
Lorsqu’un problème mathématique est complexe, on ne veut pas rajouter à sa complexité en regardant un problème encore plus large. On a parfois tort… il arrive que le problème généralisé soit beaucoup plus simple que le problème initial. On illustrera cela sur deux exemples, dont le fameux polynôme de Jones en théorie des nœuds, à l’origine d’une médaille Fields en 1990.
Nos deux exemples sont très différents. Dans le premier exemple, on a besoin d’étendre les nombres réels aux nombres complexes pour pouvoir factoriser des polynômes à coefficients réels. Dans le deuxième exemple, on étend l’ensemble des nœuds (ou courbes fermées dans l’espace) à l’ensemble des entrelacs (ou ensemble de nœuds entrelacés) pour trouver un outil de classification des nœuds, soit le polynôme de Jones.
La factorisation des polynômes à coefficients réels
Lorsqu’on travaille avec des polynômes, il est naturel de vouloir les factoriser. En effet, ceci peut servir à trouver leurs racines, ou encore, en calcul intégral, à calculer la primitive des fractions rationnelles. Considérons un polynôme
\[ P(x) = x^n + a_{n-1}x^{n-1} + \ldots + a_1x + a_0\]
à coefficients réels. On sait que chaque fois qu’un nombre réel z est une racine de P, on peut factoriser x – z dans l’équation. On a alors:
\[P(x) = (x – z)(x^{n-1} + c_{n-2}x^{n-2} + \ldots + c_1x + c_0)\]
et on s’est donc ramené à un problème plus simple sur un polynôme
\[Q(x) = x^{n-1} + c_{n-2}x^{n-2} + \ldots + c_1x + c_0\]
de degré n – 1. Mais que faire si le polynôme P n’a pas de racines réelles?
Un théorème d’analyse affirme que tout polynôme P de degré positif n à coefficients réels admet une factorisation comme produit de polynômes de degré 1 et de degré 2. Démontrer ce théorème en restant dans le monde des nombres réels est extrêmement sophistiqué. Il faut la théorie logique des corps réels clos. Élargissons les nombres réels aux nombres complexes.
Alors, démontrer ce théorème devient un jeu d’enfant, si on admet le Théorème fondamental de l’algèbre.
Théorème fondamental de l’algèbre
Tout polynôme P de degré positif à coefficients complexes admet une racine complexe.
Voyons les détails.
Une conséquence du théorème fondamental de l’algèbre est que tout polynôme P de degré positif n à coefficients complexes se décompose comme un produit de n facteurs linéaires
\[P(x) = (x-z_1) (x-z_2) \ldots (x – z_n).\]
La preuve se fait simplement par récurrence sur n. C’est vrai pour n=1. Supposons maintenant que c’est vrai pour tout polynôme de degré n, et montrons-le pour un polynôme P de degré n+1. Par le théorème fondamental de l’algèbre, le polynôme P a une racine et se factorise donc comme \(P(x) = (x-z_1)Q(x)\), où Q est un polynôme de degré n. Par l’hypothèse d’induction, Q se factorise comme
\[Q(x) = (x–z_2) (x–z_3) … (x–z_{n+1}),\]
ce qui donne la factorisation de P.
Prenons maintenant le cas particulier d’un polynôme P à coefficients réels. Il a une propriété remarquable: les racines \(z_j\) qui ne sont pas réelles viennent par paire: une racine et sa conjuguée, \(\overline{z}_j\). Il suffit alors de regrouper les deux facteurs linéaires \((x – z_j)\) et \((x -\overline{z}_j),\) et le tour est joué.
Pour comprendre les détails, un petit rappel sur les nombres complexes est nécessaire. Un nombre complexe est un nombre de la forme \(z = a + ib\), où \(a, b\) sont des nombres réels et \(i = \sqrt{-1},\) donc \(i^2 = -1\). Le conjugué du nombre z est le nombre complexe \(\overline{z} =a-ib\).
