Quel est le mouvement de \(N\) points matériels soumis à la loi de la gravitation universelle de Newton ? Deux corps se meuvent sur des coniques avec le centre de masse à un foyer. Dès qu’on a plus de trois corps, la majeure partie des mouvements sont chaotiques. Mais, les mathématiciens se passionnent aussi à découvrir de nombreux mouvements périodiques.
On appelle problème des N corps la description du mouvement de N points matériels soumis à la loi de la gravitation universelle de Newton. Au départ, c’est un problème de physique. Mais, les physiciens s’en sont désintéressés au tournant du 20e siècle lorsque les travaux d’Einstein sont venus révolutionner la physique. Et les mathématiciens s’en sont emparés. Les équations de Newton donnent un système d’équations différentielles (voir encadré). À partir de là on peut oublier la physique et se concentrer sur l’étude des propriétés des solutions de ce système. Le mouvement des N points matériels est complètement déterminé par les masses des points matériels, et par leur position initiale et leur vitesse initiale au temps zéro. C’est ce qu’on appelle un système déterministe, le présent déterminant le futur.
Les équations différentielles du problème des \(N\) corps
Les corps sont \(N\) points matériels de masses \(m_1,\ldots , m_N\) et positionnés aux vecteurs \(X_1,\ldots, X_N\) où \(X_i \in \mathbb{R}^3\). On peut aussi se limiter au problème dans le plan: \(X_i \in \mathbb{R}^2\). Par la loi de Newton, la force exercée par le \(j\)-ème corps sur le \(i\)-ème corps est proportionnelle au produit des masses \(m_im_j\), et inversement proportionnelle au carré de la distance entre les masses, soit \(|X_j– X_i|^2\). Elle est dirigée de \(X_i\) vers \(X_j\), soit le long du vecteur unitaire
\[\displaystyle \frac{X_j-X_i}{|X_j-X_i|}.\]
Elle est donc de la forme
\[\displaystyle Km_im_j\frac{X_j-X_i}{|X_j-X_i|^3}.\]
La force totale exercée sur la masse \(m_i\) est donc :
\[\displaystyle m_i \sum_{j \neq i} m_j \frac{X_j-X_i}{|X_j-X_i|^3}.\]
Par la seconde loi de Newton, cette force est égale à la masse, m_i, multipliée par l’accélération, \(\ddot X_i\) (la dérivée seconde de \(X_i\) par rapport au temps).
En simplifiant \(m_i\), ceci donne pour la masse \(m_i\)
\[\ddot X_i=\sum_{j \neq i} m_j \frac{X_j-X_i}{|X_j-X_i|^3}.\]
En mettant ensemble toutes les masses on obtient le système d’équations différentielles
\[\begin{array}{r c r}\ddot X_i=\sum_{j \neq i} m_j \frac{X_j-X_i}{|X_j-X_i|^3}& i=1,\ldots, N. & (^*) \end {array}\]
Ceci donne une équation différentielle pour chaque coordonnée des vecteurs \(X_i, i = 1,… N,\) soit \(3N\) équations différentielles si les \(X_i\) sont dans \(\mathbb{R}^3\), et \(2N\), s’ils sont dans le plan.
Intégrer le système
Pendant tout le 19e siècle, la recherche s’est concentrée sur intégrer ces équations. Pour cela, on a cherché des quantités physiques qui sont préservées lors du mouvement des corps comme, par exemple, l’énergie. En effet, chaque fois qu’une quantité est préservée, cela nous dit que la solution se trouve sur une hypersurface de niveau de cette quantité. Si plusieurs quantités sont préservées, alors la solution se trouve à l’intersection de plusieurs hypersurfaces et on gagne de la précision. Ceci fonctionne pour comprendre les solutions du problème à deux corps. Et en prenant l’origine au centre de masse du système à deux corps, on peut montrer que chaque point matériel se meut sur une conique avec l’origine à un foyer, comme dans les lois de Kepler (voir figure 1).
Mais on avait beau chercher, on n’a jamais trouvé suffisamment de quantités physiques préservées pour décrire les mouvements généraux du problème à trois corps. Euler et Lagrange avaient pourtant identifié cinq types de mouvements où les trois corps se meuvent dans un plan sur des coniques avec le centre de masse à un foyer. Dans les trois premiers, les trois corps sont alignés en tout temps et dans les deux derniers, ils sont aux sommets d’un triangle équilatéral à chaque instant.
