On peut avoir l’impression que quand on dérive très lentement, alors il est possible de faire marche arrière. En fait, ce n’est pas toujours le cas comme lorsqu’on se fait tranquillement entraîner par le courant avant une chute. On peut passer un point de bascule ou point de non-retour. Les points de bascule existent dans les écosystèmes et les systèmes climatiques, et ils inquiètent les experts de l’environnement et du climat. Nous allons explorer le phénomène sur quelques exemples.
Les lacs peu profonds
Les lacs peu profonds ont été beaucoup étudiés dans la littérature scientifique. Lorsqu’ils sont clairs, de la végétation pousse sur leur sol et ils abritent une riche biodiversité avec des plantes aquatiques et des poissons. Par contre, ils peuvent, sans préavis, basculer à un état trouble. À l’état trouble la végétation disparaît, et il ne reste que des poissons de fond qui, en remuant les sédiments, contribuent à accroître la turbidité de l’eau. On sait qu’un accroissement de la quantité de phosphore dans l’eau provenant de l’agriculture favorise de basculer à l’état trouble. Pourtant, lorsqu’on réduit l’apport en phosphore, le lac ne revient pas spontanément à son état clair… Peut-on comprendre les mécanismes sous-jacents et s’en servir pour orienter les politiques environnementales ?
Coexistence de deux équilibres stables
Pour illustrer les grandes idées derrière le point de bascule entre deux équilibres stables, utilisons l’analogie avec une bille se déplaçant sur un tracé en montagnes russes.
On sait que, tant que la bille est à gauche elle va se trouver attirée vers l’équilibre de gauche. Par contre, le haut de la courbe au milieu est un point d’équilibre instable, et on voit très bien que dès qu’on le dépasse, même très lentement, alors on va se trouver attiré au fond du creux à droite. Et, bien sûr, revenir en arrière va demander un effort important. L’équilibre instable est un point de bascule.
Cet exemple illustre la première grande idée : les lacs peu profonds ont deux états d’équilibre stables, un équilibre à l’état clair et un équilibre à l’état trouble.
Continuons à extraire les grandes idées de notre exemple. Nous avons parlé d’équilibres stables. Un équilibre est stable si, quand on déplace un peu la bille au voisinage de la position d’équilibre, elle tend à y revenir. On voit tout de suite que la position d’équilibre du haut de la courbe est instable : si on place la bille au repos dans le voisinage de cet équilibre, elle s’en éloignera pour ne plus y revenir.
Mais pourquoi les équilibres de notre exemple sont-ils stables ?
C’est à cause de la force gravitationnelle qui ramène la bille vers la position d’équilibre dès qu’on l’en déplace. Dans notre exemple des lacs peu profonds, quel est l’équivalent de la force gravitationnelle ? Cet équivalent vient des mécanismes de rétroaction que nous allons examiner maintenant.
Les boucles de rétroaction
Considérons l’équilibre du lac quand l’eau est claire. La clarté de l’eau favorise la pénétration du soleil qui encourage la croissance de la végétation. La végétation fixe les sédiments du fond du lac qui vont donc moins troubler l’eau. Le phytoplancton qui accroît la turbidité (ou caractère trouble) de l’eau reste très contrôlé pour deux raisons : premièrement, les plantes aquatiques utilisent le phosphore présent dans l’eau, lequel n’est plus disponible pour la croissance du phytoplancton. Aussi, la présence des plantes aquatiques permet au zooplancton d’échapper aux poissons, et ce zooplancton se nourrit de phytoplancton. Ce qu’on vient de décrire est un ensemble de mécanismes qui, si le lac est clair, le poussent à rester clair. Ce sont des mécanismes de rétroaction, soit l’équivalent de la gravité de notre exemple.
Considérons maintenant l’équilibre du lac quand l’eau est trouble. Comme mentionné ci-dessus, l’absence de lumière élimine la végétation. Celle-ci ne protège plus le zooplancton qui est alors mangé par les poissons. Du coup, la quantité de phytoplancton augmente, accroissant la turbidité du lac. Et les seuls poissons qui demeurent sont des poissons de fond qui, en nageant, remuent les sédiments et augmentent aussi la turbidité. Ici encore, on a tout un ensemble de mécanismes de rétroaction qui maintiennent le lac dans son état trouble une fois qu’il y est.
Revenir à l’état clair
On comprend maintenant pourquoi il est si difficile pour le lac de revenir à l’état clair. Comme pour l’exemple de la bille, il faut revenir très loin en arrière pour passer de l’autre côté du sommet de la courbe.
Mais, y a-t-il un autre moyen ?
Pour notre bille, il s’agit de contrer la gravité, ce qui demande beaucoup d’énergie si la pente à remonter est longue et abrupte. Par contre, si on diminuait la gravité, ce serait plus facile. Est-ce possible ? Réduire la gravité ? Bien sûr que non! Mais, pour le lac, l’équivalent de la gravité, ce sont nos mécanismes de rétroaction. On en a vu un sur lequel il est facile d’agir. En effet, les poissons de fond entretiennent la turbidité du lac. Alors, pêchons ces poissons de fond. La technique a été découverte accidentellement et ensuite expérimentée plusieurs fois avec succès. En combinant cette approche avec une légère réduction de l’apport en phosphore on a pu restaurer la clarté de lacs peu profonds.
