Depuis quelques années, des démonstrations éclatantes que 1 + 2 + 3 + … = -1/12 ont fait leur apparition sur le web. Celles-ci ne sont pas nouvelles. Pourtant, leur diffusion à si grande échelle a semé le doute. Qu’en est-il? Est-ce que la somme des entiers naturels peut vraiment donner -1/12?
Une série surprenante
On travaille avec des séries infinies très souvent. Elles sont au cœur de notre système de numération, se cachant derrière les développements décimaux, comme cela est expliqué dans l’encadré « Sommer des séries infinies : un jeu d’enfant ». La somme des entiers positifs ne semble pas pouvoir donner un nombre, et encore moins un nombre négatif. Lorsque l’on considère la série
\[1 +2 +3 + 4 + … ,\]
et que l’on fait la somme en ajoutant un terme à la fois, on obtient les résultats de l’illustration ci-contre, qui sont connus sous le nom de nombres triangulaires.
Il semble bien évident que cela va croître, sans limite. Au fond, tout cela paraît bien simple, et les vidéos qui démontrent le contraire ne seraient donc que fabulation. On dira informellement que la valeur de la série est infinie, ou plus correctement que la série est divergente. Voilà qui est terminé.
En fait, bien qu’il soit correct de vouloir terminer ici, on sent le besoin d’en dire un peu plus. D’une part, une des vidéos les plus visionnées dans laquelle on « prouve » que
\[1 + 2 + 3 + 4 + … = –1/12\]
a été produite par une partie de l’équipe de la chaîne YouTube Numberphile, qui compte plus de 2,6 millions d’abonnés. L’équipe qui produit ces vidéos jouit d’une forte crédibilité : elle compte de nombreux collaborateurs de talents, a produit de nombreuses excellentes vidéos, et est financée par le très sérieux Mathematical Sciences Research Institute (MSRI).
De plus, le scientifique dans la vidéo est un professeur de physique de l’Université de Nottingham. Alors, lorsque dans la vidéo, le professeur en question dit que
\[1 + 2 + 3 + 4 + … = –1/12,\]
en affirmant de plus qu’il en fait la preuve, et qu’il affirme qu’il faut accepter que notre intuition soit erronée, on peut être ébranlé. Un professeur de physique qui nous explique que dans la réalité la somme de tous les naturels, tous ensemble, est vraiment –1/12, cela peut laisser songeur. Et si c’était vrai?
Sommer des séries infinies : un jeu d’enfant!
On sait bien que 1/3 = 0,333… En fait, cette simple affirmation cache une série infinie. En effet, 0,333… est une manière de dénoter la série infinie 3/10 + 3/100 + 3/1000 + … Alors, écrire que cela est égal à 1/3 est la même chose que de dire que la série 3/10 / 3/100 + 3/1000 + … a pour somme 1/3. On manipule donc des séries infinies dès que l’on travaille avec la notation décimale pour des nombres ayant des développements décimaux infinis.
Certaines sommations peuvent être plus surprenantes, alors que d’autres ont une jolie interprétation géométrique. Ainsi, on peut considérer la série 1/2 + 1/4 + 1/8 + … dont la somme est 1. En effet, en coloriant successivement, la moitié d’un carré puis la moitié du rectangle restant, on se convainc intuitivement que la série
\[\frac{1}{2} + \frac{1}{4} + \frac{1}{8} + \ldots 248\]
converge vers 1.
Une série à l’histoire surprenante
En cherchant un peu, on se rend compte que d’autres ont associé la valeur –1/12 à cette série. Il en est ainsi de Ramanujan et, semble-t-il, de Euler lui-même. De plus, on peut lire que la valeur de –1/12 associée à la série 1 + 2 + 3 + … est au cœur de la théorie des cordes, nécessaire à sa cohérence en dimension 26. (La théorie des cordes est un modèle qui a pour objet d’unifier les diverses théories en physique, et des physiciens réputés travaillent dans ce domaine.) Alors, la question qui se pose devient un peu différente. On peut se demander ce qui se cache derrière cette série, et en particulier derrière la valeur proposée de –1/12. Ici, le mathématicien doit adopter une approche scientifique, à la recherche de ce qui peut bien expliquer ce qu’on entend.
Une approche naïve
En regardant les divers sites qui proposent des preuves que
\[1 + 2 + 3 + … = –1/12,\]
on a des arguments comme celui dans l’encadré « Une preuve populaire ». Est-ce que de tels arguments peuvent être corrects?
