La règle non graduée et le compas figuraient parmi les instruments géométriques utilisés par les Grecs de l’Antiquité pour comparer les aires de figures. Comment procédaient-ils au juste ?
On fait remonter les origines de la géométrie grecque à Thalès de Milet (–624 à –548). Cependant, le principal texte de cette époque qui nous est parvenu est les Éléments d’Euclide (vers -325 à -265). Au Ve siècle avant notre ère, la règle et le compas ont été adoptés comme instruments pour comparer l’aire de deux figures géométriques.
La comparaison d’aires géométriques de formes différentes pouvait s’effectuer en construisant pour chacune des figures un carré ayant même aire. Le plus grand carré permettait de déterminer la plus grande aire.
Il est à noter que la construction à la règle est introduite dans la démarche mathématique par le truchement du premier postulat d’Euclide :
« qu’il soit demandé de mener une ligne droite de tout point
à tout point »,
alors que la construction au compas correspond au troisième postulat :
« et de décrire un cercle à partir de tout centre et au moyen de tout intervalle1 ».
Notions prélables
Faisons un peu d’exploration à la règle et au compas, en considérant un segment de droite AB. En prenant successivement les points A et B comme centres et en conservant la même ouverture au compas, on trace deux arcs de cercles qui se coupent en P. En modifiant l’ouverture du compas et en prenant à nouveau les points A et B successivement comme centres, on trace des arcs de cercle qui se coupent en Q. À l’aide de la règle, traçons maintenant le segment de droite PQ2. Ce segment de droite coupe le segment AB en un point M. Que peut-on dire de plus sur cette droite et ce point ?
Pour répondre à cette question, traçons les segments de droite joignant les points P et Q aux extrémités du segment AB.
Les côtés AP et BP des triangles PAQ et PBQ sont congruents par construction au compas. Il en est de même pour les côtés AQ et BQ. De plus, le côté PQ est commun aux deux triangles. Ceux-ci sont donc congruents, en vertu du (célèbre) cas de congruence de triangles CCC (côté-côté-côté)3.
Il en découle que les angles APM et BPM sont congruents comme angles homologues des triangles PAQ et PBQ. Mais ce sont également des angles homologues dans les triangles APM et BPM. De plus, dans ces triangles, les côtés AP et BP sont congruents par construction et le côté PM est commun aux deux triangles. Par conséquent, les triangles APM et BPM sont congruents, en raison du cas de congruence CAC (côté-angle-côté)4. Les angles AMP et BMP sont donc congruents, comme angles homologues dans ces deux triangles. De plus, puisque leurs côtés extérieurs forment une droite – la droite AMB –, ce sont deux angles droits. On observe enfin que les segments AM et BM sont congruents.
On en conclut que la droite PQ est perpendiculaire au segment AB et qu’elle coupe ce segment en son point milieu M. La droite PQ est donc ce qu’on appelle la médiatrice du segment AB. On peut de plus montrer qu’une droite est la médiatrice d’un segment si et seulement si elle est le lieu géométrique des points équidistants des extrémités de ce segment (voir la Section problèmes).
En pratique, la construction à la règle et au compas de la médiatrice d’un segment peut se faire de sorte que le quadrilatère APBQ soit un losange (voir la Section problèmes).
On peut adapter la procédure de construction de la médiatrice d’un segment de droite de sorte à effectuer les constructions suivantes (voir la Section problèmes) :
- Abaisser une perpendiculaire à une droite à partir d’un point P hors de cette droite.
- Élever une perpendiculaire à une droite à partir d’un point de cette droite.
Ces quelques exemples illustrent qu’en utilisant la règle et le compas, les Grecs de l’Antiquité ont tout d’abord identifié intuitivement des propriétés des figures, pour ensuite les démontrer et obtenir les théorèmes présentés par Euclide.
Voyons maintenant comment ces constructions interviennent dans la comparaison d’aires.