Mouvement sur des cercles
Mouvement sur des ellipses
Dans tous ces mouvements, les positions relatives des corps ne changent pas: si on prend des photos des positions des corps à deux instants donnés \(t_1\) et \(t_2\) alors en faisant un zoom et une rotation on peut superposer les deux photos. On dit que ce mouvement des trois corps est une configuration centrale1
Les deux configurations centrales en forme de triangle équilatéral sont remarquables car elles existent pour trois masses quelconques, si inégales soient-elles.
Le système des \(N\) corps est non intégrable
C’est Henri Poincaré qui réalise à la fin de la décennie 1880 qu’on ne trouvera jamais suffisamment de quantités physiques préservées dès que \(N \geq 3\). Au contraire, la plupart des solutions sont chaotiques et ne semblent obéir à aucune règle. De plus, on a sensibilité aux conditions initiales. Étant donné deux ensembles de conditions initiales très proches, au début les deux solutions sont très proches, mais après un certain temps, elles sont aussi différentes que si elles n’avaient jamais été proches que dans le passé.
Poincaré et le problème des \(N\) corps
Henri Poincaré (1854-1912) s’est intéressé au problème des \(N\) corps dans le cadre d’un concours lancé par le roi Oscar II de Suède en 1885. La question du concours demandait de donner la solution du problème des trois corps comme série convergente généralisée. Poincaré s’est mérité le prix en 1989 avec le Mémoire sur le problème des trois corps et les équations de la dynamique. Pourtant, il n’a pas répondu à la question posée, mais le mémoire qu’il a soumis introduisait des méthodes géométriques (ou qualitatives) audacieuses pour étudier les propriétés des solutions des équations différentielles. Ces méthodes ont donné naissance à ce qu’on appelle maintenant la théorie des systèmes dynamiques, laquelle comprend la théorie du chaos. Dans cette théorie, on ne regarde pas une solution particulière, mais l’ensemble des solutions pour les différentes conditions initiales.
Le mémoire de Poincaré ne parlait pas de chaos, ni d’impossibilité d’intégrer le système d’équations du mouvement des trois corps. Les copies du mémoire étaient sorties de l’imprimeur et prêtes à être diffusées lorsque Poincaré a réalisé qu’il avait commis une erreur importante: il avait conclu que certaines courbes devaient se confondre dès qu’elles avaient un point en commun, alors que ce n’était pas le cas.
Le fait que ces courbes pouvaient tout simplement s’intersecter impliquait l’existence de trajectoires chaotiques. Les copies du mémoire ont été réquisitionnées en catastrophe et Poincaré a corrigé son erreur.
La stabilité du système solaire
L’existence de solutions chaotiques n’est-elle pas inquiétante pour notre système solaire qui comprend le soleil, les huit planètes, et de nombreux astéroïdes? Si tous ces corps ont des mouvements chaotiques, où allons-nous aboutir?
La réponse à ces questions est de deux ordres.
L’astronome et mathématicien Jacques Laskar a montré que les planètes internes du système solaire, soit Mercure, Venus, la Terre et Mars, ont un mouvement chaotique.
Pour ce faire, en 2005, il a simulé en parallèle une modélisation du système solaire sous 2000 conditions initiales voisines. En fait, on peut se demander quelle est la valeur de telles simulations puisqu’on fait des approximations à chaque étape et que toute approximation peut nous éloigner beaucoup de la vraie solution. Fort heureusement, un résultat mathématique, le lemme d’ombrage, assure que ces simulations n’ont rien de farfelu: chacune est proche du futur possible d’un système solaire qui ressemblerait au nôtre. C’est pourquoi, en faisant 2000 simulations en parallèle, on explore un grand nombre de futurs possibles du vrai système solaire. Ces simulations montrent qu’à long terme les planètes internes sont déstabilisées et qu’on ne peut exclure qu’une des planètes internes soit éjectée du système solaire. Mais, l’horizon de temps est très long: cela ne se produirait pas avant trois milliards d’années, alors qu’on estime que le soleil va encore briller pour cinq milliards d’années.
