
Qu’est-ce que les cerfs de Longueuil ont de particulier ? Qu’arriverait-il si leur surabondance n’est pas contrôlée ? Et si les cerfs avaient une incidence sur d’autres populations ? Hôtes de prédilection de la tique, les dilemmes entourant ces cervidés touchent la santé publique. Une perspective biomathématique offre un portrait plus clair de la situation.
À l’automne 2020, les cerfs de Longueuil ont réussi à faire ce que les caribous et autres espèces menacées du Québec n’ont jamais réussi : capter l’attention médiatique à travers la province. En effet, en novembre, la mairie de Longueuil annonçait qu’en raison d’une surpopulation de cerfs au Parc Michel-Chartrand, quinze cerfs devraient être abattus. Cette décision a suscité de nombreuses réactions, mais surtout une grande question : Pourquoi tuer ces cerfs que plusieurs aimaient admirer lors de leur marche quotidienne ? Ce que les médias n’ont toutefois pas partagé, c’est le possible effet de la surpopulation de cerfs sur le risque de maladie de Lyme, zoonose causée par la transmission de la bactérie Borrelia burgdorferi de la tique à l’humain. Cette maladie, qui provoque dans la plupart des cas de la rougeur, est toutefois à craindre en raison des complications cardiaques, neurologiques et musculosquelettiques qu’elle peut engendrer. Son incidence, soit le nombre de nouveaux cas par année, est à la hausse année après année et pourrait devenir un problème de santé publique au Québec dans un futur proche. Il y a donc matière à s’inquiéter du rôle que peuvent jouer les cerfs dans la propagation des tiques causant cette préoccupante maladie.
Un cas isolé à Longueuil ?
Cet enjeu est répandu en Europe, notamment en Écosse, dans la forêt de Thetford en Angleterre et dans le Haut-Rhin en France, où ironiquement les chasseurs manifestent pour cesser la chasse aux cerfs. Sous l’attention médiatique et citoyenne se cache un écosystème dont l’étude bio-mathématique permettrait d’évaluer différents scénarios avant d’abattre des cervidés. Dans l’ère actuelle où les citoyens se soucient de l’environnement, il est d’autant plus important d’évaluer les conséquences d’une surpopulation, d’un abattage ou de toute autre action connexe avant de passer à l’acte, et ce de façon publique et transparente. La modélisation mathématique, à travers des simulations basées sur des données véritables, permet d’évaluer différents scénarios : l’effet d’une surpopulation de cerfs ou d’une diminution de leur population sur le nombre de cas de maladie de Lyme, l’atteinte d’un équilibre populationnel avec l’introduction de coyotes, etc. Nombreux sont donc les scénarios qui peuvent être considérés et évalués au moyen d’outils mathématiques afin de mieux outiller les décideurs publics.
Vie et mort de la tique
Le cycle de vie de la tique se déroule sur environ deux ans. Celui-ci débute avec le stade d’œuf, puis ceux de larve, de nymphe et d’adulte. Le changement de stade est illustré par les flèches dans le schéma ci-dessous.
À chaque début de stade excepté celui d’œuf, les tiques ont besoin de s’établir sur un hôte pour se nourrir de son sang. C’est aussi ce qui permet à la tique femelle adulte, après s’être accouplée avec un mâle, de produire des œufs. La tique adulte décède par la suite. Le choix de l’hôte varie en fonction du stade. Les larves et les nymphes préfèrent les souris, les tamias et les oiseaux. Quant aux tiques adultes, plus de 90 % choisissent le cerf comme hôte. Dès lors, la population de cerfs n’a d’effet que sur le comportement des tiques adultes. En effet, moins il y a de cerfs disponibles pour les tiques adultes, moins celles-ci seront en mesure de trouver un hôte pour ensuite s’accoupler. La fécondité des tiques adultes va donc diminuer, ce qui aura des répercussions plus tard sur la population des tiques aux autres stades.
Et l’humain dans tout ça ?
L’infection à Borrelia burgdorferi, soit la bactérie responsable de la maladie de Lyme chez l’humain, peut être transmise aux tiques lorsqu’elles se nourrissent sur leur hôte, que ce soit au stade de larve, de nymphe ou d’adulte. Toutefois, cette infection ne peut être transmise aux humains que lorsque la tique est au stade nymphal. Pour y arriver, la nymphe doit choisir l’humain comme hôte au lieu de la souris, du tamia ou de l’oiseau. La taille de la population de nymphes infectées permet donc d’estimer le risque de maladie de Lyme. En effet, plus il y a de nymphes infectées, plus il y a de chances que celles-ci infectent l’humain.
