
Si la notion de logarithme paraît aujourd’hui tout à fait naturelle, sa conceptualisation et sa mise en œuvre au plan pratique, au début du 17e siècle, n’ont point été une mince affaire. Premiers épisodes de cette foisonnante saga!
Peu de temps après leur introduction par John Napier (1550-1617) au tout début du 17e siècle, les logarithmes se sont rapidement imposés comme un « merveilleux »1 outil essentiel en astronomie et en navigation, deux domaines scientifiques particulièrement avancés à cette époque et qui venaient avec leur lot de calculs proprement titanesques. C’est dans un tel contexte qu’il faut entendre le célèbre aphorisme dû au mathématicien, physicien et astronome français Pierre-Simon Laplace2 (1749-1827) qui, s’intéressant dans le cadre d’un survol historique de l’astronomie aux travaux de Johannes Kepler (1571-1630), affirmait que la découverte des logarithmes — combinée à l’arithmétique des Indiens, c’est-à-dire l’écriture des nombres dans un système positionnel — avait pour ainsi dire doublé la vie des astronomes (voir encadré).
Laplace à propos des logarithmes
« Il [Kepler] eut dans ses dernières années l’avantage de voir naître et d’employer la découverte des logarithmes, due à Neper, baron écossais, artifice admirable ajouté à l’ingénieux algorithme des Indiens, et qui, en réduisant à quelques jours le travail de plusieurs mois, double, si l’on peut ainsi dire, la vie des astronomes et leur épargne les erreurs et les dégoûts inséparables des longs calculs; invention d’autant plus satisfaisante pour l’esprit humain, qu’il l’a tirée en entier de son propre fonds: dans les arts, l’homme se sert des matériaux et des forces de la nature pour accroître sa puissance; mais ici, tout est son ouvrage. »
– Exposition du système du monde, Livre V, Chapitre IV.
La préhistoire des logarithmes
Issu entièrement de l’« esprit humain », selon les dires de Laplace, le concept de logarithme repose sur une idée somme toute assez naturelle : considérant diverses puissances d’un même nombre, on porte l’attention sur les exposants de ces puissances. Par exemple, s’agissant des entiers
64, 256, 1024 et 4096,
c’est-à-dire respectivement
\[4^3, 4^4, 4^5 \; \text{et} \; 4^6,\]
on envisage plutôt les exposants
3, 4, 5, et 6.
Sur la base de ces données, on pourrait conclure immédiatement — si on dispose d’une table de puissances de 4 — que
256 × 4096 = 1048576,
prenant appui sur le fait que
\[4^4 × 4^6 = 4^{4 + 6} = 4^{10}\]
(on applique ici une règle de base des exposants, qui va de soi lorsque ceux-ci sont des entiers naturels). Il n’est pas étonnant que des telles intuitions aient pu se retrouver il y a fort longtemps.
Ainsi sur la partie inférieure de la tablette mésopotamienne MLC 020783, datant d’entre 1900 et 1600 avant notre ère, se trouve le tableau ci-contre (les nombres sont donnés ici en notation moderne, et non en écriture cunéiforme) : on y reconnaît immédiatement la liste des premières puissances de 2, ainsi que les exposants correspondants.
L’usage a consacré l’expression suite arithmétique (ou progression arithmétique, selon une tournure un brin surannée) pour une liste de nombres qui, comme dans la colonne de droite de ce tableau, croissent (ou décroissent) régulièrement de manière additive :
\[a, a+d, a+2d, \ldots, a+nd,\]
a représentant le premier terme de la suite et d, la différence entre deux termes consécutifs — c’est-à-dire de combien l’un de ces termes est plus grand que l’autre4. (Le tableau précédent correspond au cas où a = 1 et d = 1.) Lorsque les nombres de la liste sont reliés multiplicativement,
\[a, ar, ar^2, \ldots, ar^n,\]
on parlera de suite (ou progression) géométrique, la constante r représentant cette fois le rapport entre deux termes consécutifs — c’est-à-dire combien de fois l’un est plus grand que l’autre. (Dans la colonne de gauche du tableau, on a a = 2 et r = 2.) (Voir l’encadré Un peu de vocabulaire pour le sens des mots «&nbso;arithmétique » et « géométrique » dans un tel contexte.)