Il est facile de vérifier que \(z+\overline{z} =2a,\) et que \(z \cdot \overline{z}=a^2 +b^2 \in \mathbb{R}\). Aussi, si z est réel, c’est-à-dire si \(b=0,\) alors \(\overline{z}=z\). C’est encore vrai pour \(z=0\). De plus, le conjugué d’une somme est la somme des conjugués,
\[\overline{z_1+z_2} =\overline{z}_1+\overline{z}_2, \]
et de même pour le produit,
\[\overline{z_1 \cdot z_2} =\overline{z}_1 \cdot \overline{z}_2, \]
Revenons à notre polynôme P à coefficients réels, et soit \(z_j\) une racine complexe qui n’est pas réelle. On a bien sûr \(P(z_j) = 0\). Donc \(\overline{P(z_j)}=\overline{0}=0\). Calculons \(\overline{P(z_j)}\).
\[\overline{P(z_j)}=\overline{z_{j}^{n}+a_{n-1}z_{j}^{n-1} + \ldots + a_1z_j+ a_0} \\ \; =\overline{z_{j}^{n}} +\overline{a_{n-1}z_{j}^{n-1}} + \ldots + \overline{a_1z_j} + \overline{a_0}\]
en utilisant le fait que le conjugué d’une somme est la somme des conjugués. Maintenant, on va appliquer que le conjugué d’un produit est le produit des conjugués. Et, comme les \(a_j\) sont des nombres réels, on aura \(\overline{a}_j =a_j\). On obtient donc:
\[\overline{P(z_j)}=\overline{z}_{j}^{n}+a_{n-1}\overline{z}_{j}^{n-1} + \ldots + a_1\overline{z}_j+ a_0,\]
ce qui nous dit que \(\overline{z}_j\) est aussi une racine de P! On a gagné! Regroupons ensemble les deux facteurs linéaires \((x – z_j)\) et \((x − \overline{z}_j)\) et posons \(z_j = a + ib\). Alors
\[\begin{equation} \label{eq1} \begin{split}(x – z_j)(x − \overline{z}_j)\\ &= ((x-a)-ib)((x-a)+ib)\\ &=(x-a)^2-i^2b^2=(x-a)^2 +b^2.\end{split} \end{equation}\]
On obtient bien un polynôme de degré 2 à coefficients réels.
Notre deuxième exemple vient de la topologie.
La classification des nœuds
Un nœud est une courbe fermée dans l’espace. Pourquoi? Si la courbe n’est pas fermée, alors en la bougeant dans l’espace on peut la dénouer. Mais, si elle est fermée, on ne peut pas. Deux nœuds sont équivalents si on peut déformer l’un dans l’autre. On représente un nœud par un dessin dans le plan avec des croisements.
Mais, un même nœud peut être représenté par des dessins très différents (voir les trois présentations du nœud de trèfle à gauche). Lorsqu’on a deux dessins avec un grand nombre de croisements chacun, comment décider si les deux nœuds sont équivalents ou non? La classification des nœuds est un problème très complexe et non résolu dans le cas général. Parmi les outils de classification, on utilise des invariants1. Un invariant est un objet mathématique qui est le même pour deux nœuds équivalents. Un invariant très simple (mais difficile à calculer) est le nombre minimal de croisements dans une représentation du nœud. Sur la page précédente, le nombre minimal de croisements du nœud trivial est 0, celui du nœud de trèfle, 3, et celui du nœud en huit, 4. Vous pouvez vous convaincre qu’il n’y a pas de nœud ayant un nombre minimal de croisements égal à 2. Mais, cet invariant n’est pas assez fin: il existe beaucoup de nœuds non équivalents qui ont le même nombre minimal de croisements. En effet, on a déjà 12 965 nœuds premiers non équivalents à 13 croisements, et un nœud à 13 croisements n’est pourtant pas très complexe… Dans les travaux qui lui ont valu la médaille Fields en 1990, le mathématicien Vaughan Jones a introduit un nouvel invariant des nœuds. Cet invariant, appelé polynôme de Jones, est un polynôme (généralisé). Même si cet invariant n’est pas un invariant complet, c’est-à-dire qu’il existe des nœuds non équivalents qui ont le même polynôme de Jones, il est beaucoup plus puissant que les autres invariants connus à l’époque.