Une preuve populaire
On veut déterminer la valeur de la série
S = 1 + 2 + 3 + 4 + …
Pour y parvenir, on se sert de la série
G= 1 – 1 + 1 – 1 + 1 – 1 + …
appelée série de Grandi et de la série
B = 1 – 2 + 3 – 4 + 5 – 6 + …
Voici comment. En insérant des parenthèses après le premier signe de soustraction dans la série de Grandi, on a
En soustrayant la série de Grandi de la série B, on obtient
En soustrayant la série B de la série S, on obtient
On a donc une « preuve » que
1 + 2 + 3 + 4 + … = –1/12.
Luigi Guido Grandi (1671-1742)
Prêtre italien, philosophe, mathématicien et ingénieur né à Crémone, Grandi présente en 1703, une analyse de la série qui porte son nom.
La série de Grandi
La caractéristique de la série de Grandi est qu’en regroupant de deux façons différentes les termes de la série pour former une série télescopique, on obtient dans un cas
(1 – 1) + (1 – 1) + (1 – 1) + … = 0
et dans l’autre cas
1 + (–1 + 1) + (–1 + 1) + … = 1
ce qui donne 0 = 1. Ici, on voit bien qu’on ne peut manipuler des séries infinies sans prendre garde.
Il est difficile de savoir exactement ce qui est utilisé dans une telle preuve. Regardons ce qui semble permis. Dans la preuve populaire, on soustrait des séries terme à terme, et on utilise implicitement (donc sans l’écrire – une première cachette!) que
\[0+4+ 0+8+0+12+ …=4+8+12+ …,\]
ce qui revient à ajouter ou enlever des 0 dans une somme.
Une nouvelle « preuve » que 0 = 1
En utilisant le même genre d’argument que ceux de la preuve populaire, on peut obtenir que 0 = 1. Notons S la somme des entiers naturels, on peut décrire cette somme par
\[S = 1 + 2 + 3 + 4 + 5 + 6 + … \]
ou par
\[S = 0 + 1 + 2 + 3 + 4 + 5 + 6 + …\]
Ces deux expressions sont égales et en soustrayant l’une de l’autre, on obtient 0, mais en soustrayant terme par terme, voici ce qui se produit
On a donc
\[0 = 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + …\]
En ajoutant un 0 dans la partie droite, on a
\[0 = 0 + 1 + 1 + 1 + 1 + 1 + …\]
En soustrayant ces deux expressions terme à terme, on obtient
On arrive donc à voir, sans trop de difficulté, que la preuve populaire semble bien basée sur des arguments qui mènent à des contradictions. Si 0 = 1, tout est vrai! Est-ce à dire qu’on ne peut donner aucun argument sérieux qui expliquerait d’où vient cette valeur, et pourquoi elle pourrait avoir un sens?
Élargir la notion de sommation d’une série
Pour une suite \((a_n),\) on dit que la série \(\sum a_n\) est simplement convergente si la limite des sommes partielles
\[s_n = \sum_{i=0}^n a_i\]
existe.
Considérons les suites \((a_n)\) pour lesquelles la série \(\sum a_n\) est simplement convergente. Pour ces suites, appelons \(\sum\) l’opérateur qui associe à la suite \((a_n)\) la limite de la suite des sommes partielles.
Les trois suites utilisées dans la preuve populaire ne répondent pas à cette définition. En d’autres mots, l’opérateur ∑ n’est pas défini pour les suites
\[(g_n) = (+1, –1, +1, –1, +1, –1, …), \\(b_n) = (+1, –2, +3, –4, +5, –6, …),\\ \: \text{et}\: (c_n) = (1, 2, 3, 4, 5, 6, …),\]
Existe-t-il des généralisations de l’opérateur \(\sum\) qui soient définies sur des \((a_n)\) pour lesquelles la série \(\sum a_n\) n’est pas simplement convergente? C’est la question que l’on se pose.
Une approche scientifique
Des avancées scientifiques et mathématiques ont longtemps été critiquées avant d’être finalement acceptées. Un des exemples les plus souvent cités en mathématiques est celui de la cardinalité des ensembles, incluant celle des ensembles infinis. Bien que Cantor ait proposé une définition de ce qu’était un ensemble infini et de l’équipotence de deux ensembles infinis, et ait établi plusieurs résultats surprenants de manière solide, ses résultats ont été contestés. Ses idées étaient sans doute trop surprenantes, et les conclusions auxquelles il arrivait étaient probablement trop choquantes pour l’intuition. On a refusé ce qu’on aurait dû accepter.
Étudier des séries divergentes comme
1 + 2+ 3+ …
n’est pas une mauvaise idée, et on peut donner un sens à des choses surprenantes. Une attitude ouverte, et scientifique, est donc de mise!