Un peu de vocabulaire
Étant donné deux réels (positifs) x et y, leur moyenne arithmétique est donnée par \(\frac{x + y}{2}\), et leur moyenne géométrique, par \(\sqrt{xy}.\)
Ces appellations trouvent leur origine dans les mathématiques grecques de l’Antiquité, notamment de l’époque de Pythagore.
L’arithmétique de l’école pythagoricienne portant sur l’étude des entiers (et des rapports simples d’entiers), on voit immédiatement pourquoi la première moyenne est dite « arithmétique ». Quant à la moyenne « géométrique », elle fait intervenir une opération qui mène à des grandeurs généralement au-delà du champ des entiers. Or le domaine qui étudie les grandeurs, par exemple les segments de droite, est justement la géométrie.
On peut montrer que dans une suite arithmétique, un terme donné (à partir du deuxième) est la moyenne arithmétique de ses deux voisins. Et de même, mutatis mutandis, pour suite géométrique. (Voir la Section problèmes.)
Selon cette nomenclature, la tablette MLC02078 peut donc s’interpréter comme la mise en comparaison de deux suites, l’une arithmétique et l’autre géométrique. Ce type de situation se retrouve à diverses époques au fil des âges. Ainsi en est-il question dans un autre document de l’Antiquité, L’Arénaire, traité dans lequel Archimède (-287 – -212) se donne comme objectif de déterminer le nombre de grains de sable dont le volume serait égal à celui du « monde »5 Parmi les outils dont se sert alors le grand mathématicien grec se retrouve la manipulation simultanée d’une suite arithmétique et d’une suite géométrique, ce qui l’amène (en termes modernes) à identifier au passage la règle d’addition des exposants :
\[b^m \times b^n = b^{m +n}\]
(voir la Section problèmes), et donc le principe de transformation d’une multiplication en une addition, à la base des logarithmes.
Cette même idée se retrouve plusieurs siècles plus tard dans Le Triparty en la science des nombres (1484) du Français Nicolas Chuquet (1445?-1488?). Dans la troisième partie de cet ouvrage, Chuquet introduit des règles calculatoires de nature algébrique. Il s’intéresse alors notamment aux valeurs des puissances de 2, depuis 1 jusqu’à 1 048 576, qu’il aligne en colonnes avec les exposants entiers correspondants (qu’il appelle « dénominations »), de 0 jusqu’à 20, et note que la multiplication de nombres de la première colonne correspond à l’addition de nombres dans la seconde. Il identifie aussi une autre règle de base des exposants :
\[(b^m)^n = b^{mn}\]
(encore une fois exprimée ici en notation moderne). À noter que Chuquet utilise une notation avec indice surélevé (comme nous le faisons aujourd’hui)6 et qu’en plus de l’exposant 0, il considère des exposants (entiers) négatifs. Au milieu du 16e siècle, l’Allemand Michael Stifel (1487?-1567) reprendra les mêmes thèmes dans son Arithmetica integra (1544), où il parle explicitement de la relation entre une progression arithmétique et une progression géométrique. C’est d’ailleurs à Stifel que l’on doit le vocable exposants pour désigner les nombres de la suite arithmétique en jeu.
Si quelques-uns des principes servant de fondements à la notion de logarithme se perçoivent dans les commentaires qui précèdent, on est encore loin du logarithme en tant que tel. Pour qu’une correspondance entre une suite géométrique et une suite arithmétique devienne un véritable outil de calcul, il faut en effet « boucher les trous » entre les puissances (entières) successives. Il peut être intéressant, comme le souligne Chuquet, de conclure grâce à sa table des puissances de 2 que le produit de 128 et 512 est 65 536. Mais cela ne nous renseigne en rien, par exemple, sur le produit 345×678. On voit même Chuquet, dans un appendice au Triparty, chercher à résoudre des problèmes dans lesquels un exposant fractionnaire est recherché — mais sans développer pour autant d’approche systématique à cette fin.
Certains éléments (timides!) à cet égard se retrouvent il y a fort longtemps. Ainsi le tableau numérique ci-contre figure lui aussi sur la tablette MLC 02078 (dans sa partie supérieure). On y voit une progression arithmétique de différence fractionnaire être juxtaposée à une progression géométrique, à savoir des puissances de 16. Mais peu semble avoir été fait pour pousser plus loin de telles associations jusqu’à l’arrivée de Napier.