Cette solution suggérée par la compréhension profonde des mécanismes de rétroaction est contre-intuitive : on enlève de la biomasse pour restaurer de la biodiversité !
Nous avons parlé des deux équilibres stables d’un lac peu profond. Un modèle simple explique pourquoi deux tels équilibres existent.
Un modèle de l’équilibre en phosphore
Le phosphore est un élément nutritif essentiel pour les plantes car il permet la photosynthèse. En agriculture, on vérifie sa disponibilité dans le sol et on en ajoute souvent dans les engrais. Dans un lac peu profond, on modélise le taux de variation du phosphore selon la quantité de phosphore présente dans l’eau du lac.
Pour cela on regarde le phosphore qui s’ajoute dans l’eau et le phosphore qui disparaît. On a un équilibre quand les flux entrant et sortant sont égaux. On a un mouvement de va-et-vient entre le phosphore dans l’eau et celui dans les sédiments. Le taux de disparition du phosphore de l’eau est à peu près proportionnel à la quantité de phosphore (courbe bleue).
Quant au phosphore entrant, le taux de variation est à peu près constant quand la quantité de phosphore est basse et aussi quand elle est élevée, dans ce dernier cas à cause d’un effet de saturation. Ceci nous donne les deux extrémités de la courbe verte. Cette courbe ne commence pas à l’origine lorsqu’on a un apport extérieur en phosphore, venant par exemple de l’agriculture. Comme la pente de la courbe verte est presque nulle aux deux extrémités qui sont à des hauteurs significativement différentes, on a nécessairement au moins un point d’inflexion comme sur la partie du milieu en pointillés. Dans notre figure la courbe verte a trois points d’intersection avec la courbe bleue correspondant aux trois équilibres.
Mais augmentons l’apport extérieur de phosphore. Que se passe-t-il ?
La courbe verte monte (voir les deux figures ci-dessous). On voit que les deux équilibres inférieurs se confondent et disparaissent Lorsque l’apport extérieur en phosphore est trop élevé, le seul équilibre stable est celui correspondant à l’état trouble. Pêcher des poissons ne suffira plus à restaurer la clarté du lac.
Le phénomène de coexistence de plusieurs équilibres stables n’est pas un phénomène isolé
L’exemple précédent est un modèle que l’on retrouve à plusieurs endroits dans la nature. En voici quelques versions.
La végétation en climat semi-aride
Enlevons toutes les mauvaises herbes d’un champ au Québec. En quelques semaines, le champ se couvrira d’une végétation dense, que l’on peut voir comme un équilibre stable.
Faisons la même chose dans une région semi-désertique couverte d’une végétation clairsemée. Le champ risque fort de demeurer dénudé sans aucune végétation. Pourquoi ?
Ici encore on a deux équilibres stables : le premier, avec végétation clairsemée, et le deuxième, sans végétation. Mais pourquoi sont-ils stables ? À cause de mécanismes de rétroaction. Dans le cas de l’équilibre sans végétation, si jamais des graines réussissaient à germer, les jeunes pousses ne disposeraient pas d’assez d’eau pour se développer et mourraient. Par contre, lorsque de la végétation clairsemée est installée, des mécanismes de rétroaction permettent de la maintenir en place : chaque plante a développé un système de racines profondes et étalées, lui permettant d’aller chercher de l’humidité loin dans le sol. L’étalement des racines permet à la plante de profiter de toute l’humidité disponible, y compris celle qui a humecté la portion de sol sans végétation. Enfin, l’ombre de la végétation réduit l’évaporation au pied des plants, si bien que le sol reste humide beaucoup plus longtemps après un épisode de rosée ou de précipitations.
Ce phénomène a été modélisé et voici les équilibres stables du modèle correspondant aux courbes pleines verte et bleue, où la quantité de végétation dépend de l’humidité. La courbe noire pointillée correspond à l’équilibre instable entre les deux équilibres stables.
Regardons ce graphique pour une humidité constante (ce qui revient à faire des tranches verticales). On voit que, si l’humidité est importante (comme au Québec), alors il n’y a qu’un seul équilibre stable : celui avec végétation. Si l’humidité est trop faible, alors il n’y a qu’un seul équilibre stable : l’équilibre désertique. Et pour une humidité intermédiaire (dans la plage de bistabilité), on a deux équilibres stables séparés par un équilibre instable. Plus on est à gauche sur la courbe verte, plus la végétation est clairsemée.
Que nous apprend cette figure ? Supposons que l’humidité soit dans la plage de bistabilité et qu’on ait une couverture de végétation clairsemée. Une période de sécheresse prolongée s’installe et tue la végétation existante. Alors, on bouge vers la gauche et on bascule vers l’équilibre désertique: suivre la courbe grise sur la figure ci-dessous.
