recette que nous pouvons répéter et surtout que nous pouvons apprendre à un ordinateur) permettant d’identifier les quartiers où les résidents n’ont pas accès au réseau routier (bien sûr, nous pourrions faire de même pour le réseau d’aqueduc, d’égouts, etc.) de la ville. Nous utiliserons les lignes de couleur bleu pour représenter le réseau routier et les lignes de couleur orange pour représenter les parcelles de terrain, comme des bâtiments ou des terrains.
Remarquons que dans le quartier ci-dessous, chaque parcelle de terrain est adjacente à une portion du réseau routier de la ville. Toutes les parcelles sont donc desservies par ce réseau.
Par contre, certaines parcelles (coloriées en orange) du quartier suivant n’ont pas accès au réseau routier.
Nous voulons trouver un moyen automatique de détecter les parcelles intérieures pour pouvoir ensuite mesurer leur manque d’accès au réseau. Ici notre quartier est une réunion de polygones qui partagent des sommets et des arêtes. Rien n’empêche de généraliser ces polygones en permettant des arêtes courbes et que le polygone soit vallonné. Appelons complexe cet objet généralisé formé par des sommets, des arêtes et des faces (voir encadré).
La notion de complexe
Un complexe est composé de sommets, d’arêtes et de faces.
Face
Une face est une surface plane ou courbe délimitée par une ou des arêtes. Par exemple les faces coloriées en orange dans la figure suivante.
Arête
Une arête est une ligne située à la rencontre de deux faces.
Sommet
Un sommet est un point de rencontre de plusieurs arêtes.
Dans le complexe initial, les « faces » ne sont pas nécessairement des polygones, car les « arêtes » peuvent être des courbes.
Débutons avec le quartier dont toutes les parcelles ont un accès au réseau. Les sommets sont représentés par les points noirs, les arêtes par les segments de couleur orange. Les faces quant à elles sont toutes les régions fermées délimitées par des arêtes. Le complexe, noté \(S_0\), représenté ci-dessous, compte 11 faces, représentant les diverses parcelles.
À partir de \(S_0\), nous allons construire un complexe associé, noté \(S_1\), que nous appelons son dual. Chaque face possède un « centre » qui est son centre de gravité1 si elle est faite d’un matériau uniforme. Les sommets de \(S_1\) sont les centres des faces. Dans la figure ci-dessous, les centroïdes de \(S_0\) sont représentés en rouge.
On connecte les centres de gravité dont les faces partagent une arête de \(S_0\). Ces connexions sont alors les arêtes de \(S_1\) et déterminent les faces de \(S_1\).
Remarquons que \(S_1\) a moins de faces que \(S_0\). Ce sera toujours le cas. Puisque \(S_1\) est un complexe, il nous est possible de répéter le processus précédent et de trouver \(S_2\), le dual de \(S_1\). Nous trouvons donc les centres de gravité des faces de \(S_1\).
Pour ensuite relier les centres de gravité dont les faces partagent une arête.
Remarquons qu’à partir de \(S_2\), il n’est plus possible de former de nouvelles faces, nous arrêtons donc notre processus à ce moment. Nous arrêtons lorsque le complexe n’a plus de faces, c’est-à-dire qu’il est toujours possible d’aller d’un sommet à l’autre par un chemin d’arêtes, mais qu’il est impossible de partir d’un sommet et d’y revenir sans rebrousser chemin à un moment. Le graphe n’a pas de cycle.
Notre intuition est qu’un bidonville est très mal desservi si pour accéder à une parcelle on doit passer chez beaucoup de voisins. Nous pouvons maintenant introduire un outil pour mesurer cela. Nous définissons la complexité du bloc, notée \(K,\) d’un quartier comme étant le nombre de fois où nous avons répété la construction précédente. Dans le cas actuel, la complexité du bloc est de 2, car nous avons effectué la construction deux fois. Ceci signifie que dans un quartier où toutes les parcelles ont accès au réseau, la complexité sera \(K=2\). Nous disons dans ce cas que le quartier est universellement accessible.
