Une composante importante, voire essentielle, de la démarche en mathématiques repose sur la notion de démonstration. Celle-ci vient accorder le statut de « théorème » à une affirmation dont on subodore la validité. Mais une fois un théorème établi en bonne et due forme, pourquoi chercherait-on à le reprouver d’une autre façon?
Donner une nouvelle preuve d’un théorème déjà démontré est un fait assez courant en mathématiques. Un exemple bien connu de ce phénomène est l’illustrissime théorème de Pythagore, dont on connaît littéralement des centaines de démonstrations : certaines de ces preuves peuvent être vues comme de simples variantes l’une de l’autre, tandis que d’autres sont fondamentalement différentes1. La même observation peut être faite à propos de l’infinitude des nombres premiers ou encore de l’irrationalité de \(\sqrt{2}\) (quelques versions de ce dernier résultat sont proposées dans la Section problèmes).
Un autre cas fort célèbre de preuves multiples concerne le résultat connu sous le vocable de théorème fondamental de l’algèbre, dont l’une des formulations se lit comme suit : tout polynôme de degré n à coefficients réels possède exactement n racines réelles ou complexes (tenant compte de la multiplicité de racines). Pressenti dès le 17e siècle, ce résultat a fait l’objet de diverses tentatives de preuve au cours du 18e siècle, jusqu’à ce que Carl Friedrich Gauss (1777-1855) en donne une première démonstration complète en 1799 dans sa thèse de doctorat. Ce théorème a par la suite été redémontré à plusieurs reprises et de diverses façons, dont trois autres fois par Gauss lui-même, sa quatrième preuve datant de 50 ans après la toute première.
Une question naturelle se pose : pourquoi chercher à redémontrer un résultat dont la validité a déjà été établie? Plusieurs cas de figure peuvent se présenter ici2. Ainsi on essaiera parfois de simplifier la preuve, par exemple en éliminant des hypothèses superflues ou encore en faisant intervenir un cadre conceptuel moins lourd. Parfois il s’agira de corriger certaines lacunes dans l’argument, voire carrément des erreurs! C’est d’ailleurs ce que fait explicitement Gauss dans sa première preuve du théorème fondamental de l’algèbre.
Une autre motivation est d’aborder le résultat en cause selon un autre angle, selon une perspective différente. On rejoint alors le point de vue du mathématicien et philosophe Ludwig Wittgenstein (1889-1951), qui soutenait que « toute preuve, même d’une proposition déjà prouvée, est une contribution aux mathématiques (…) [car] elle montre (ou crée) une nouvelle connexion3 ». Une telle vision concorde avec la jolie analogie sensorielle suggérée par le mathématicien George Pólya (1887-1985) — voir l’encadré Reprouver selon Pólya.
Reprouver selon Pólya
« Nous serions heureux de voir se confirmer la validité d’un résultat théorique à l’aide de deux raisonnements différents, tout comme nous aimons à percevoir un objet matériel à l’aide de deux sens différents. Ayant trouvé une preuve, nous désirons en trouver une autre tout comme nous désirons toucher un objet que nous avons vu. Cela revient à dire, en bref, que deux preuves valent mieux qu’une4. »
Comment quarrer la parabole
Un problème important résolu par le mathématicien grec Archimède (-287 — -212) concerne la « quadrature » de la parabole (voir l’encadré Parlons vocabulaire (i)) : déterminer l’aire de la région délimitée par un segment de droite coupant une parabole. On doit en effet à Archimède le résultat affirmant que cette aire vaut les quatre tiers de celle du triangle d’aire maximale inscrit dans la parabole et ayant comme base le segment de droite.
Parlons vocabulaire
- Le mot quadrature, qu’on retrouve tel quel notamment chez Aristote (τετραγωνισμοζ), renvoie à l’idée que déterminer l’aire d’une figure peut être vu comme la recherche d’un carré de même aire. Généralement on parle de quadrature sans vraiment chercher à « construire » le carré en cause. Au 17e siècle, le mot quadrature sert à désigner tout problème de calcul d’aire (on parle aussi de quarrer une figure). Dans le langage courant, l’expression quadrature du cercle sert à désigner un problème très difficile, voire insoluble, ou un but impossible à atteindre.
