Les recherches des peintres de la Renaissance en Italie visant à produire des représentations plus réalistes dans les tableaux ont ouvert des perspectives nouvelles aux géomètres.
À l’époque médiévale, la peinture servait à promouvoir le sentiment religieux et l’organisation picturale n’avait pas à se conformer à la réalité telle que perçue par les sens. Les grandeurs respectives des personnages sont souvent déterminées par leur importance dans le drame chrétien plutôt que leur position dans l’espace. L’Annonciation de Simone Martini (1284-1344), réalisée pour la cathédrale de Sienne, est un exemple de peinture médiévale. Le fond est doré et les personnages n’ont aucun volume; l’objectif du peintre est de promouvoir un élan religieux, pas de reproduire une scène avec réalisme. Dans L’Entrée à Jérusalem de Duccio di Buoninsegna (1255- 1318), conservée au musée de l’Oeuvre de la cathédrale à Sienne, on remarque facilement le manque de cohésion, mais ce n’était pas le but poursuivi.
Au début du quatorzième siècle, l’organisation picturale a commencé à évoluer. Les peintres souhaitaient qu’en regardant la peinture, le spectateur ait la même perception que devant une scène réelle. Pour donner de la profondeur à leurs tableaux, les peintres ont commencé par représenter des scènes emboîtées dans des structures architecturales, comme en témoigne La Cène, de Giotto di Bondone (1266- 1337), fresque de la chapelle de l’Arena à Padoue.
La deuxième moitié du quatorzième siècle ne fut pas très propice aux développements, tant artistiques que scientifiques, alors que la peste noire décimant la population en Europe. Au quinzième siècle, influencés par la doctrine platonicienne selon laquelle les mathématiques constituent l’essence du monde réel, les artistes ont cherché à découvrir les lois mathématiques régissant l’organisation et la disposition des objets dans l’espace, ainsi que la structure de l’espace. On doit à l’archi (1377-1446) d’avoir découvert le principe qui a permis aux peintres d’atteindre leur objectif et qui constitue le fondement du système de perspective focale.
Le principe découvert par Brunelleschi est le suivant : supposons que l’on place un écran de verre entre la scène à peindre et l’œil du peintre et que l’on trace les droites suivies par la lumière, c’est-à-dire les droites allant de l’œil aux différents points de la scène. On obtient alors un ensemble de droites, les lignes de projection.
Chaque droite perce l’écran de verre en un point et l’image formée par ces points s’appelle une section. La découverte fondamentale des peintres de la Renaissance est que cette section crée sur l’œil le même effet que la scène elle-même. En effet, ce que l’œil perçoit est la lumière se déplaçant en ligne droite de chaque point de l’objet jusqu’à l’œil; si la lumière émane de cet écran de verre et suit les même droites, elle causera la même impression. Cette section bidimensionnelle est donc ce que l’artiste doit représenter sur sa toile pour créer sur l’œil une impression conforme à la réalité.
Les recherches basées sur ce principe ont été poursuivies et rédigées par le peintre et architecte Leone Battista Alberti (1404-1472).
Le peintre et graveur allemand Albrecht Dürer (1471-1528) s’est initié à la perspective focale lors de voyages en Italie. Il a réalisé des gravures pour illustrer les principes de la perspective (voir Le dessinateur de l’homme assis).
Principes fondamentaux
L’utilisation de l’écran de verre manque de souplesse pour réaliser une œuvre. Les artistes ont donc cherché à déterminé les propriétés des sections. Les peintres Paolo Ucello (1397- 1473), Piero della Francesca (1416-1492) et Leonardo da Vinci (1452-1519) ont œuvré au développement de l’aspect mathématique de la perspective.
Les figures suivantes illustrent quelques-uns des principes obtenus.
Principe 1
L’image d’une droite horizontale et parallèle à l’écran de la section est une droite horizontale sur l’écran.
Principe 2
L’image d’une droite verticale et parallèle à l’écran de la section est une droite verticale sur l’écran.
Principe 3
Les images de droites parallèles entre elles et perpendiculaires à l’écran de la section sont des droites convergeant en un point E de l’écran.
Grâce à ces principes, le peintre pouvait se dispenser de l’écran de verre. Par le troisième principe, les droites qui, dans la scène, sont perpendiculaires à l’écran doivent converger en un point de l’écran. On obtient alors une perspective focale avec un point de fuite.
Il devenait possible de gérer adéquatement les dimensions des objets et des personnages selon qu’ils sont à l’avant-plan ou à l’arrière-scène. La représentation crée l’illusion de la dispersion des volumes dans l’espace. Les objets ne semblent plus empilés mais distribués dans l’espace, les uns devant, les autres derrière. Les proportions des objets donnent l’illusion de la profondeur.
Dans le Saint Jérôme dans sa cellule, Dürer applique ces principes et utilise le point de fuite pour attirer le regard au fond du tableau.
De plus, les images de deux droites, parallèles entre elles et faisant un angle avec l’écran, sont des droites convergeant en un point de l’écran, distinct du point de fuite principal. On obtient alors une ligne d’horizon.
Projections en cartographie
C’est en utilisant l’idée de projection que le mathématicien et géographe Gerardus Mercator (1512- 1594) a posé les fondements de la cartographie mathématique moderne. Il a réalisé une représentation plane de la terre par projection sur une surface cylindrique tangente à l’équateur sphérique. Les longitudes sont représentées par des droites parallèles équidistantes et les latitudes par des droites parallèles perpendiculaires aux méridiens. On utilise maintenant divers types de projections pour tracer des cartes1.