De manière surprenante, ce résultat de Jones qui a eu un tel retentissement a maintenant une preuve élémentaire donnée par Louis Kauffman. Mais, il va falloir pour cela élargir le problème aux entrelacs.
Un entrelacs est un ensemble fini de nœuds qui peuvent être entrelacés ou non. Voici par exemple l’entrelacs de Hopf et l’entrelacs de Whitehead représentés ci-dessous.
Comment décider si deux nœuds ou deux entrelacs sont équivalents? Un élément de réponse est fournie par le théorème fondamental de la théorie des nœuds.
Ce théorème permet de montrer que deux nœuds sont équivalents: il suffit de trouver une suite de mouvements de Reidemeister transformant l’un dans l’autre. Par contre, il ne nous est en général d’aucun secours si on veut montrer que deux nœuds complexes ne sont pas équivalents. Mais, il sera très utile pour montrer que le polynôme de Jones est un invariant: il suffira de voir que si un nœud est obtenu d’un autre par un mouvement de Reidemeister, alors son polynôme de Jones ne change pas.
La construction du polynôme de Jones d’un nœud ou entrelacs se fait en deux temps. Dans un premier temps on introduit le polynôme crochet d’un nœud ou entrelacs. C’est un polynôme dans les trois variables A, B et d.
Pour le construire, on défait dans un premier temps tous les croisements, l’un après l’autre, de deux manières. Voici la première règle pour défaire tous les croisements:
La règle correspondant au dessin est la suivante: lorsqu’on s’approche d’un croisement sur le brin supérieur, dans le premier cas on tourne à gauche (A); dans le deuxième (B), on tourne à droite.
Regardons sur le nœud de trèfle à gauche ce que cela donne.
On voit qu’il nous reste dans les crochets des entrelacs triviaux formés de un, deux ou trois nœuds triviaux.
Ceci nous amène à notre deuxième règle: chaque fois qu’on enlève un nœud trivial on multiplie le polynôme crochet par d.
La troisième règle est que le polynôme crochet du nœud trivial est 1.
Ceci nous donne le polynôme crochet du nœud de trèfle à gauche.
Remarquons que la première règle de construction du polynôme crochet peut transformer un nœud en entrelacs ou le contraire! C’est pour cela que la méthode ne pourrait pas fonctionner si on n’avait pas élargi aux entrelacs.
La médaille Fields
Il n’y a pas de prix Nobel en mathématiques. La médaille Fields est considérée comme la distinction la plus prestigieuse en mathématiques. De deux à quatre médailles sont attribuées, tous les quatre ans, lors du congrès international des mathématiciens.
Ce qui est moins connu, c’est que c’est un canadien, John Charles Fields, qui est à l’origine de ce prix. J.C. Fields était secrétaire du congrès international des mathématiciens qui s’est tenu à Toronto en 1924. Lors de ce congrès il a été convenu d’attribuer deux médailles lors de chaque congrès. Charles Fields a donné les fonds pour les financer et a laissé son héritage au fonds des médailles, à la suite de quoi les médailles ont été nommées « médailles Fields ». À cause de l’augmentation du nombre de mathématiciens et d’articles en mathématiques, le nombre de médailles a été augmenté à quatre à compter de 1966. Les médailles sont frappées par la monnaie royale canadienne.
Pourquoi aurait-on construit un invariant? En fait, on n’en a pas encore construit un. Il faut regarder l’effet sur les mouvements de Reidemeister.
Commençons par regarder le mouvement de Reidemeister II.
On a vu apparaître un nœud trivial. La deuxième règle donne ici:
Cette règle implique que chaque fois qu’on a un nœud trivial, si on l’enlève, on multiplie le polynôme crochet par d.
On veut que le polynôme crochet soit le même pour les deux côtés du mouvement de Reidemeister II.