Les logarithmes à la Napier
Tout étudiant est aujourd’hui familier avec le fait que le passage d’un nombre donné à son logarithme (selon une certaine base) revient à identifier l’exposant dont il faut affecter cette base pour retrouver le nombre en cause. Ayant fixé un réel b (positif et différent de 1) et considérant un réel positif x, le logarithme de x dans la base b, noté \(\log_bx,\) est donc par définition l’exposant (réel) u tel que \(b^u = x.\) Une telle vision, il faut le souligner, demeure relativement tardive par rapport à l’intuition originale de logarithme, n’étant devenue la norme que près d’un siècle et demi après les travaux de l’Écossais John Napier7 — voir l’encadré Les traités de Napier —, lorsque Leonhard Euler (1707-1783) en a fait la pierre d’assise de son traitement de la fonction logarithmique8 dans son Introductio in analysin infinitorum (1748). Acceptant les propriétés de la fonction exponentielle \(b^u\) pour des réels b et u quelconques, on tire immédiatement de cette définition la propriété de base du logarithme :
\[ \log_bxy = \log_bx + \log_by,\]
ce qui permet de transformer une multiplication en une addition, de même que les égalités similaires pour le logarithme d’un quotient ou d’une puissance.
On observera que l’idée d’un lien entre deux suites, l’une géométrique et l’autre arithmétique, bien que sous-jacente à la dernière égalité, n’est pas pour autant explicitement mise en évidence dans cette vision moderne (post-eulérienne) du logarithme. Or à l’époque où Napier introduit ses logarithmes, l’idée de « fonction » n’est pas dans l’air du temps — elle ne surgira de fait que vers la fin du 17e siècle, dans la mouvance des travaux sur le calcul infinitésimal —, de sorte que la comparaison de suites (géométrique et arithmétique) demeure la principale source d’inspiration de ses travaux.
Une autre mouvance de l’époque visait à se doter d’outils permettant de simplifier l’exécution de calculs arithmétiques portant sur de gros nombres. Dans un texte précédent9, nous avons présenté entre autres la méthode de prosthaphérèse, utilisée vers la fin du 16e siècle en vue de transformer une multiplication en addition ou une division en soustraction. La popularité de telles méthodes, notamment dans les cercles astronomiques, a certainement contribué à convaincre Napier de l’importance de développer des outils permettant de raccourcir les calculs, y compris dans le cas de l’exponentiation ou de l’extraction de racine. Il en fait d’ailleurs mention explicitement dans la préface de son Descriptio. Soulignant le caractère pénible, dans la pratique des mathématiques, de la multiplication, division ou extraction de racine carrée ou cubique de grands nombres, Napier insiste non seulement sur le temps requis pour exécuter ces opérations, mais aussi sur les nombreuses erreurs qui peuvent en résulter. À la recherche d’une méthode sûre et expéditive afin de contourner ces difficultés, il annonce qu’après l’examen de plusieurs procédés, il en a retenu un qui rencontre ses attentes :
« À la vérité, aucun procédé n’est plus utile que la méthode que j’ai trouvée. Car tous les nombres utilisés dans les multiplications, les divisions et les ex- tractions ardues et prolixes de racines sont rejetés des opérations, et à leur place sont substitués d’autres nombres sur lesquels les calculs se font seulement par des additions, des soustractions et des divisions par deux et par trois. »10
Les traités de Napier
C’est dès l’année 1594 que Napier entame les travaux qui l’amèneront à la notion de logarithme. En 1614, il fait connaître son invention en publiant un premier traité sur le sujet — rédigé en latin, la langue des savants de l’époque : Mirifici logarithmorum canonis decriptio (c’est-à-dire Description de la merveilleuse règle des logarithmes). Il s’agit de la première publication d’une table de logarithmes, qui occupent les 90 dernières pages du traité. Cette table est précédée d’un texte de 57 pages où Napier explique ce que sont les logarithmes et comment les utiliser.
Un second traité de Napier sur le sujet est un ouvrage rédigé avant la parution du Descriptio mais publié par l’un de ses fils seulement en 1619, deux ans après sa mort : Mirifici logarithmorum canonis constructio (Construction de la merveileuse règle des logarithmes). Dans un texte d’environ 35 pages (accompagné d’appendices), Napier présente la théorie sur laquelle il s’est appuyé pour construire sa table.