- Lorsqu’Archimède parle de démontrer une proposition par la géométrie, il signifie ce que nous appellerions de nos jours une démonstration mathématique. De même, le mot « géomètre » a longtemps été retenu comme synonyme de mathématicien. Cet usage se reflète par exemple dans l’expression esprit de géométrie due à Blaise Pascal (1623-1662), c’est-à-dire l’esprit de rigueur mathématique.
Si ce résultat peut être vu comme ayant un intérêt intrinsèque, c’est surtout le traitement qu’en a fait Archimède qui le distingue. Rappelons que dans son traité La méthode, Archimède propose une approche mécanique faisant intervenir le principe du levier afin de déterminer l’aire d’un segment parabolique. Or pour Archimède, un tel argument « ne démontre (…) pas » le résultat en cause, « mais donne jusqu’à un certain point l’idée que la conclusion est juste » (p. 484)5. Aussi, dans un autre traité intitulé La quadrature de la parabole, le grand Syracusain propose-t-il une démarche purement « géométrique » (au sens de l’encadré Parlons vocabulaire (ii)), respectant scrupuleusement les canons de rigueur usuels en mathématiques. Ces résultats sont analysés plus en détail dans deux textes déjà parus dans Accromath6.
Il est fascinant d’observer qu’Archimède a même donné une troisième preuve du résultat sur la parabole! Toutefois un certain mystère plane quant aux mobiles exacts qui l’auraient incité à cette triple approche.
Les autres secrets de La quadrature de la parabole
Le traité La quadrature de la parabole renferme en réalité non pas une, mais bien deux versions du théorème sur l’aire d’un segment parabolique : avant de présenter sa preuve géométrique, Archimède montre en effet comment le résultat peut s’obtenir par la mécanique (sans référence explicite au traité La méthode). Il en glisse d’ailleurs un mot dans l’introduction de son traité, l’espiègle mathématicien y confiant à son ami Dosithée de Péluse que le résultat a d’abord été « [examiné] par la mécanique, puis [établi] par la géométrie » (p. 378).
La preuve qu’il donne alors, toute mécanique qu’elle soit, est cependant différente de celle de La méthode. Plus longue et plus complexe, la version mécanique de La quadrature de la parabole s’étend sur plusieurs pages et propositions au cours desquelles l’ingénieur s’évertue à peser, sur des leviers, divers triangles et trapèzes placés dans tous les sens possibles.
Il accroche tout d’abord la parabole à un levier de point d’appui K, puis il construit autour d’elle le triangle déterminé par les trois segments suivants : la base AC du segment parabolique, la tangente à la parabole en C et la parallèle à son axe passant par A. Le stratagème d’Archimède consiste grosso modo à partitionner la parabole en trapèzes et triangles, puis à utiliser certaines propriétés géométriques des paraboles afin d’en borner l’aire. De telles manipulations suggèrent que l’aire du segment parabolique revient au tiers du grand triangle ACF (voir à ce propos l’encadré Des pavages trapézoïdaux aux sommes inférieures et supérieures). Comme l’aire de ce triangle vaut quatre fois celle du triangle d’aire maximale inscrit dans la parabole7, le résultat d’Archimède suit immédiatement.
Des pavages trapézoïdaux aux sommes inférieures et supérieures
La combine qu’emploie Archimède, dans sa preuve géométrique du traité La quadrature de la parabole, partage quelques ressemblances avec le calcul intégral moderne. L’idée est de considérer des familles de trapèzes et de triangles qui approximent le segment parabolique. En effet, en subdivisant le grand triangle ACF à l’aide de segments parallèles à l’axe de la parabole, plusieurs grands trapèzes apparaissent (comme par exemple le trapèze \(AA_1F_1F\)), ainsi qu’un triangle (\(A_nCF_n\) sur la figure). Archimède suspend, à l’autre bout du levier, plusieurs masses qui correspondent à chacune de ces régions, de sorte que leur ensemble fasse équilibre au triangle entier.