On est maintenant sur la courbe bleue en bas. Mais cet équilibre est stable.Donc, lorsque l’humidité revient à la normale, on reste dans cet équilibre désertique. On a passé un point de non-retour lorsqu’on a basculé vers cet équilibre. Seul un taux d’humidité supérieur à ceux de la plage de bistabilité permettrait à la végétation de se rétablir.
La banquise arctique
Avant la hausse des températures la banquise arctique était en équilibre, oscillant entre une plus grande, et une moins grande épaisseur de glace au rythme des saisons. Mais on observe un nouveau phénomène, soit l’accroissement de la présence d’eau libre pendant l’été. Ceci diminue l’albédo, soit le pouvoir réfléchissant de la surface de l’océan arctique.
La glace réfléchit la chaleur du soleil, alors que l’eau libre l’absorbe. Donc, la présence d’eau libre augmente le réchauffement de l’océan arctique pendant l’été, ce qui retarde la formation de glace et diminue l’épaisseur de la banquise l’hiver suivant, ce qui augmente la surface d’eau libre l’été suivant. On voit un emballement du système dans une boucle de rétroaction : on n’a même plus besoin d’un nouvel accroissement des températures pour que la fonte de la banquise s’accélère. A-t-on déjà passé un point de non-retour ? Plusieurs scientifiques le pensent.
Les climats de la Terre
Quels sont les équilibres climatiques possibles de la Terre ? Y en a-t-il plu- sieurs, et sont-ils séparés par des points de non-retour ? Pour tenter de répondre à cette question, les chercheurs étudient les climats passés. L’analyse des sédiments par les géologues suggère que la Terre connut au moins à trois reprises des épisodes où elle fut la Terre boule de glace, soit dans un équilibre stable froid, différent de celui où nous sommes présentement.
Une manière de modéliser le climat est de le regarder comme un équilibre entre l’énergie reçue du soleil et l’énergie irradiée par la Terre1. Cette modélisation très grossière suggère deux équilibres stables et vient donner du poids aux conjectures des géologues. Dans ce modèle, l’énergie reçue varie selon l’albédo, et donc selon le pourcentage de la surface terrestre couvert par des glaciers : ce pourcentage est constant lorsque la Terre est couverte de glaciers ou encore complètement libre de glaciers, d’où la forme de la courbe verte de la figure ci-dessous. L’énergie irradiée augmente avec la température.
Ceci nous donne des courbes pour l’énergie en fonction de la température comme sur la figure. Ces courbes ont la même forme que dans notre modélisation du phosphore pour les lacs peu profonds et permettent deux équilibres stables séparés par un équilibre instable.
Les trois points d’intersection des deux courbes correspondent à trois positions d’équilibre : deux équilibres stables séparés par un équilibre instable.
La calotte glaciaire marine de l’Antarctique occidental
Le continent Antarctique est couvert d’une couche de glace, d’une épaisseur allant jusqu’à 3000 mètres. Cette glace est si lourde qu’elle écrase le continent, si bien que le sol sur lequel elle repose est sous le niveau de la mer : c’est pourquoi on parle de calotte glaciaire marine. Pourquoi, cette glace ne flotte-t-elle pas ? Par le principe d’Archimède, lorsqu’un iceberg flotte, 92 % de son volume est immergé : le poids de l’iceberg est alors égal au poids du d’un volume d’eau égal au volume de la partie immergée. Mais il n’y a pas assez de place au dessus du plancher océanique pour que 92 % de la calotte antarctique soit immergée et l’énorme partie émergée écrase la calotte glaciaire sur le fond de l’océan, la tenant ainsi en place. Mais, lorsque la glace fond, son volume diminue. En même temps, la température de l’océan augmente. L’océan érode le fond du glacier et, lorsque le glacier est devenu suffisamment mince, il se met à flotter. Dans ce phénomène, la ligne de partage sur le plancher océanique entre la glace et l’océan recule. Des mécanismes de rétroaction accélèrent le phénomène, comme le fait que l’eau de surface venant de la fonte est moins dense parce que moins salée et, du coup, maintient l’eau chaude au fond. Plusieurs scientifiques pensent qu’on a passé le point de non retour de la calotte glaciaire marine de l’Antarctique occidental.
Peut-on voir venir un point de bascule ?
C’est une question cruciale dans l’étude des changements climatiques et qui intéresse beaucoup les scientifiques. Où sont les points de bascule dans les écosystèmes et les systèmes climatiques et s’en approche-t-on ? L’exemple de la bille nous donne un indice. Lorsque la balle est près du point de bascule en haut de la courbe sa vitesse de retour à l’équilibre stable diminue. C’est un indice à ne pas manquer, à condition de connaître le phénomène des points de bascule.
- Voir aussi article « Impact des gaz à effet de serre » par Marc Laforest, Accromath 6.1, 2011 ↩