La vision géométrico-cinématique de Napier
Un troisième élément sur lequel s’appuie Napier dans sa création des logarithmes est la géométrie — plus précisément la géométrie du mouvement. Il a en effet l’idée de comparer le déplacement de deux points, l’un bougeant selon une vitesse11 variant de manière telle que les distances parcourues en des intervalles de temps égaux forment une progression géométrique, tandis que l’autre point, bougeant à vitesse constante, détermine des distances en progression arithmétique. Le support géométrique dont se sert alors Napier peut se décrire comme suit.
Étant donné un segment AB de longueur déterminée, il considère un point P partant de A avec une vitesse initiale donnée et se déplaçant vers B en une série de « pas » \(P_1, P_2, P_3, \ldots,P_n, \ldots\)
Napier stipule (Descriptio, définition 2) que la vitesse de déplacement de P le long de AB décroît de manière telle que, en des temps égaux, la longueur de chacun des intervalles \(AP_1, P_1P_2, P_2P_3, P_3P_4, \ldots\) successivement parcourus par P est proportionnelle à la distance séparant P de sa cible B (lorsqu’il est à l’extrémité gauche de chaque intervalle)12 :
\[\frac{AP_1}{AB} = \frac{P_1P_2}{P_1B} = \frac{P_2P_3}{P_2B} =\frac{P_3P_4}{P_3B}= \cdots\]
On tire immédiatement de ces égalités que
\[\frac{P_1B}{AB} = \frac{P_2B}{P_1B}= \frac{P_3B}{P_2B} =\frac{P_4B}{P_3B}= \cdots\]
(voir la Section problèmes), de sorte que la suite de segments \(AB, P_1B, P_2B, P_3B, \ldots,\) qui correspond aux distances entre les diverses positions de P et l’extrémité B, forme une suite géométrique décroissante (Constructio, article 24) : la longueur de chacun d’eux est en effet la moyenne géométrique de ses deux voisins.
Napier considère alors un second point Q se déplaçant à vitesse constante sur une demi-droite (donc illimitée dans un sens) et de manière telle qu’au moment où P passe par \(P_i\), le point Q est en un point \(Q_i = i\) (voir la Section problèmes).
L’idée de Napier est d’associer la suite arithmétique
\[0, 1, 2, 3, \ldots, n, \ldots,\]
correspondant aux positions successives de Q, à la suite géométrique déterminée par les segments
\[AB, P_1B, P_2B, P_3B, \ldots, P_nB, \ldots.\]
Mais pour que cette association soit complète, il faut la généraliser à un emplacement quelconque de P sur AB, outre les positions « discrètes » \(P_1,P_2,P_3,\ldots\) Voici le tour de passe-passe permettant à Napier de contourner cette difficulté.
Puisque des distances parcourues dans des temps égaux sont dans le même rapport que les vitesses, il s’ensuit que la vitesse du point P sur chaque intervalle est proportionnelle à la distance de l’extrémité gauche de cet intervalle au point B (voir la Section problèmes). Ainsi quand P est à mi-chemin dans son trajet de A vers B, sa vitesse a diminué de moitié par rapport à sa vitesse initiale. Et quand il est rendu aux deux-tiers de l’intervalle AB, sa vitesse ne vaut plus que le tiers de celle de départ.
Passant à une vision « lisse » — et non plus par « pas » — du déplacement de P, Napier en vient à considérer ce point comme changeant « continûment » de vitesse13 — et non pas de manière abrupte et instantanée en chaque point \(P_i\). Pour rester dans les mêmes conditions que précédemment, il suppose donc que P se déplace « géométriquement » de A vers B, c’est-à-dire de manière telle que la vitesse de P est toujours proportionnelle à la distance qui le sépare de B (Constructio, article 25).
Les « logarithmes à la Napier » sont maintenant à portée de main. Supposant d’une part que les deux points P et Q entament leur déplacement à la même vitesse, le premier selon une vitesse décroissant géométriquement de A vers B, et le second à vitesse constante à partir de 0; et supposant de plus que le point Q est en y lorsque le point P est à une distance x de B; alors y est appelé par Napier le logarithme de x. (On écrira ici, par commodité, y = Nlog(x).)