Pour comprendre la signification de la complexité, nous ferons le processus à partir d’un quartier où certaines parcelles n’ont pas accès au réseau. Soit \(S_0\) et \(S_1\) les deux premières étapes du processus.
À partir de \(S_1\), nous trouvons maintenant \(S_2\).
Remarquons que les faces de \(S_2\) sont en correspondance bijective avec les faces de \(S_0\) qui ne touchent pas au réseau routier: chaque face de \(S_2\) contient un sommet de \(S_1\) qui est le centre de gravité d’une face de \(S_0\) non desservie par le réseau routier. Ainsi, \(S_2\) est donc obtenu de \(S_0\) en enlevant les faces adjacentes au réseau routier. Les faces de \(S_2\) sont donc les parcelles de ce quartier où nous devons traverser une arête interne pour accéder au réseau. Ces parcelles n’ont donc pas accès au réseau routier.
Nous pouvons continuer le processus et trouver \(S_3\) et \(S_4\).
Les faces de \(S_4\) correspondent donc aux parcelles où il faut traverser deux arêtes internes pour accéder au réseau. Nous pouvons faire le processus une dernière fois et obtenir \(S_5\), qui, ici, est seulement un point.
La complexité du quartier est donc de 5, car nous avons dû trouver \(S_5\) pour obtenir un arbre. La complexité possède une interprétation pratique: chaque parcelle du quartier peut être accédée en traversant au maximum \((K–1)/2\) arêtes. Dans le cas que nous venons d’étudier, il est possible d’accéder au réseau à partir de n’importe quelle parcelle en franchissant au maximum \((5 – 1)/2 = 2\) arêtes.
En pratique, l’algorithme décrit nous donne une manière efficace de déterminer la complexité d’un quartier. De plus, il nous permet d’identifier les parcelles de quartier nécessitant un accès au réseau.
Reparcelliser
Maintenant que nous savons quelles parcelles d’un quartier manquent d’accès au réseau, il nous faut trouver des stratégies pour les relier à ce réseau. Pour ce faire, nous désirons ajouter des arêtes au réseau pour donner accès aux parcelles qui en sont privées. Nous allons prendre le quartier ci-dessous. Le trait bleu représente le réseau et les parcelles privées d’accès sont représentées en orange.
Il existe de multiples solutions au problème de donner un accès universel à toutes les parcelles du quartier. Une première idée possible est de regarder toutes les parcelles privées d’accès. Parmi celles-ci, nous en trouvons une qui est le plus près du réseau et nous la connectons. Nous représentons la nouvelle connexion en rouge et puisque la parcelle est connectée, nous enlevons sa couleur orangée.
Nous continuons le processus en observant les parcelles sans accès restantes, nous trouvons celle se trouvant la plus près du réseau et nous la connectons.
Pour ce quartier, nous refaisons le processus à deux reprises pour obtenir :
Comme on peut le voir dans notre solution précédente, l’idée de minimiser la longueur des accès que nous voulons ajouter implique de créer de nombreux cul-de-sacs au réseau. De plus, on peut remarquer que plusieurs parcelles qui sont physiquement près l’une de l’autre, sont en fait éloignées si on doit utiliser le réseau pour se déplacer. Bien que notre quartier soit maintenant universellement accessible, les déplacements entre les parcelles sont difficiles en raison de la distance et de la congestion sur le réseau. Prenons pour exemple les deux parcelles ci-dessous ainsi que le chemin (représenté en pointillé) que nous devons emprunter pour passer de l’une à l’autre.
À partir de notre solution minimale précédente, nous voulons améliorer notre réseau pour diminuer les temps de déplacement.
Soit deux parcelles \(i\) et \(j.\) Nous définissons la distance de déplacement, notée \(T_{i,j},\) comme la distance minimale entre les parcelles en se déplaçant sur le réseau.
Nous voulons diminuer \(Ti,j{i,j}\) en ajoutant des accès relativement courts à notre réseau. Pour savoir comment ajouter des accès, nous allons considérer une parcelle \(p\) et définir \(G_p,\) distance géométrique moyenne de déplacement. Celle-ci est calculée en prenant la distance moyenne entre le centroïde de la parcelle et les centroïdes de toutes les autres parcelles. Nous définissons également \(N_p,\) la distance moyenne entre la parcelle \(p\) et les autres parcelles, en utilisant le réseau pour se déplacer.