Dans cette construction apparaissent également d’autres formes qui semblent « se coller » à la parabole. En se restreignant seulement à des polygones entièrement compris dans le segment parabolique et en exploitant certaines des propriétés des paraboles, il est possible de démontrer que la région formée des petits trapèzes verts et du triangle vert n’est pas plus grande que le tiers du grand triangle ACF. (Nous acceptons ici ce résultat passablement technique.) De même, les figures bleues, qui recouvrent entièrement le segment parabolique, sont plus grandes que le tiers de ce triangle.
En fractionnant le triangle ACF plus finement, il devient intuitivement clair que l’aire du segment parabolique ne peut qu’égaler le tiers de son aire. L’idée de coincer ainsi le segment parabolique entre deux aires peut être interprétée, avec notre vision moderne, comme revenant à considérer des sommes inférieures et supérieures dans le calcul d’une intégrale de Riemann. Ici, les éléments d’aires seraient tous les trapèzes et triangles déterminés par des parallèles à l’axe de la parabole et dont le recouvrement peut être aussi fin de que désiré. Remarquons qu’Archimède conclura non pas par un raisonnement infinitésimal ou un passage à la limite (comme nous le ferions de nos jours), mais plutôt à l’aide d’un argument par double contradiction, tout comme dans la preuve géométrique de la quadrature de la parabole : l’égalité de deux quantités données, X et Y, peut être obtenue en montrant que chacune des hypothèses \(X < Y\) et \(X > Y\) mène à une contradiction.
Même si Archimède affirme avoir découvert son fameux théorème à l’aide de la mécanique, l’approche de cette nature décrite dans La quadrature de la parabole est peu intuitive et demeure difficile à reproduire. Ce n’est qu’avec la découverte de La méthode, au début du 20e siècle, qu’a enfin été dévoilé de manière limpide le véritable secret mécanique sur lequel s’appuient les travaux du grand mathématicien.
La validité de la méthode mécanique revisitée
Ainsi donc, c’est trois fois plutôt qu’une qu’Archimède traite la question de l’aire d’un segment parabolique. Mais pourquoi sentait-il le besoin de présenter autant de preuves différentes? Quel mérite ou faiblesse chacune a-t-elle à ses yeux?
La réponse courte à cette question est on ne peut plus simple : on ne le sait pas!
À plusieurs reprises, il est vrai, Archimède émet explicitement des réserves à propos de sa « méthode mécanique », et ce tant dans le traité La méthode que dans La quadrature de la parabole. Ainsi, dans le message d’introduction de La méthode adressé à Ératosthène, il affirme que « certaines [propositions], d’abord évidentes pour moi par la mécanique, ont été démontrées après coup par la géométrie, parce que l’investigation par cette méthode [mécanique] est exclusive d’une démonstration » (p. 478). Mais Archimède reste muet sur les raisons exactes pour lesquelles, selon lui, une approche mécanique ne fournit pas de véritable démonstration.
Cela dit, on peut toujours chercher à interpréter les motifs qui auraient pu guider le Syracusain dans ses différentes approches à la quadrature recherchée. Et pour rendre la chose encore plus intéressante, les experts aujourd’hui ne s’entendent pas sur cette question. On peut observer ici deux aspects particuliers pouvant prêter à controverse.
Controverse #1 : Les indivisibles
Comparant tout d’abord les deux preuves mécaniques présentées par Archimède dans La méthode et dans La quadrature de la parabole, une difficulté importante qui ressort dans La méthode est clairement l’utilisation de segments de droite « balayant » le grand triangle circonscrit au segment de parabole.
Il y présente donc tant le grand triangle que le segment parabolique comme « étant constitués », selon ses propres dires (p. 483), de segments de droite (respectivement MO et PO sur la figure) parallèles à l’axe de la parabole (voir à ce sujet l’encadré Une somme infinie?). Un « poids » étant attribué à chacun de ces segments de droite, en quoi ces poids permettent-ils de retrouver le poids du segment parabolique lui-même, et qui plus est d’en déduire son aire? Archimède ne nous dit rien à cet égard, mais on peut penser qu’il connaissait certains des dangers pouvant surgir de la division d’une figure donnée en éléments de dimension inférieure.