C’est ainsi que le logarithme du réel x est le réel y déterminé par la suite arithmétique associée à la suite géométrique correspondant à x.
Valeurs numériques des logarithmes de Napier
Plusieurs aspects de la notion de logarithme, telle que conçue et mise en œuvre par Napier, peuvent nous sembler un peu étranges aujourd’hui. On a déjà insisté sur la place qu’y occupent les notions de suites arithmétique et géométrique, maintenant absentes du discours sur les logarithmes. Une autre particularité est reliée aux valeurs numériques mêmes déterminées par Napier.
Une motivation clé de Napier était de construire un outil facilitant les calculs trigonométriques, un domaine d’application des mathématiques de toute première importance à son époque. C’est pour cette raison que la table produite par Napier dans son Descriptio repose non pas sur des nombres en général, mais plutôt sur le sinus des angles allant de 0° à 90°, chaque degré étant divisé en 60 minutes. À chacune de ces valeurs de sinus (il y en a donc 5 400 en tout), Napier associe son logarithme, tel que défini ci-haut.
Il faut par ailleurs souligner que la notion de sinus de l’époque n’est pas tout à fait la même qu’aujourd’hui : le sinus est alors non pas vu comme un rapport de côtés dans un triangle, mais plutôt comme la longueur d’une demi-corde dans un cercle donné. Afin de faciliter les calculs, il était d’usage de travailler avec un cercle de grand rayon, de manière à éviter l’emploi de fractions et à se restreindre à des nombres naturels. Or à la fin du 16e siècle, à l’époque où Napier entreprit ses travaux, c’est sur un cercle de rayon 10 000 000 que s’appuyaient certaines des tables trigonométriques alors en circulation14. C’est sans doute là la raison pour laquelle Napier décide de se servir de cette même valeur pour asseoir la construction de sa table logarithmique.
Il se dote donc d’un segment AB de longueur 107 = 10 000 000 (Constructio, article 24) et il suppose que la vitesse initiale de chacun des deux points P et Q est aussi \(10^7\) (Constructio, articles 25 et 26). Dans le cas de Q, cette vitesse demeure constante, alors que pour P elle décroît « géométriquement »15. Or le rapport de cette suite géométrique doit permettre de combler les écarts entre des puissances entières successives — voir à ce propos les commentaires plus haut —, de sorte qu’il est utile que ce rapport soit un nombre près de 1. À cet effet, Napier choisit comme rapport
\[ 0,999 999 9 = 1-\frac{1}{10^7}\]
(Constructio, articles 14 et 16). Une telle valeur a aussi comme avantage que le calcul de termes successifs de la progression géométrique peut se ramener à une série de soustractions, plutôt que des multiplications itérées par \(1-10^{-7},\) ce qui a permis à Napier de simplifier dans une large mesure la construction de sa table. Cette construction demeure néanmoins en pratique un accomplissement époustouflant.
On observera que les valeurs numériques des logarithmes créés par Napier sont fort différentes de celles que l’on connaît aujourd’hui. Ainsi on a que Nlog(107) = 0. Et Nlog(x) décroît lorsque x croît. De plus, il n’est pas question de « base » dans les propos de Napier (voir à ce sujet la Section problèmes). Mais l’essence du logarithme est bel et bien là !
À propos de l’étymologie du mot logarithme
Napier a forgé le mot logarithme à partir de deux racines grecques d’usage courant : \(\lambda \omicron \gamma \omicron \varsigma,\) « rapport », et \(\alpha \rho \iota \theta \mu \omicron \varsigma\), « nombre ». On peut voir le mot rapport ici comme reflétant le rapport commun des termes successifs de la suite géométrique \(P_1B, P_2B, P_3B,\ldots\).
Au commencement de ses travaux, Napier appelait nombres artificiels les valeurs de la suite arithmétique, peut-être pour les opposer aux nombres de la suite géométrique, qui étaient en quelque sorte donnés. Mais le terme logarithme s’est rapidement imposé.
Pour en s\(\alpha\)voir plus!
- Le livre
Havil, Julian, John Napier : Life, Logarithms and Legacy. Princeton University Press, 2014 est une mine d’or pour des informations sur la vie et l’œuvre de Napier. - Le contexte ayant mené à la naissance des logarithmes est exposé dans
Friedelmeyer, Jean-Pierre, « Contexte et raisons d’une ‘mirifique’ invention. » In : Évelyne Barbin et al., Histoires de logarithmes, pp. 39-72. Ellipses, 2006.