De la quadrature
Un problème de quadrature consiste à construire, à la règle et au compas, un carré dont l’aire est la même que celle d’une figure géométrique donnée. Le plus simple des problèmes de quadrature consiste à construire un carré dont l’aire est égale à celle d’un rectangle donné. Voici comment procéder.
À l’aide du compas, on reporte les longueurs a et b bout à bout sur une même droite. On détermine ensuite le point milieu du segment de longueur a + b. C’est l’intersection de la médiatrice et du segment de droite.
En prenant un compas dont l’ouverture est la distance de ce point milieu à l’une des extrémités du segment de droite, on trace le demi-cercle dont le diamètre est de longueur a + b. On élève alors la perpendiculaire au point de jonction des segments de longueurs a et b.
La quadrature du cercle
L’appellation quadrature du cercle est apparue à la fin du XVIe siècle. Elle consiste à construire à la règle et au compas un carré de même aire qu’un cercle donné. Ferdinand von Lindemann a démontré en 1882 que cette construction est impossible à exécuter à la règle et au compas, parce que \(\pi\) est un nombre transcendant. L’expression a alors pris un sens nouveau : « résoudre la quadrature du cercle » signifie perdre son temps ou s’attaquer à un problème insoluble.
La quadrature du cercle fait partie des trois grands problèmes de l’Antiquité, avec la trisection de l’angle et la duplication du cube.
Puisque tout triangle inscrit dans un demi-cercle est rectangle5 et que, dans un triangle rectangle, la hauteur est moyenne proportionnelle entre les deux segments qu’elle détermine sur l’hypoténuse (voir encadré), on a donc h2 = ab.
C’est donc dire que h est la longueur du côté du carré dont l’aire est égale à celle du rectangle de côtés a et b.
À noter que par cette même construction, on détermine la moyenne proportionnelle de a et b, de même que la racine carrée du produit ab.
Et le triangle ?
Pour déterminer un carré ayant même aire qu’un triangle quelconque, on peut simplifier le problème en se servant du fait que deux triangles ayant même base et même hauteur ont la même aire.
Grâce à cette propriété des triangles, il suffit d’effectuer la quadrature du triangle rectangle.
On trace la médiatrice de BC, qui coupe ce segment en O et l’hypoténuse AC en M. Puis, du point A, on élève une perpendiculaire au côté AB, qui rencontre la médiatrice en P. Le rectangle BOPA est donc de même aire que le triangle ABC, comme on peut le voir aisément en examinant la longueur de ses côtés ou encore en comparant les triangles MOC et MPA.
On peut alors appliquer la démarche vue précédemment pour effectuer la quadrature de ce rectangle.
Il est à noter que les théorèmes sur la congruence des triangles – rectangles ou scalènes – permettent d’alléger la tâche de justifier cette démarche.
Et le trapèze ?
Un trapèze est formé d’un rectangle et d’un ou deux triangles. On peut le scinder en ses composantes et effectuer la quadrature de chacune des composantes. Pour déterminer la quadrature de la somme des composantes, on utilise le théorème de Pythagore, comme l’illustre l’encadré suivant.
Plus généralement, comme tout polygone est décomposable en une somme de triangles, on peut ainsi effectuer la quadrature de n’importe quelle figure plane délimitée par des droites.
Dès –440, les constructions consistant à paver un polygone à l’aide de triangles, construire un carré de même aire que chacun des triangles et construire le carré équivalent à deux carrés donnés, étaient devenues élémentaires pour les géomètres.
Qu’en est-il pour les courbes ?
Lorsque la frontière d’une figure est courbe, les choses se compliquent. Le seul cas connu est celui des lunules d’Hippocrate de Chios (~470 à ~410).