Une somme infinie?
Archimède décrit le triangle ACF (figure p. 24) comme étant « constitué par les droites [telle MO] menées dans le triangle » (p. 483). On pourrait être tenté de dire, de manière un peu téméraire, qu’il voit le triangle ACF comme la « somme » de tous ces segments. Mais il convient sans doute de se garder une petite gêne. Les mathématiques du temps d’Archimède ne permettent pas de gérer adéquatement une telle somme infinie. Ce n’est qu’avec le développement du calcul intégral, à partir du 17e siècle, que ces questions seront réglées sur le plan mathématique.
On notera que l’intégration ne repose pas sur une sorte de balayage latéral de la figure, comme le fait Archimède. Le calcul moderne apporte une nuance fondamentale, à savoir que l’on peut subdiviser une figure en éléments d’aires aussi petits que désirés, mais qui restent toujours divisibles. En ce sens, la méthode mécanique proposée dans La quadrature de la parabole respecte beaucoup mieux les mœurs actuelles que celle de La méthode, car Archimède y présente une partition aussi fine que nécessaire de la région à mesurer.
(Pour des commentaires critiques quant à l’idée d’attribuer à Archimède la création même du calcul intégral, voir la section Pour en savoir plus.)
Archimède met ainsi en œuvre des grandeurs connues au fil des âges comme des « indivisibles », les lignes constituant une surface donnée étant appelées ses parties indivisibles. La manipulation de tels objets mathématiques requiert cependant une grande prudence (voir l’encadré À propos des indivisibles), ce dont Archimède était sûrement conscient : la question (difficile) de la relation entre atomisme et continuité, directement reliée à la notion d’indivisible, était en effet présente dans les mathématiques grecques bien avant Archimède. Or, ce dernier ne souligne nulle part dans ses écrits les difficultés en lien avec une telle méthode de raisonnement, ce qui suggère qu’il banalisait en quelque sorte le rôle des indivisibles dans sa méthode. On pourrait donc voir les indivisibles comme y étant plutôt ramenés à un rôle purement heuristique.
À propos des indivisibles
Sans utiliser l’expression « indivisibles » ou soupeser la validité de leur utilisation, Archimède n’hésite pas, dans La méthode, à mettre en application des principes qui ne seront explicités que plusieurs siècles plus tard.
La notion d’indivisible est rattachée de façon particulière au nom du mathématicien italien Bonaventura Cavalieri (1598-1647), qui s’en est servi, dans son ouvrage Geometria indivisibilibus continuorum nova quadam ratione promota (1635), pour développer une méthode de calcul d’aires ou de volumes8. Dans un tel contexte, partant d’une figure donnée, l’usage a consacré le terme « indivisibles » pour désigner des éléments qui, par juxtaposition, permettent de recomposer cette figure. Ainsi une surface est vue comme l’agrégat de (segments de) droites parallèles, et un volume, de plans parallèles. Sous certaines conditions, il est possible d’inférer certaines propriétés de la figure entière à partir de celles de ses parties indivisibles. Cavalieri a ainsi énoncé le principe suivant :
Si deux figures planes (ou solides) ont même hauteur, et si des sections faites par des droites (ou plans) parallèles aux bases et à égale distance de celles-ci sont toujours dans un même rapport, alors les figures planes (ou solides) sont elles aussi dans ce rapport.
Un tel principe (même avec le parallélisme) n’est cependant pas sans risque et peut mener à des raisonnements fallacieux. Cavalieri lui-même avait mis le doigt sur la situation problématique suivante. Dans le triangle non isocèle AGH (voir figure), abaissons la hauteur DH. À chaque segment (disons BK) parallèle à DH dans le triangle ADH correspond dans le triangle GDH un unique segment (FM) parallèle et de même longueur. Et pourtant les triangles ADH et GDH ne sont pas de même aire.