Pour chacune des parcelles, il nous est possible de calculer le ratio \(G_p/N_p\) pour mesurer le degré de connexion de la parcelle \(p\) par rapport aux autres.
Si le ratio est grand, cela signifie que \(N_p\) est petit par rapport à \(G_p,\) et donc que les temps de déplacement à partir de cette parcelle sont petits. Par contre, si le ratio est petit, cela signifie que \(N_p\) est grand par rapport à \(G_p,\) et donc qu’il est difficile de se déplacer à partir de cette parcelle.
Pour améliorer la solution précédente, la technique est donc de choisir la parcelle \(p^*\) avec le ratio minimal. Celle-ci est donc la moins connectée. On veut trouver la parcelle \(q\) la plus proche de \(p^*.\) Pour ce faire, on veut que le ratio entre la distance \(p^* \leftrightarrow q\) (prise centre à centre) et la distance \(p^* \leftrightarrow q\) (prise comme si on se déplacait sur le réseau) soit la plus petite possible. On trouve en fait la parcelle \(q\) la plus proche de \(p^*.\)
Nous ajoutons ensuite l’accès le plus court possible entre \(p^*, q\) et le réseau. Pour le quartier étudié jusqu’à maintenant, nous obtenons ceci.
Contrairement au premier algorithme présenté dans cet article (pour détecter les parcelles n’ayant pas accès au réseau), cette méthode peut continuer à être utilisée. C’est-à-dire qu’il est possible de continuer d’ajouter des accès. Par exemple, nous pouvons ajouter un autre accès, de la manière suivante.
Puisque des quartiers différents ont des priorités différentes, basées sur des facteurs économiques ou sociaux, les diverses solutions peuvent être présentées aux élus ou aux résidents pour que ceux-ci choisissent la meilleure solution en fonction des critères retenus.
Conclusion
Les techniques présentées ici sont décrites en grand détail dans l’article de (Brelsford et coll. 2018). On y utilise entre autres des techniques statistiques pour choisir de manière encore plus optimale les parcelles qui peuvent être reliées au réseau.
Les auteurs indiquent également :
We believe that only the current convergence of science, technology, and contextually appropriate people-centric design practices can deliver the necessary fast change in the millions of neighborhoods worldwide that require upgrading.
En traduisant, nous avons :
Nous croyons que seule la convergence actuelle de la science, de la technologie, et des pratiques de design centrées sur les gens peut offrir le changement rapide et nécessaire dans les millions de quartiers dans le monde qui nécessitent des améliorations.
Les techniques présentées dans cet article ont été utilisées pour reparcelliser des quartiers de Mumbai et de Cape Town, main dans la main avec les communautés locales et les gouvernements. Comme quoi, les mathématiques ne sont pas qu’abstraites et peuvent être un outil indispensable pour améliorer la vie de millions de gens.
Pour en s\(\alpha\)voir plus !
- Brelsford, Christa, Taylor Martin, Joe Hand, et Luís M. A. Bettencourt. 2018.
« Toward cities without slums: Topology and the spatial evolution of neighborhoods ». Science Advances 4 (8) : eaar4644. https://doi.org/10.1126/sciadv.aar4644.
« Global Map Helps Identify Urban Slums ». s. d. Consulté le 10 mars 2023.
https://millionneighborhoods.org/#2/8.84/17.54 - Porta, Sergio, Paolo Crucitti, et Vito Latora. 2006a. « The Network Analysis of Urban Streets: A Primal Approach ». Environment and Planning B: Planning and Design 33 (5): 705‑25. https://doi.org/10.1068/b32045.
- 2006b. « The Network Analysis of Urban Streets: A Dual Approach ». Physica A: Statistical Mechanics and its Applications 369 (septembre): 853‑66. https://doi.org/10.1016/j.physa.2005.12.063.
United-Nations. 2023. « UN Habitat – For a Better Future ». 2023. https://unhabitat.org/.
- Le centre de gravité est le point sur lequel la face est en équilibre sur la pointe d’un crayon. ↩