Sommer des séries divergentes, est-ce possible?
Peut-on donner un sens à la série
\[1+ 2 + 3 + …\]
sans utiliser des arguments comme ceux de la preuve populaire ?
Une manière d’y répondre est de chercher à voir si on peut généraliser l’idée de sommation d’une série à de nouvelles séries. Ici, la réponse est positive, et il y a en fait plusieurs manières de le faire. Nous présentons, en encadré, une manière de poser cette question de manière plus précise.
On peut définir des généralisations de l’opérateur de sommation qui respectent les conditions naturelles de stabilité et de linéarité, en ce sens que ces sommes généralisées respectent l’addition ou la soustraction de deux séries terme à terme, la multiplication par un nombre (on dit habituellement un scalaire), et que décaler la série ne change pas la valeur de la sommation généralisée.
Somme de Cesàro
Pour une suite \(a_n,\) on dit que la série \(\sum a_n\) est convergente au sens de Cesàro si la limite des moyennes des sommes partielles
\[\lim_{n \to \infty} \frac{(s_1 + s_2 + \ldots + s_n) }{n}\]
existe.
Lorsque la limite des sommes partielles existe, on retrouve à nouveau cette valeur. Si on désigne par \(C(a_n)\) la limite de cette somme, alors on a bien que \(C\) généralise \(\sum\).
On peut voir que \(C\) est définie pour la suite \((g_n)\) associée à la série de Grandi. En effet,
\[\frac{(s_1 +s_2 +\ldots +s_n)}{n}\]
tend vers la valeur 1/2 car \(s_n = 0\) pour \(n\) pair, et \(s_n = 1\) pour \(n\) impair (voir l’encadré ci-dessous).
Par contre, \(C\) n’est pas définie pour \((b_n)\) car pour cette suite,
\[\frac{(s_1 +s_2 +\ldots +s_n)}{n}-\frac{(1 +2 +\ldots +n)}{n}=\frac{n+1}{2}\]
\(C\) n’est pas non plus défini pour \((_cn\)).
Une de ces méthodes – et il y en a plusieurs – est la sommation dite de Cesàro (voir encadré, page suivante). Elle permet de généraliser la sommation habituelle, puisqu’elle donne la même valeur que la somme habituelle pour les séries convergentes, et qu’elle donne une valeur à certaines séries divergentes. Ainsi, la somme de Cesàro donne la valeur 1/2 à la série
\[1 -1 + 1 – 1 + 1 – 1 + …\]
Malheureusement, la somme de Cesàro de la série 1 + 2 + 3 + … n’existe pas. On a donc une généralisation qui n’est pas suffisante. On peut cependant faire mieux.
Ernesto Cesàro (1859 –1906)
Le mathématicien italien Cesàro, dans Éléments de calcul infinitésimal (1897), propose une définition de la limite d’une suite divergente, connue aujourd’hui comme « Somme de Cesàro ». Cette somme est la limite de la moyenne des sommes partielles de la série.
En route vers -1/12, il faut généraliser les sommes partielles
Lorsque l’on fait la sommation d’une série, on considère les sommes partielles \(S_N\). On peut en fait généraliser cette idée pour avoir une fonction \(S(N)\) qui est en fait définie pour \(N \in \mathbb{R}\). En poussant cette idée un peu plus loin, on peut obtenir une nouvelle fonction \(F(N),\) comme cela est expliqué dans l’encadré lissage analytique réel.
Lissage analytique réel
On peut voir la somme partielle d’une suite an comme une fonction \(S(N\)) définie sur les naturels, et donnée par
\[S(N)= \sum_{i=1}^N a_n.\]
On peut élargir cette définition aux réels en adoptant comme définition que
\[S(x)= \sum_{i=1}^{[x]} a_n.\]
où [x] est la partie entière de x, et même adopter une définition équivalente donnée par
\[S(x)= \sum_{n=1}^\infty X_{[0,1]}(n/x) \times a_n.\]
où \(X_{[0,1]}\) est la fonction caractéristique de l’intervalle [0,1]. Cette manière de décrire les choses ne change rien à la valeur de \(S(N)\) et elle ouvre une porte à une généralisation qui est extrêmement utile.
Au lieu de la fonction caractéristique \(X_{[0,1]}\) on peut considérer une fonction continue qui vaut 1 près de l’origine et qui est nulle en dehors d’un certain intervalle. (On demande habituellement que cette fonction ait des dérivées continues d’ordre 1 et 2.)