Une lunule est une figure délimitée par deux cercles non concentriques de rayons différents, formant une région ressemblant à un croissant de lune. Les lunules étudiées par Hippocrate sont des figures délimitées par des demi-cercles dont les côtés d’un triangle rectangle sont les diamètres. Par une généralisation du théorème de Pythagore, l’aire d’une figure construite sur l’hypoténuse d’un triangle rectangle est égale à la somme des aires des figures semblables6 construites sur les côtés de l’angle droit. Ce qui donne A1 +A2=A3.
En faisant subir au demi-cercle ayant l’hypoténuse comme diamètre une réflexion par rapport à cette hypoténuse, on obtient la figure suivante.
Puisque le triangle rectangle est inscrit dans le demi-cercle, le sommet de l’angle droit est sur la circonférence du demi-cercle ayant subi cette réflexion. Cette construction a pour effet de diviser en deux régions les demi-cercles ayant les côtés de l’angle droit comme diamètres et en trois régions le demi-cercle ayant l’hypoténuse comme diamètre. Puisque le tout est égal à la somme des parties, cela donne :
L1 +S1 +L2 +S2 =T+S1 +S2.
En simplifiant cette égalité, on obtient :
L1+L2 =T.
C’est le seul cas de figures délimitées par des lignes courbes dont on peut comparer les aires à la règle et au compas.
Il est à noter que les notations et règles de manipulations algébriques utilisées dans cette présentation sur les lunules n’étaient pas connues à l’époque d’Hippocrate.
Une lunule particulière
On a un cas particulier du résultat d’Hippocrate lorsque le triangle rectangle est également isocèle. Les deux lunules sont égales et l’aire de chacune d’elles est celle de la moitié du triangle. C’est-à-dire que l’aire du triangle ABC est égale à celle de la lunule AB.
Comme conséquence, on peut dire que la somme des aires des quatre lunules construites sur les côtés d’un carré est égale à l’aire du carré.
Conclusion
On peut étendre l’étude des lunules en déterminant, par exemple, la relation entre l’aire d’un hexagone régulier de côté r et la somme des aires des lunules construites sur ses côtés, et déduire en corollaire une relation entre l’aire d’un triangle équilatéral et la lunule construite sur un de ses côtés (voir Section problèmes).
Sans délaisser la règle et le compas, les mathématiciens vont obtenir, par une autre approche, des avancés intéressantes dans la quête de la quadrature du cercle. Cette autre approche est ce que l’on appelle aujourd’hui la méthode d’exhaustion.
Pour en s\(\alpha\)voir plus !
- VITRAC, Bernard, Euclide, Les Éléments, vol. 1. Introduction générale, Livres I à IV. PUF, 1990.
Bibliothèque d’histoire des sciences.
- Voir Bernard Vitrac, Euclide, Les Éléments, vol. 1. Introduction générale, Livres I à IV. PUF, 1990, pp. 167, 169. ↩
- On remarque que le premier postulat des Éléments, qui revient à l’idée que par deux points passe une et une seule droite, est indispensable pour pouvoir conclure que la droite est bien celle cherchée. ↩
- Par exploration à la règle et au compas, on « voit » qu’on ne peut construire qu’un seul triangle à l’aide de trois longueurs données. Cette observation mène au théorème suivant : deux triangles qui ont leur trois côtés homologues congruents chacun à chacun sont congruents.
La démonstration donnée par Euclide (propositions 7 et 8 du Livre I) consiste à superposer les deux triangles l’un sur l’autre et à montrer que les côtés et les sommets s’ajustent les uns sur les autres. Une telle approche prend appui sur la notion commune 7 d’Euclide :
Et les choses qui s’ajustent les unes sur les autres sont égales entre elles (ibid, p. 178). ↩
- Proposition I.4 des Éléments d’Euclide. ↩
- Voir la Section problèmes pour démontrer cette propriété des triangles rectangles. ↩
- Figures « semblables et semblablement décrites », dans le vocabulaire d’Euclide, proposition 31 du Livre VI des Éléments. Voir Bernard Vitrac, ibid., vol 2, Livres V à IX, p. 236. ↩