Construire un modèle
Nous allons construire un modèle dont l’objectif est de suivre la croissance d’une population de tiques, à leurs différents stades de développement et selon leur statut d’infection à Borrelia burgdorferi, en fonction du temps et des facteurs biotiques. Le facteur biotique que nous considérons est le parasitisme, soit la relation interspécifique où la tique tire profit du cerf pour se nourrir et se reproduire, contribuant à la transmission du pathogène de la maladie de Lyme.
Bien que la tique possède quatre stades de développement : œuf, larve, nymphe et adulte, nous allons omettre le stade œuf et supposer que tous les œufs deviennent des larves. Comme autre simplification, nous supposerons que les larves ne peuvent pas être infectées par la Borrelia burgdorferi. Notre population de tiques est donc divisée en cinq compartiments, soient les larves, les nymphes (infectées ou non infectées) et les adultes (infectés ou non infectés) et nous allons appeler L(t), NI(t), NS(t), AI(t), AS(t), les nombres de tiques au temps t comme sur le diagramme qui représente aussi les interactions entre ces différentes classes de tiques, représentées sous forme de compartiments.
Remarquons sur ce diagramme les flèches qui ne vont pas vers un autre compartiment : elles correspondent à des décès. Deux flèches partent des compartiments d’adultes infectés et non infectés vers le compartiment des larves : elles correspondent aux naissances via le stade intermédiaire d’œuf qui est omis du diagramme (un œuf pondu par un adulte infecté n’est pas infecté). Les autres flèches correspondent aux changements de stade des tiques, lors desquelles les tiques non infectées peuvent se faire infecter.
Pour terminer la description du modèle nous devons donner le taux de variation de chacune des cinq populations. On aura alors un système de cinq équations différentielles. Pour les naissances et les morts on a un taux de variation proportionnel à la population du compartiment. Les taux de variation d’un compartiment à l’autre sont aussi linéaires.
Regardons \(\displaystyle \frac{dL(t)}{dt}.\) Il est la somme de cinq termes. Deux termes positifs donnent le taux de variation à cause des naissances venant des adultes AI(t) et AS(t). Un terme négatif décrit la mortalité. Deux autres termes négatifs décrivent les migrations vers les classes NI(t) et NS(t).
Ceci nous donne la première équation différentielle :
\[\frac{dL(t)}{dt}=bAI(t)+bAS(t)−(d_L +m_{M,NI} +m_{L,NS})L(t).\]
Les autres équations s’obtiennent de la même manière : voir encadré.
Le modèle étudié
Le modèle est donné par le système d’équations différentielles suivant :
\[\begin{array}{r c l}\displaystyle \frac{dL(t)}{dt}&=&bAI(t)+bAS(t)−(d_L +m_{M,NI} +m_{L,NS})L(t), \\ \displaystyle \frac{dNI(t)}{dt}&=&m_{LNi}L(t)−(d_N +m_{NI,Ai})NI(t), \\ \displaystyle \frac{dNS(t)}{dt}&=&m_{L,NS}(L(t)−(d_N +m_{NS,AI} +m_{NS,AS})NS(t), \\ \displaystyle \frac{dAI(t)}{dt}&=& m_{NI, AI} NI (t ) + m_{NS, AI} NS(t) = d_A AI (t), \\ \displaystyle \frac{dAS(t)}{dt}&=& m_{NS,AS}NS(t)−d_A AS(t).\end{array}.\]
Le taux de naissance est donné par \(b=C(1-e^{-x}),\) où \(x\) est le nombre de cerfs par hectare.
Mais où sont les cerfs ?
À première vue, le nombre de cerfs ne semble pas avoir d’influence sur les paramètres, mais détrompez-vous! En effet, comme mentionné plus haut, le taux de fécondité des tiques adultes, soit \(b,\) dépend de la population de cerfs. Nous n’avons pas fait de différences entre le taux de fécondité des tiques adultes infectées et non-infectées. Le paramètre \(b\) est proportionnel à la probabilité qu’une tique adulte trouve un cerf comme hôte. Cette probabilité, donnée dans la littérature s’exprime comme \(P(x)= 1– e^{-x}\) où \(x\) représente la densité de cerfs par hectare. Le Parc Michel-Chartrand a une superficie de 185 ha.