Cela permet de définir une nouvelle fonction à valeurs réelles \(F(X)\) qui est donnée par
\[\displaystyle F(x)= \sum_{n=1}^\infty \eta (n/x) \times a_n.\]
On voit que F(x) est en fait définie pour tout x. Lorsque la série est convergente, F(x) donne la même limite que S(N).
On peut voir avec quelques calculs que si la limite de la suite des sommes partielles existe, et donc que la série est convergente, alors \(F(N)\) tend vers cette même limite. On a donc une véritable généralisation de la sommation usuelle d’une série.
Cette nouvelle fonction, définie sur les réels, a un bon comportement si la fonction utilisée pour la définir (la fonction dans l’encadré) est bien choisie. On peut ainsi utiliser les outils de l’analyse réelle (développement en série de Taylor et autres) pour étudier le comportement de la fonction \(F(N)\) pour une série quelconque, et en particulier pour les séries divergentes. On peut obtenir des formules asymptotiques pour plusieurs séries, qui nous donnent une valeur approchée de la série pour de grandes valeurs de \(N.\)
Qu’en est-il pour la série 1 + 2 + 3 + …? On peut montrer que pour cette série, la forme asymptotique est donnée par
\[\begin{array}{l c l}F(n) & = & \displaystyle \sum_{n-1}^\infty \eta (m/N) \times n \\ &=& -1/12 +K \times N^2 + O(1/N) \end{array} \]
où K est une constante, qui dépend de la fonction \(\eta(x),\) et \(O(1/N)\) indique que les termes manquants apportent une contribution bornée par une certaine constante divisée par N.
On voit, pour la première fois, le terme –1/12. Ce n’est pas la valeur de la somme mais bien le terme constant, qui ne dépend pas de N, dans le développement asymptotique de \(F (N ).\)
L’origine du -1/12
Le mathématicien Ramanujan avait suggéré d’attribuer la valeur -1/12 à la somme des entiers naturels. Dans un passage de son premier cahier, il présente une preuve qui est d’une nature semblable à la preuve populaire présentée plus haut. Mais il va plus loin, sachant que cette preuve n’en est pas véritablement une.
Il présente aussi une autre preuve, plus complète, et propose de considérer que le terme constant d’une certaine représentation de la valeur de la somme est la valeur à attribuer à la série étudiée. La justification correcte de son résultat consiste à faire un travail qui est proche de celui que nous venons de présenter.
Et c’est sans doute ici qu’il faut voir l’origine du -1/12. Il s’agit du terme constant d’une nouvelle formule qui représente la série que l’on veut étudier. Il ne s’agit pas de la valeur de la série au sens habituel, car la valeur asymptotique a d’autres termes, et on ne devrait donc pas écrire que la somme des entiers naturels donne -1/12 sans qualifier précisément ce que l’on affirme.
Un billet remarquable de Terrence Tao
Certains lecteurs auront sans doute lu que la valeur –1/12 vient de la valeur de la fonction Zeta de Riemann au point -1. Il s’agit effectivement d’une manière de voir l’origine de cette valeur. Cependant le prolongement analytique requis pour justifier cela est plus complexe, de sorte qu’il est plus difficile de percevoir d’où vient effectivement la valeur de –1/12.
Dans un billet remarquable, Terrence Tao, un mathématicien exceptionnel, explique que dans l’approche que nous avons esquissée (par lissage analytique réel), le terme constant obtenu dans le développement asymptotique de la série aura toujours la même valeur que celle obtenue par prolongement analytique complexe. On a donc deux manières correctes de comprendre pourquoi il est naturel d’associer la valeur –1/12 à la somme des entiers naturels. Par contre, écrire que c’est égal demande à être soigneusement qualifié.
Prolongement analytique et fonction Zêta de Rieman
La fonction zêta de Riemann est donnée
\[z(s)=\sum \frac{1}{n^s} \]
où s est un nombre complexe dont la partie réelle est >1. Cette fonction a des propriétés importantes, qui se traduisent par le fait qu’elle est dite analytique sur ce domaine. Elle peut alors essentiellement être étendue de manière unique au plan complexe (sauf en s = 1) de manière à demeurer analytique. Or on peut montrer que la fonction zêta, une fois étendue de cette manière, est telle que
\[z(-1) = -\frac{1}{12}\]
Or, si on écrit la série
\[\sum \frac{1}{n^s}\]
en s = –1, on obtient la série
1 + 2 + 3 + …
On peut donc dire que la valeur –1/12 est associée à la série 1 + 2 +3 + 4 + … par prolongement analytique.
Mais de là à dire que la somme de cette série est –1/12, il y a un pas que nous ne franchirons pas.