La technologie disponible est le plus grand frein à l’innovation. Les premières polices de caractères étaient limitées par l’obligation de mouler en plomb le caractère voulu. La venue des ordinateurs a changé la donne. Une multitude de fontes existent de nos jours, mais comment les définir correctement ?
Une fonte bien définie devrait être reproductible parfaitement et conserver son intégrité lors d’agrandissement ou de rapetissement de l’affichage. Il y a maintenant quelques décennies que des fontes sont générées par des logiciels et une bonne théorie existe sur le sujet. Le principe consiste à décrire une lettre en ne gardant que l’essentiel fixé pour permettre un maximum de flexibilité sur les autres aspects. La démarche que nous suivrons est librement inspirée de celle du mathématicien et typographe amateur Donald E. Knuth.
Une police au secours des lecteurs
La dyslexie-dysorthographie est un trouble de la maîtrise de la lecture et de l’écriture. Il peut se percevoir de plusieurs façons chez un individu. Un signe reconnaissable est, plus particulièrement dans le cas de la dyslexie, une difficulté persistante à différencier les caractères lors de la lecture. Nous sommes parfois amenés à changer la police de caractères afin de faciliter la lecture. Pour aider les personnes atteintes, il faut prioriser les fontes qui possèdent:
- des espaces plus grands entre les différents caractères;
- des caractères uniques pour chaque lettre de l’alphabet.
Les lettres « p », « q », « d » et « b » sont particulièrement semblables, car selon la fonte utilisée, elles peuvent être obtenues l’une de l’autre à la suite d’une isométrie, une composition de translations, de rotations et de réflexions. En 2008, un designer graphique du nom de Christian Boer développa la Dyslexie Font. Il s’est assuré qu’aucun caractère de cette fonte ne soit isométrique à un autre en modifiant au nécessaire la courbure, la graisse et la longueur des différents traits, ainsi que d’autres aspects au besoin. Comme quoi étudier les fontes ne relève pas seulement d’une quête d’esthétisme!
Passer la lettre sous rayons X
Lors de l’élaboration du glyphe d’une lettre, c’est-à-dire sa réalisation visuelle dans une fonte donnée, le typographe accorde son attention à une multitude de détails insoupçonnés: la graisse d’un trait, sa longueur, sa courbure, ses effets calligraphiques ainsi que des décorations comme les ornements, les empattements et les queues pour en nommer quelques-uns. Toutes ces considérations constituent la « chair » du glyphe et complexifient considérablement notre analyse. Nous passerons donc les caractères sous rayons X afin d’oublier pour un moment leurs artifices séducteurs et ainsi dévoiler leur squelette.
Examinons le caractère « c », puisqu’il reste très similaire d’une fonte et d’une casse à l’autre. Le caractère est représenté par un graphe formé de deux sommets reliés par une arête (voir figure ci-dessous); nous pouvons l’imaginer comme le squelette du glyphe. Après cette métamorphose, l’épaisseur et la forme du segment n’ont plus d’importance; seule la connaissance des sommets formant les extrémités de l’arête importe. Pour trouver le graphe des autres lettres, il faut placer un sommet à chaque extrémité et à chaque croisement et relier deux sommets lorsqu’il y a un segment de lettre qui les rejoint.
Après avoir « engraphé » tous les glyphes, nous voyons que plusieurs lettres ont le même graphe (voir figures à droite); dans ceux-ci réside la fondation des lettres. Par exemple il peut paraître surprenant que le « y » soit dans le même groupe que le « n » et le « u », mais toutes les lettres de ce groupe présentent l’idée d’un trait vertical principal qui supporte la lettre : le fût en typographie. Dans leur graphe, formé de trois arêtes, nous pouvons en choisir un comme étant principal, ce qui formera le fût lors de la confection.
Le graphe du groupe du « b » est quant à lui un cycle avec deux pattes. Ce cycle qui les différencie des autres lettres est une information bien précieuse, appelée la panse en typographie. Il est essentiel de la prendre en compte dans l’élaboration d’un programme. Un tel programme ne pourrait produire, pour l’instant, que des lettres dépouillées, des graphes. Reste à savoir comment il doit relier les points.
De l’automobile à la calligraphie
Le squelette d’une lettre offre des informations de valeur sur les distinctions principales de celle-ci avec ses congénères alphabétiques. Toutefois, tout comme un squelette n’offre qu’une bien maigre image de la créature qu’il porte, les graphes ne permettent pas de distinguer tous les caractères. La sinuosité du « s » n’a rien en commun avec la droiture du « l » ou la rotondité du « c »,et bien peu attentif qui confondrait le « a » et le « b ». Si nous voulons analyser une fonte, il nous faudra un peu plus d’outils.