Pour pouvoir faire une simulation de notre modèle nous devons donner des valeurs aux paramètres. Nous avons déjà discuté du paramètre \(b\) qui dépend d’une constante \(C\) et du nombre \(x\) de cerfs. Les valeurs du paramètre \(C\) et des autres paramètres sont prises dans la littérature. Les valeurs utilisées apparaissent dans le tableau suivant.
Nous nous sommes basés sur les données de de l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), plus particulièrement celles de la Montérégie, région où se trouve le Parc Michel-Chartrand, pour déterminer la probabilité qu’une tique passe du statut non-infecté au statut infecté lors de son changement de stade. Nous avons supposé que cette probabilité correspond à la proportion de tiques infectées dans la région de la Montérégie, soit 27 %.
Afin de simplifier le modèle le plus possible, des hypothèses supplémentaires sont posées. Nous considérons le Parc Michel-Chartrand comme un système fermé: il n’y a pas de variation démographique autre que celles provoquées par l’abattage de cerfs. La population de cerfs ne peut pas croître ou décroître : aucun cerf ne peut mourir, naître ou migrer. De plus, nous établissons que les tiques des stades larvaires et nymphal ont toujours un hôte duquel se nourrir. Bien que les tiques réduisent leur ponte en hiver, étant donné que nous avons un modèle continu, nous stipulons que les tiques pondent en tout temps et ne sont pas affectées par les saisons. Le sexe des tiques n’a pas été pris en compte non plus et donc toute tique est considérée comme pouvant pondre 3000 œufs.
Le système d’équations, maintenant défini, nous permet de nous attaquer à la problématique initiale, soit d’observer les variations du nombre de cerfs et son effet sur l’écosystème, en particulier sur la population des tiques. De plus, afin d’étudier l’impact sur le risque de maladie de Lyme chez l’humain, nous isolerons la population de nymphes infectées étant donné que c’est le seul stade pouvant infecter l’humain.
Pour pouvoir faire une simulation du système d’équations différentielles nous devons nous donner des conditions initiales au temps \(t = 0.\) Le système a alors une solution unique comme fonction du temps que nous calculons numériquement avec Python. Nous commençons par supposer que la population initiale au Parc Michel-Chartrand compte 300 000 tiques dans chaque stade de développement. Pour choisir les nombres NI(0), NS(0) de somme 300 000, et AI(0), AS(0), également de somme 300 000 nous avons utilisé les données de l’INSPQ), soit le taux d’infection de 27 % en Montérégie, pour que dans les classes de nymphes et de tiques adultes, NI(0) et AI(0) correspondent à 27 % du nombre total de tiques dans cette classe. NI(0) et AI(0) sont donc égales à 81 000 et NS(0) et AS(0) à 219 000. L’évolution de la population de tiques est simulée sur deux ans selon le nombre de cerfs dans le parc. Nous comparons deux scénarios, soit celui avec 32 cerfs, dans lequel aucune intervention humaine n’est effectuée, puis celui avec 17 cerfs après l’abattage de 15 cerfs. Dans le premier, nous constatons une croissance qui semble exponentielle de la population de tiques. Notre échelle verticale représentera des millions de tiques.
Tandis que dans le deuxième, la population décroît. Ceci suggère que le nombre de cervidés a un rôle prépondérant dans l’évolution de la population de tiques.
Afin de mesurer l’effet du nombre de cerfs sur le risque de contracter la maladie de Lyme, nous devons nous concentrer sur la population de nymphes infectées. En effet, tel que mentionné précédemment, les nymphes infectées sont les principaux responsables de la transmission de la bactérie causant la maladie de Lyme chez les êtres humains.
Ensuite, nous analysons l’évolution de cette population spécifique, selon différents nombres constants de cerfs. Ainsi, nous remarquons que le seuil critique pour que la population de nymphes infectées s’éteigne est de 25 cerfs : au-de-là de celui-ci, la population de nymphes infectées explose !
Pour valider le tout, nous calculons le coefficient de corrélation de Pearson entre le nombre de tiques infectées au stade nymphal après deux ans et le nombre de cerfs, en utilisant une échelle logarithmique pour le nombre de nymphes infectées. Celui-ci est de 0,9907. L’illustration de la droite de corrélation entre ces variables permet de constater que la corrélation est directe. Soulignons que nous calculons le coefficient de corrélation d’une droite, mais que la corrélation elle-même est exponentielle (non linéaire) étant donné le changement d’échelle effectué. Ainsi, le nombre de nymphes infectées après deux ans croît exponentiellement en fonction du nombre de cerfs présents dans le Parc Michel-Chartrand. Il est à noter que l’échelle logarithmique est appliquée uniquement sur le nombre de nymphes et non sur le nombre de cerfs.