On notera, par opposition, que dans l’approche mécanique présentée dans La quadrature de la parabole, c’est en régions planes (trapézoïdales et triangulaire) qu’est divisé le grand triangle circonscrit au segment de parabole. Le segment parabolique étant alors encadré par deux surfaces géométriques standard, on évite ainsi les embûches potentielles posées par l’utilisation d’indivisibles. Bref, on peut se passer des indivisibles, car ils sont remplaçables par des régions d’aire finie.
C’est sans doute ce que visait Archimède par cette variante de son argumentaire. Mais la démarche alors proposée est assez touffue (l’argument mécanique de La méthode est nettement plus transparent que celui de La quadrature de la parabole). Et il lui faut bien sûr savoir gérer le processus d’approximation alors en jeu : c’est la technique d’argumentation par double contradiction qui permet justement à Archimède de compléter la manœuvre sans difficulté.
Néanmoins subsiste dans ce dernier argument l’utilisation de principes issus de la mécanique.
Controverse #2 : La méthode mécanique
C’est dans son traité De l’équilibre des plans qu’Archimède pose les fondements d’une méthode mécanique de son cru pour déterminer une aire. Il y présente une étude fine du principe du levier, l’aire d’une figure géométrique étant vue comme directement reliée à son « poids ». Étant donné une figure géométrique X, Archimède la conçoit comme étant accrochée à un levier de manière à faire équilibre avec une autre figure Y d’aire et de centre de gravité connus. Après avoir évalué la distance du centre de gravité de chacune des figures du point d’équilibre K du système, et utilisant le fait que deux masses en équilibre sont à des distances de K inversement proportionnelles au rapport de leurs poids, il peut alors exprimer l’aire de X par rapport à celle de Y.
Archimède en vient ainsi à mettre en place ce qu’il est convenu d’appeler la méthode barycentrique9, à l’aide de laquelle il établit une série de « propositions mécaniques » (p. 382) à propos des centres de gravité de figures variées (triangles, parallélogrammes, etc.). Les principaux résultats ainsi obtenus sont rappelés sous forme de lemmes tout simplement énoncés au début du traité La méthode.
Même si Archimède ne commente pas explicitement la validité de la démonstration purement mécanique de La quadrature de la parabole, les nombreuses mises en garde qu’il exprime à cet égard suggèrent qu’il ne considère pas rigoureuse sur le plan mathématique une preuve s’appuyant sur sa méthode mécanique, même en l’absence d’indivisibles. Ce serait pourquoi il a senti la nécessité, après avoir donné cette preuve mécanique s’appuyant sur des éléments d’aire finis, d’en présenter une autre preuve, purement mathématique cette fois : celle-ci rencontre sans hésitation les standards de rigueur les plus stricts.
Mécanique vs géométrie
Les experts s’entendent pour reconnaître tant l’élégance que la rigueur de l’approche géométrique proposée par Archimède pour quarrer un segment parabolique — y compris la façon étonnante dont il s’y prend alors pour aller chercher le fameux coefficient 4/3 Et ils s’entendent aussi sur le fait que l’emploi des indivisibles ne convient pas dans le cadre d’une preuve mathématique rigoureuse, ce qu’Archimède avait certes compris, même s’il n’a rien écrit à ce sujet.
Là où il y a dissension est à propos de l’emploi de la méthode mécanique elle-même : certains, malgré les réserves exprimées par Archimède, y voient une méthode tout à fait valable mathématiquement parlant — vision que vient renforcer selon eux l’existence même du traité De l’équilibre des plans, qui propose une approche différente aux figures géométriques; d’autres sont au contraire d’avis que les jeux de levier avaient pour seule utilité, selon le grand Syracusain, de soutenir l’intuition dans une démarche exploratoire. (À propos de cette dissension, voir la section Pour en savoir plus.)