Le sous-titre de l’article d’Accromath a été emprunté au titre de ce texte. - Les deux traités de Napier sur les logarithmes, le Mirifici logarithmorum canonis descriptio et le Mirifici logarithmorum canonis constructio, peuvent être trouvés facilement (en latin) sur la Toile. Une traduction anglaise de ces traités est accessible à partir du site de Ian Bruce sur les mathématiques des 17e et 18e siècles : http://www.17centurymaths.com/
- La citation de Laplace se retrouve aux pp. 446-447 de :
Œuvres complètes de Laplace : Exposition du système du monde. (6e édition) Bachelier, Imprimeur-Libraire, 1835. (Disponible sur Google Livres) - La tablette mésopotamienne MLC 02078 est étudiée (pp. 35-36) dans
Neugebauer, Otto, et Sachs, Abraham, Mathematical Cuneiform Texts. American Schools of Oriental Research, 1945. - Pour plus d’information sur l’emploi des vocables « arithmétique » et « géométrique », voir
Charbonneau, Louis, « Progression arithmétique et progression géométrique. » Bulletin AMQ 23(3) (1983) 4-6. - Publiés en allemand en 1770, les Éléments d’algèbre de Leonhard Euler sont parus en traduction française dès 1774. Cette version est accessible à partir du site Gallica de la Bibliothèque nationale de France. https://gallica.bnf.fr/
- L’extrait de L’Arénaire — voir la Section problèmes — se trouve (p. 366) dans
Ver Eecke, Paul, Les œuvres complètes d’Archimède, tome 1. Vaillant-Carmanne, 1960.
- Renvoi à l’épithète mirifique (archaïque de nos jours), utilisée par Napier lui-même. L’expression mirifique invention de notre titre est empruntée à Jean-Pierre Friedelmeyer (voir le Pour en savoir plus). ↩
- Alias Pierre-Simon de Laplace. Aussi homme politique, il fut nommé marquis en 1817 (d’où la particule nobiliaire). ↩
- Pour Morgan Library Collection. Cette tablette se retrouve dans la collection de l’Université Yale, aux États-Unis. ↩
- Cette façon de parler est utilisée par Euler lorsqu’il introduit les notions de rapports arithmétique et géométrique dans ses Éléments d’algèbre (1774) — voir Section troisième, « Des rapports & des proportions », entre autres les articles 378, 398 et 505. ↩
- Une des difficultés auxquelles fait ici face Archimède est de réaliser cet objectif dans le cadre du système de numération grec, qui n’était pas propice pour exprimer aisément de très grands nombres. Mais cela est une autre histoire… ↩
- La notation exponentielle aujourd’hui usuelle, telle \(a^2\) ou \(a^3,\) se répandra après son utilisation par René Descartes (1596-1650) dans son traité La géométrie (1637). ↩
- Voir André Ross, « John Napier » Accromath, vol. 14, hiver-printemps 2019, pp. 8-11. ↩
- Cette approche d’Euler peut être vue comme une illustration remarquable de l’impact d’une bonne notation en vue de clarifier et faciliter la démarche de la pensée. ↩
- Voir « Émergence logarithmique : tables et calculs. » Accromath, vol. 14, hiver-printemps 2019, pp. 2-7. ↩
- Tiré de la préface du Mirifici logarithmorum canonis descriptio (traduction personnelle). ↩
- Napier introduit l’idée de mouvement dès la définition 1 du Descriptio. Il utilise explicitement le terme « vitesse » à la définition 5. ↩
- On notera au passage que le point P n’atteint ainsi jamais sa cible B, car à chaque étape il gruge toujours la même fraction du chemin restant à parcourir. ↩
- Napier n’utilise pas explicitement une telle terminologie. ↩
- De telles tables trigonométriques ont été construites par Johann Müller, alias Regiomontanus (1436-1476), et par Georg Joachim de Porris, dit Rheticus (1514-1574). ↩
- Les valeurs choisies par Napier ont pour conséquence que la vitesse de P (en tant que nombre) est non seulement proportionnelle, mais est de fait égale à la distance de P à B (voir la Section problèmes). ↩