Ces résultats mettent en lumière le fait qu’un risque de contracter la maladie de Lyme chez l’être humain augmente de façon importante lorsque la taille de la population de cerfs est au-delà de 25 individus dans le Parc Michel-Chartrand. Le nombre de cerfs présents dans ce parc s’élevant à 32, une intervention permettant la diminution de leur population devrait être considérée tout en prenant en compte les autres enjeux présents.
Autres scénarios pour un équilibre biologique
Notre modèle simplifié indique que les cerfs de Longueuil ont bel et bien un impact sur la maladie de Lyme, dont l’incidence est déjà grandissante au Québec. D’après notre modèle, l’abattage des cerfs semble être une bonne option pour contrôler la surpopulation de cerfs dans le Parc Michel-Chartrand et, par le fait même, le risque épidémiologique qu’elle pose. Toutefois, l’abattage des cerfs peut-il être une solution à long terme ? Les facteurs écologiques entourant cette surpopulation de cerfs révèlent qu’elle est une conséquence directe des activités humaines. En effet, la capacité naturelle du milieu est d’environ 4-6 cerfs/km , alors qu’elle est de 32/1,85 = 17,3 au Parc Michel-Chartrand. En particulier, l’urbanisation depuis le dernier siècle engendre de nombreuses conséquences désastreuses sur l’environnement : destruction des milieux naturels, diminution de la biodiversité et changements climatiques. Ainsi, nous pourrions avoir avantage à nous pencher sur des solutions durables prônant le rétablissement de l’équilibre biologique des écosystèmes et ce, de manière naturelle.
Plusieurs scientifiques1 et politiciens2 ont proposé des alternatives durables à ces déséquilibres biologiques, favorisant le rétablissement des écosystèmes naturels, telle la réintroduction de prédateurs. Cette réintroduction de prédateurs, en particulier de loups, a d’ailleurs été utilisée ailleurs, notamment au Parc national de Yellowstone dans les années 19903. Vingt-cinq ans plus tard, les effets sont très bénéfiques pour l’écosystème : la faune et la flore se sont diversifiées. Dans le cas du Parc-Michel Chartrand, c’est la réintroduction du coyote qui est préconisée. Mais peut-on vraiment comparer un écosystème en milieu urbain comme le Parc national de Yellowstone et le Parc Michel-Chartrand ? Ce dernier est un petit système fermé. Il serait certainement intéressant d’explorer d’autres solutions avec une modélisation plus fine, en introduisant dans le modèle des caractéristiques reflétant le caractère fermé et urbain du parc Michel Chartrand, entre autres le fait que les ressources sont limitées et que les populations ne peuvent croître exponentiellement pendant longtemps. Et il ne faudrait pas oublier que les coyotes pourraient peut-être s’attaquer à d’autres hôtes que les cerfs. On peut modéliser la dynamique entre des populations de proies et de prédateurs, notamment par les équations de prédation de Lotka-Volterra. Toutefois, une telle solution devrait être adaptée aux conditions écologiques actuelles, la réintroduction des prédateurs dans une faune menacée ne permettant pas l’équilibre souhaité. L’enjeu des cerfs représente donc une belle illustration de la pertinence de la modélisation pour étudier différents scénarios afin d’outiller les décideurs publics et amener une perspective nouvelle aux problèmes étudiés. Dans le cas du Parc Michel-Chartrand, alors qu’un article4 récent nous apprenait que le sort des cerfs n’est toujours pas décidé, il n’est pas trop tard pour considérer la perspective de la modélisation dans ce débat.
- Diouf, B. (2020, 14 novembre). L’effet de cerfs fait des ravages à Longueuil. La Presse. ↩
- Mazbourian, P. (journaliste) et Despatie, D. (réalisatrice). (2009). Introduire des coyotes à Longueuil : Entrevue avec la députée Catherine Fournier. Dans Tout un matin. Société Radio-Canada. ↩
- Voir modèle suivant pour évaluer la réintroduction des prédateurs sur la faune et la flore : https://insightmaker.com/insight/88629/C05b-Yellowstone ↩
- Shields, A. (2021, 6 avril). Le dossier des cerfs de Longueuil toujours dans l’ impasse. Le Devoir. ↩