C’est le monde de l’automobile française qui apporta une solution astucieuse issue des ingénieurs Paul de Casteljau (1930-) et Pierre Bézier (1910-1999) : les courbes de Bézier. Leur idée fut de créer une procédure pour calculer automatiquement des courbes polynomiales de degré n pour joindre deux points dès que l’usager définit n + 1 contraintes. Cette idée permet de simplifier grandement le dessin informatique et leurs courbes offrent une très grande précision.
Les courbes de Bézier les plus utilisées dans les logiciels de dessin sont celles de degré trois. Elles ont suffisamment de degrés de liberté pour assurer la continuité de la dérivée lorsque deux courbes sont jointes et leur petit degré assure qu’elles n’oscilleront pas excessivement.
Pour définir une courbe de Bézier de degré trois, il faut quatre points: \(P_0, P_1, P_2, P_3.\) Le premier point est le point de départ et le quatrième, le point d’arrivée. Les deux autres points offrent un contrôle sur la courbe. La courbe part de \(P_0\) vers \(P_1\) et arrive à \(P_3\) selon la direction définie par \(\overline{P_2P_3}\) . Attention, cela ne veut pas dire que la courbe passe par \(P_1\) et \(P_2\)! Ces points ne servent qu’à donner la tangente aux points de départ et d’arrivée.
L’avantage principal de ces courbes est que la définition des traits est mathématique. Cela veut dire qu’il est possible de prendre un dessin et de l’agrandir autant qu’on veut sans perdre la qualité de l’image. L’encadré « Mécanique de l’affichage » qui se trouve à la fin de cet article explore le procédé employé pour ce faire.
La typographie en mots
Ajustons les pendules et présentons un peu de lexique typographique.
Le corps d’une lettre fait référence à la taille d’un caractère qui est habituellement exprimé en points typographiques. Un point (ou une unité) vaut environ 0,188 mm.
Définissons simultanément le contrepoinçon et la panse d’une lettre comme leur définition est en quelque sorte interreliée. Le contrepoinçon est l’espace blanc contenu à l’intérieur d’une lettre. Cet espace est inclus dans la panse qui est, quant à elle, la partie arrondie de la lettre. Ces deux mots proviennent du temps où chaque caractère était poinçonné à l’intérieur d’une matrice qui servait ensuite de moule pour créer le caractère mobile en plomb.
L’empattement est l’allongement des traits qui terminent une lettre (dessin). Les fontes dites sans empattement sont souvent connu sous le nom « sans serif» de l’anglais.
Le fût ou le montant d’une lettre est le trait vertical principal d’une lettre. Un même caractère peut posséder plusieurs fûts verticaux et même des fûts diagonaux qui sont à ce moment-là simplement appeler les diagonales. La traverse d’une lettre fait référence au trait croisant le fût telle la barre horizontale dans les lettres « t » et « f » par exemple. Nous utilisons le terme graisse d’un trait pour parler de son épaisseur.
Caractères modernes
Déjà aux 17e et 18e siècles, les typographes ont cherché à créer des fontes en suivant une approche mathématique. Des barrières calculatoires se sont cependant dressées sur leur chemin et l’idée fut abandonnée. Au vingtième siècle, la commercialisation d’ordinateurs puissants dans les années 70 donna à l’approche mathématique une nouvelle vie. Ne restait plus qu’à fournir aux typographes un logiciel pour donner vie à leurs créations.
L’idée de Bézier et de de Casteljau permet de tracer des courbes avec clarté, facilité, précision et reproductibilité; des qualités très recherchées en typographie. Par exemple, la figure à gauche montre comment les courbes de Bézier produisent déjà un glyphe reconnaissable avec un minimum d’effort à partir du graphe. Entre chaque couple de points joints par une arête, il faut simplement donner deux points de contrôle pour obtenir un polynôme cubique calculé automatiquement pour les relier. Il ne reste plus qu’à peaufiner un peu le tout.
Le héros de cette histoire est Donald E. Knuth (1938- ) (prononcé ke-nou-th API/k ’nu:q/). Tandis qu’il écrivait son œuvre maîtresse: The Art of Computer Programming, il reçut les épreuves du livre et trouva que la composition laissait grandement à désirer. Le positionnement des différents éléments graphiques ainsi que la police de caractère utilisée n’était pas de son goût. Il décida donc de créer un logiciel de traitement de texte répondant à ses besoins: TeX. Afin de le complémenter, il créa METAFONT, un programme permettant de créer des fontes qu’il utilisa pour produire la police de caractères utilisée par TeX: « Computer Modern » (CM).
Le programme METAFONT permet de contrôler une multitude de paramètres pour créer ou modifier aisément des fontes. L’utilisateur identifie les points par où passeront les traits ainsi que le type de plume pour les dessiner et le programme génère le contour construit par des courbes de Bézier et remplit l’intérieur de noir.