De l’ordre dans le chaos
Le système solaire est très spécial: les masses des planètes et des astéroïdes sont très petites par rapport à celle du soleil: la masse de Jupiter, la plus grosse planète, est inférieure à 0,1% de celle du soleil. Donc, sur de courts intervalles de temps (à l’échelle astronomique), on peut négliger l’interaction des planètes entre elles. Mais, on peut dire beaucoup plus. Sur la figure 5 on remarque la ceinture d’astéroïdes entre Mars et Jupiter. Dans les tables, ces astéroïdes sont répertoriés selon le demi-grand axe. Ce dernier, par la troisième loi de Kepler, détermine la période de l’astéroïde. On remarque des régions de la table sans astéroïdes, appelées lacunes de Kirkwood dans la ceinture d’astéroïdes.
Pour la lacune la plus à gauche, la période de Jupiter est 3 fois celle de l’astéroïde, à la deuxième lacune, le rapport est de 5/2, etc. Lorsque le rapport de la période de Jupiter à celle de l’astéroïde est un nombre rationnel \(p/q\) avec \(p > q\) petits, on dit que l’astéroïde est en résonance avec Jupiter, et un phénomène très spécial se produit. En effet, Jupiter et l’astéroïde ont globalement un mouvement périodique de période \(q\) fois la période de Jupiter, l’astéroïde faisant \(p\) rotations sur son orbite pendant que Jupiter en fait \(q\). Du fait de cette périodicité, l’attraction de Jupiter sur l’astéroïde s’additionne au cours du temps et finit par déstabiliser l’astéroïde. Les simulations montrent que la plupart des astéroïdes en résonance avec Jupiter ont un mouvement chaotique et qu’ils finissent par frôler suffisamment Mars pour être catapultés hors du système solaire. Donc, le système solaire tel que nous le connaissons est un système en évolution qui a été « nettoyé » des astéroïdes qui étaient en résonance avec Jupiter, ceci expliquant les lacunes de Kirkwood.
Pour les autres astéroïdes, principalement ceux dont la période est un multiple irrationnel de Jupiter, comme Jupiter et l’astéroïde ne reprennent jamais les mêmes positions respectives, il se passe une forme de compensation et on peut espérer un mouvement stable pour l’éternité. Ce phénomène fait l’objet des célèbres théorèmes de la théorie KAM, dont le nom est formé des initiales de Kolmogorov, Arnold et Moser qui ont développé cette théorie de 1954 à 1965. Si on prend des conditions initiales au hasard, on a une probabilité très proche de 1 que l’astéroïde soit stable. C’est l’ordre dans le chaos.
D’autres configurations centrales du problème des N corps
Nous avons parlé des configurations centrales à trois corps qui ont été découvertes par Euler et Lagrange. Il en existe de nombreuses autres pour \(N > 3\) et la recherche se poursuit pour en trouver toujours de nouvelles. Il est plus facile d’en trouver de nouvelles quand toutes les masses sont égales car on cherche alors des configurations centrales qui ont des symétries. Prenons le cas des trois masses au sommet d’un triangle équilatéral. Si les masses sont égales et si on a la bonne vitesse initiale, alors les trois masses parcourent le même cercle à vitesse constante et le centre de masse est au centre du cercle. Il est alors facile de se convaincre qu’on peut généraliser à \(N\) masses égales, équidistribuées sur un cercle. Effectivement, une telle configuration centrale existe.
Donald Saari a généralisé le problème et affirmé l’existence de configurations centrales en toile d’araignée. Dans ces configurations, toutes les masses sont égales, elles sont situées aux points d’une toile d’araignée et elles tournent à la même vitesse angulaire constante autour du centre de masse. Soit \(n\), le nombre de masses sur chaque cercle, et \(C\), le nombre de cercles. On a alors \(N = nC\) corps.
Voici trois configurations avec, respectivement, 15, 128 et 400 corps. Ces configurations ne peuvent exister que pour des rayons bien choisis: les cercles ne sont pas équidistants et le trou central a une taille bien précise.
Dans les articles de Saari, les preuves de l’existence de telles configurations sont incomplètes. Dans son mémoire de maîtrise, Olivier Hénot a utilisé l’ordinateur pour montrer rigoureusement l’existence de configurations centrales en toiles d’araignées pour tout \(C \leq 100\) et tout \(n \leq 200\). De plus, les simulations numériques laissent à penser que ces solutions sont uniques.
La motivation de Saari pour étudier ces configurations particulières était de les voir comme des modèles jouets pour comprendre les galaxies, et la répartition de la matière dans les galaxies. Lorsqu’on ajoute à une configuration en toile d’araignée une masse au centre qui n’a pas besoin d’être égale aux autres masses, ceci donne un modèle jouet de Saturne et de ses anneaux.