On observera que dans son message à Ératosthène, en introduction du traité La méthode, Archimède parle longuement de l’application du principe du levier qu’il a conçue afin de résoudre des problèmes de quadrature. Au vue de cette introduction et de la description que l’habile ingénieur y fait de la physique du procédé, c’est clairement cet aspect de son travail qu’il juge novateur et qu’il veut faire ressortir auprès de son correspondant. Il passe alors complètement sous silence l’emploi des indivisibles, ce qui laisse sous-entendre qu’il les savait familiers à son destinataire : la quintessence de l’information qu’il veut divulguer concerne donc bien la méthode mécanique, grâce à laquelle, espère-t-il, « d’autres propositions (…) seront trouvées par d’autres, tant parmi ceux qui vivent que parmi ceux qui doivent encore naître » (p. 479).
Pour en s\(\alpha\)voir plus!
- Une analyse du phénomène de revalidation d’un résultat déjà établi est proposée dans
Dawson, John W. Jr., Why Prove it Again? Alternative Proofs in Mathematical Practice. Birkhäuser, 2015. Il y est question notamment des nombreuses preuves du théorème fondamental de l’algèbre. - Les citations d’Archimède sont tirées de la traduction de ses traités parue dans
Ver Eecke, Paul, Les œuvres complètes d’Archimède, tome 2. Liège, Vaillant-Carmanne, 1960. - La formulation que nous proposons du principe de Cavalieri est tirée (p. 316) de
Andersen, Kirsti, « Cavalieri’s method of indivisibles. » Archive for History of Exact Sciences, 31(4) (1985) 291-367. - À propos des réticences d’Archimède à admettre sa méthode mécanique comme une vraie méthode de preuve, Dijksterhuis, dans son ouvrage
Dijksterhuis, Eduard Jan, Archimedes. Princeton University Press, 1987,
soutient (p. 319) que c’est uniquement l’emploi des indivisibles qui est en cause. Knorr, au contraire, croit que les indivisibles ne sont pas si problématiques, car remplaçables par des éléments d’aire finis, et que c’est bel et bien l’approche mécanique qui fait problème aux yeux d’Archimède — voir p. 73 dans :
Knorr, Wilbur R., « The method of indivisibles in ancient geometry. » In : Ronald Calinger (dir.)
Vita Mathematica : Historical Research and Integration with Teaching, pp. 67-86. The MAA, 1996. - On trouvera dans
Edwards, Charles H., The Historical Development of Calculus. Springer, 1979
des commentaires critiques à propos de l’idée de vouloir attribuer à Archimède la création du calcul intégral. L’auteur y mentionne (p. 75) l’absence du concept de limite, l’absence d’algorithmes généraux pour le calcul d’aires ou de volumes, ainsi que l’absence de la relation inverse entre problèmes d’aire et de tangente.
- Voir Bernard R. Hodgson, « Sommes à la sauce pythagoricienne. », Accromath, vol. 5, été-automne 2010, pp. 22-29. ↩
- Voir à ce sujet le livre de J. W. Dawson mentionnée dans la section Pour en savoir plus. ↩
- Ludwig Wittgenstein, Remarques sur les fondements des mathématiques. Gallimard, 1983, pp. 172-173 ↩
- George Pólya, Comment poser et résoudre un problème. Dunod, 1962, p. 152. ↩
- Les citations textuelles d’Archimède sont accompagnées d’un numéro de page renvoyant à la traduction de Ver Eecke — voir la section Pour en savoir plus!. ↩
- Voir Marie Beaulieu et Bernard R. Hodgson, Accromath, vol. 10, hiver-printemps 2015, pp. 18-23, et vol. 10, été-automne 2015, pp. 20-25. ↩
- Ce résultat fait l’objet du problème 2, p. 32, d’Accromath, vol. 10, hiver-printemps 2015. ↩
- Voir André Ross, « Les indivisibles de Cavalieri. », Accromath, vol. 12, hiver-printemps 2017, pp. 20-25. ↩
- Voir Dijksterhuis (1987) p. 319. En grec, le mot poids se dit báros (βαροζ), d’où le préfixe « bary- », comme dans le mot barycentre — c’est-à-dire centre des poids. (On ne s’intéresse pas ici à la nuance entre centre de gravité et centre de masse.) ↩