La projection cylindrique, qui conserve les angles, est utilisée en navigation maritime et aérienne jusqu’aux latitudes de 60 ̊.
Ce type de projection est utilisé pour des latitudes supérieures à 60°.
Projection azimutale
Ce type de projection est surtout utilisé pour les régions polaires.
Gaspard Monge (1746-1818)
À partir de 1766, Gaspard Monge enseigne les mathématiques à Mézières, poursuit des recherches et présente plusieurs mémoires à l’Académie des sciences sur la géométrie différentielle, la géométrie descriptive, le calcul des variations et la combinatoire.
À la Révolution, Monge soutient les révolutionnaires et, après la chute du roi, est nommé ministre de la marine. Il démissionne de ce poste en avril 1793 pour se consacrer à la création de l’École Centrale des Travaux Publics, la future École Polytechnique. Monge y a donné des cours d’analyse et de géométrie descriptive de 1794 à 1809.
Géométrie descriptive
La notion de projection a permis le développement de la géométrie descriptive. C’est l’œuvre de Gaspard Monge dont le traité publié en 1799 s’intitule justement Géométrie descriptive. Cette géométrie consiste à définir des objets de l’espace à trois dimensions par des projections orthogonales sur des plans perpendiculaires pour en lever l’ambiguïté et conserver les propriétés utiles; mesures d’angles et de longueurs.
Selon Monge, la géométrie descriptive a deux objets principaux :
– Représenter avec exactitude, sur des dessins qui n’ont que deux dimensions, des objets qui en ont trois et qui nécessitent une définition rigoureuse.
– Déduire de la description exacte des corps tout ce qui suit nécessairement de leurs formes et de leurs positions respectives.
Géométrie projective
La géométrie projective est le domaine des mathématiques qui étudie les propriétés des figures inchangées par projection. Les notions de projection et de section ont posé un problème géométrique important que l’on peut résumer en deux questions :
Quelles sont les propriétés communes à une figure géométrique et à une section d’une projection de cette figure?
Quelles sont les propriétés géométriques communes à deux sections d’une même projection ou de projections différentes d’une même figure?
Ce sont là les questions fondamentales de la géométrie projective qui a été inventée par Girard Desargues (1591-1661). Son traité est cependant tombé rapidement dans l’oubli à cause principalement de l’avènement de la géométrie analytique, qui était beaucoup plus facile à maîtriser et qui monopolisa les énergies de plusieurs mathématiciens. Les travaux de Desargues ont été repris et poursuivis par Jean Victor Poncelet, qui a donné la première approche systématique de la géométrie projective.
En guise de conclusion
Les recherches effectuées par les peintres de la Renaissance ont permis le développement d’un langage visuel qui est une composante fondamentale de la culture et de la technologie modernes.
Les peintres ont fondé une nouvelle géométrie basée sur le sens de la vue, alors que la géométrie euclidienne était basée sur le sens du toucher. Visuellement, des sections différentes peuvent donner la même image sans être superposables au sens de la géométrie euclidienne. C’est le cas, par exemple, des sections coniques qui visuellement se superposent lorsque l’œil est au sommet du cône, l’un des foyers de la parabole, au sens de la géométrie projective, étant alors à l’infini.
Jean Victor Poncelet (1788-1867)
Élève de Gaspard Monge, il rejoint l’armée de Napoléon comme lieutenant du génie à sa sortie de l’École Polytechnique en 1812. Fait prisonnier durant la campagne de Russie, il occupe son esprit à se remémorer, sans l’aide d’aucun livre, les connaissances acquises dans les cours de mathématiques de Polytechnique pour ne pas sombrer dans la folie durant son internement. Ce faisant, il prépare une profonde réforme de la géométrie en posant les fondements de la géométrie projective qui avaient été étudiés jadis par Pappus au 4e siècle, puis par Girard Desargues et Blaise Pascal (1623-1662).
En 1822, Poncelet publie son Traité des propriétés projectives des figures, dans lequel il utilise les notions de perspective et de section plane et étudie diverses transformations géométriques en utilisant des éléments à l’infini et des éléments imaginaires. Cet ouvrage est à l’origine des recherches en géométrie pure qui ont été poursuivies durant tout le 19e siècle.
Quelques théorèmes de géométrie projective
Si deux triangles, coplanaires ou non, sont disposés de telle sorte que les droites joignant leurs sommets sont concourantes, alors les points de rencontre des prolongements de leurs côtés sont colinéaires.
On remarque que c’est une propriété de deux sections différentes d’une même projection, ou d’un triangle et d’une projection de celui-ci sur un plan.
Théorème de Pappus
Soit (A, B, C) et (a, b, c) des triplets de points alignés; alors les points de rencontre des droites Ab–Ba, Ac–Ca, et Bc–Cb sont alignés.
Théorème de Pascal
Étant donné un hexagone inscrit dans une conique, les intersections des côtés opposés sont alignées.
Il suffit de démontrer le résultat pour un cercle, car on peut passer du cercle à n’importe quelle conique par une transformation géométrique préservant le concours des droites et l’alignement des points.
Pour en s\(\alpha\)voir plus!
Kline, Morris. Mathematical Thought from Ancient to Modern Times, Oxford University Press, 1972, 1238 p. (Voir les chapitres 12, 14 et 35.)
- Voir l’article de Christiane Rousseau « La cartographie », Accromath, Vol. 3.1, hiver-printemps 2008. ↩