Que ce soit le système solaire, les galaxies, ou les anneaux de Saturne, les mouvements se situent essentiellement dans un plan. Les méthodes numériques d’Olivier Hénot ont permis d’explorer la répartition de la masse dans ces configurations centrales. Si \(r_i\) est le rayon du i-ème cercle en commençant par l’intérieur, ce qui est important pour ces configurations en toile d’araignée, ce sont les écarts entre les différents cercles, soit les quantités \(r_{i+1} – r_i\) en fonction du rayon \(r_1\) du cercle intérieur. La figure 10 montre les rapports \((r_{i+1} – r_i )/r_1\) pour \(n = C = 100\) (en remarquant que ces rapports sont invariants du choix des unités).
L’encadré donne les idées de la preuve de l’existence de ces configurations centrales.
La méthode permet aussi de construire des configurations en toile d’araignée avec une masse centrale au milieu (voir figure 9). Elle se généralise au cas où les masses sur chaque cercle sont égales, mais varient d’un cercle à l’autre. Mais, numériquement il faut résoudre un système différent pour chaque ensemble de valeurs des masses.
Prouver l’existence de configurations centrales en toile d’araignée
Rappelons que les trajectoires du problème des \(N\) corps sont les solutions du système \((^*)\).
Pour les configurations en toiles d’araignée, on va prendre toutes les masses égales à \(m\). On a trois choix d’unités sur la masse, sur le temps, et sur la longueur. On peut choisir l’unité de masse pour que \(m = 1\). On va chercher une solution de ce système où les \(X_i\) décrivent des cercles à vitesse angulaire constante \(\omega\). En choisissant bien l’unité de temps, on peut supposer que cette vitesse angulaire \(\omega\) est égale à 1. Si on a changé l’unité de temps, on a changé la constante \(K\) pour \(K’\). Mais on peut alors choisir l’unité de longueur pour que \(K’= 1\), ce qui simplifie le système à
\[\begin{array} {r c r}\ddot X_i = \displaystyle \frac{d^2X_i}{dt^2}\sum_{j \neq i} \frac{X_j-X_i}{|X_j-X_i|^3},& i=1,\ldots, N. & (^{**}) \end {array}\]
Alors \(X_i = (|X_i| \cos (t + \theta_i), |X_i| \sin (t + \theta_i))\) et \(\ddot X_i = -X_i.\) En remplaçant dans \((^{**})\) on obtient le système d’équations pour une configuration centrale dont toutes les masses sont égales :
\[\begin{array} {r c r} -X_i =\displaystyle \sum_{j \neq i} \frac{X_j-X_i}{|X_j-X_i|^3},& i=1,\ldots, N. & (^{***}) \end {array}\]
En fait, pour une configuration centrale en toile d’araignée, on cherche une solution d’une forme particulière: les masses sont situées aux points d’intersection de \(C\) cercles de rayons respectifs \(r_1 < r_2 < … < r_C\), et de \(n\) demi-droites issues du centre du cercle et équidistribuées. Il y a donc \(n\) masses sur chaque cercle, et un total de \(N = Cn\) masses. On peut donc supposer que ces masses sont situées aux points
\[\displaystyle \left ( r_i \cos \frac{2 \pi j}{n}, r_i \sin \frac{2 \pi j}{n}\right ), \]
pour \(i = 1, …, C\) et \(j = 0, …, n – 1.\)
Par symétrie, il suffit de considérer le sous-système des équations pour \(j = 0\). Ceci donne un système de \(C\) équations aux \(C\) inconnues \(r_1, …, r_C\).
C’est ce système qu’a analysé numériquement Olivier Hénot. L’idée est de construire une solution du système \((^{***})\). Cette solution est construite comme la limite d’une suite obtenue par une généralisation de la méthode de Newton. En bornant de manière précise les erreurs de calcul (en travaillant dans l’arithmétique par intervalles) il est possible de montrer rigoureusement à l’ordinateur que la suite converge pour tout \(C \leq 100\) et tout \(n \leq 200\).
- Ces configurations centrales sont les points de Lagrange décrits dans l’article « Voyager aux confins du système solaire en économisant l’énergie », Accromath 7.2, 2012. ↩