À titre d’exemple, le contour du « a » de la police « Computer Modern » dans la fonte CM roman, CM bold extended et CM typewriter
Cette excursion illustre très bien la force de l’abstraction mathématique: utiliser une méthode très générale pour résoudre un problème prend certes plus de temps, mais elle peut alors être utilisée ultérieurement dans plusieurs autres domaines. La prochaine fois que vous lirez un texte, prenez un moment pour admirer le travail typographique caché derrière les lettres. Le résultat de plusieurs années d’efforts se cache dans une police de caractères pour vous offrir une lecture confortable. Et si vous lisez cet article sur votre ordinateur en format pdf, élargissez un peu l’image pour voir la magie des courbes de Bézier à l’œuvre!
Mécanique de l’affichage
La formule générale d’une courbe de Bézier de degré 3 est une courbe paramétrée vectorielle:
\[B(t)= P_0(1-t)^3+3P_1t(1-t)^2\\+3P_2t^2(1-t)+P_3t^3, \: \text{où} \: t \in [0,1].\]
L’algorithme de de Casteljau permet de diviser une courbe de Bézier en plusieurs autres. C’est cela qui permet à un ordinateur de conserver la qualité de l’image peu importe le zoom.
L’algorithme, qui fonctionne peu importe le degré de la courbe, va comme suit pour le troisième degré:
- Pour une courbe de Bézier définie par \(P_0, P_1, P_2, P_3\), les points médians de \(\overline{P_0 P_1},\) de \(\overline{P_1 P_2}\) et de \(\overline{P_2 P_3}\) sont trouvés et identifiés, \(Q_1, M\) et \(R_2.\)
- Les points médians de \(\overline{Q_1 M}\) et de \(\overline{MR_2}\) sont trouvés et nommés \(Q_2\) et \(R_1\).
- Le point \(Q_3\) (ou \(R_0\)) est le point milieu du segment \(\overline{Q_2 R_1}\).
La courbe initiale se divise en deux nouvelles courbes de Bézier : paramétrées respectivement par \(P_0, Q_1, Q_2, Q_3\) et \(Q_3, R_1, R_2, P_3.\) Il est possible de le définir de façon moins géométrique:
\[ \left [ \begin{array} {r c l} &Q_0& \\ &Q_1& \\ &Q_2& \\ &Q_3& \end{array} \right ] = \left [ \begin{array} {c c c c} 1 & 0 & 0& 0\\ 1/2&1/2&0&0 \\1/4&1/2&1/4&0 \\1/8&3/8&3/8&1/8 \end{array}\right ] \left [ \begin{array} {r c l} &P_0& \\ &P_1& \\ &P_2& \\ &P_3& \end{array} \right ]\]
et:
\[ \left [ \begin{array} {r c l} &R_0& \\ &R_1& \\ &R_2& \\ &R_3& \end{array} \right ] = \left [ \begin{array} {c c c c} 1/8&3/8&3/8&1/8\\0 & 1/4 & 1/2& 1/4\\ 0&0&1/2&1/2 \\0&0&0&1 \end{array}\right ] \left [ \begin{array} {r c l} &P_0& \\ &P_1& \\ &P_2& \\ &P_3& \end{array} \right ]\]
Avec cet algorithme, lorsque l’utilisateur zoome sur une partie de la courbe, l’ordinateur calcule un nombre suffisant de courbes de Bézier afin que l’affichage par pixels paraisse lisse aux yeux humains. Sachant qu’il est possible d’afficher une courbe de Bézier de façon lisse à échelle 1, si l’échelle double alors le programme affichera simplement la moitié de la courbe avec la même précision puisque ce qui est affiché est aussi une courbe de Bézier!
Pour en s\(\alpha\)voir plus!
Pour la partie Caractères Modernes:
- Knuth, D. E. (1989). The METAFONTbook.
Pour la dyslexie:
- Dyslexie Font. Site télé-accessible à l’adresse. https://www.dyslexiefont.com/en/dyslexie-font Consulté le 8 août 2017.
Pour la partie du vocabulaire typographique:
- Planète typographique. Site télé-accessible à l’adresse. http://www.planete-typographie.com/manuel/lexique.html Consulté le 8 août 2017.
Courbe de Bézier:
- Perrin, D. Les courbes de Bézier. Document télé-accessible à l’adresse. https://www.math.u-psud.fr/~perrin/CAPES/geometrie/BezierDP.pdf
- Bézier, P. (1968) How Renault Uses Numerical Control for Car Body Design and Tooling. Document télé-accessible à l’adresse. http://papers.sae.org/680010