Ceci nous amène aux deux règles
\[\begin{array}{l} B=A^{-1}, \\d = -A^2 – B^2 = -A^2 -A^{-2}.\end{array}\]
En remplaçant B et d par leurs valeurs, le polynôme crochet est un invariant pour le mouvement de Reidemeister II. On peut vérifier qu’il est aussi un invariant pour le mouvement de Reidemeister III. Avec ces deux règles le polynôme crochet du nœud de trèfle devient:
Passons maintenant au polynôme crochet pour le mouvement de Reidemeister I, qui peut se présenter sous deux formes:
et, pour la deuxième forme,
On voit que le polynôme crochet n’est pas un invariant… On va alors le corriger pour qu’il en devienne un.
Le polynôme de Jones
Ce polynôme sera un invariant des nœuds ou entrelacs orientés. On va donc donner une orientation à chaque nœud de notre entrelacs.
Ceci nous permet de donner un signe à chaque croisement. Le signe est +1 si, lorsqu’on est au croisement sur le brin supérieur on tourne celui-ci dans le sens positif pour l’amener sur le brin inférieur orienté. Si au contraire, on tourne dans le sens négatif, alors le signe est –1.
La torsion d’un nœud ou entrelacs L, notée T(L), est alors la somme des signes de ses croisements. Par exemple pour le nœud de trèfle gauche, cette somme vaut –3, alors qu’elle vaut +3 pour le nœud de trèfle droit:
Le polynôme de Jones d’un nœud ou entre- lacs L, que l’on notera J(L), est le polynôme crochet du nœud ou entrelacs orienté, multiplié par \((-A)^{-3T(L)}\):
\[J(L)=(-A)^{-3T(L)}(L).\]
Vérifions maintenant que le polynôme de Jones est un invariant pour le mouvement de Reidemeister I.
Regardons le premier cas:
Quelle que soit la manière dont on met l’orientation, le croisement est négatif. Alors,
Le deuxième cas se fait de même et le polynôme de Jones est encore un invariant pour les mouvements de Reidemeister II et III.
On a donc montré que le polynôme de Jones est un invariant des entrelacs orientés!
Calculons le polynôme de Jones du nœud de trèfle gauche. On a calculé son polynôme crochet à la page précédente.
La torsion du nœud de trèfle à gauche vaut \(T(L) = -3.\) Pour obtenir son polynôme de Jones il faut donc multiplier son polynôme crochet par:
\[(–A)^{–3T(L)} = (–A)^9 = –A^9,\]
ce qui donne:
Vous pouvez vérifier que le polynôme de Jones du nœud de trèfle droit est obtenu de celui du nœud de trèfle gauche en remplaçant \(A\) par \(A^{–1}\). Ces deux nœuds n’ont pas le même polynôme de Jones: on ne peut donc déformer l’un dans l’autre, ce dont vous avez dû vous convaincre si vous avez essayé. Faire une preuve rigoureuse est par contre beaucoup plus difficile.
Bravo si vous vous êtes rendus jusqu’à la fin. Vous avez pu comprendre les détails d’un résultat qui a eu un retentissement énorme en théorie des nœuds et qui fait partie des contributions pour lesquelles Vaughan Jones a reçu une médaille Fields. Comme vous avez pu le voir, il ne faut pas avoir peur d’élargir un problème pour trouver une solution plus simple. Peut-être aurez-vous un jour votre propre exemple à ajouter à cette collection…
Vaughan Jones (1952 – )
Né en Nouvelle-Zélande en 1952, le mathématicien Vaughan Jones est réputé pour ses travaux en théorie des nœuds.
En 1980, il s’est installé aux États-Unis. Il a enseigné à l’Université de Pennsylvanie de 1981 à 1985, puis à l’Université de Californie à Berkeley. Il est présentement professeur à la Vanderbilt University. Pour la qualité de ses travaux, il a reçu la médaille Fields en 1990 et le titre de compagnon distingué de l’ordre du Mérite de Nouvelle-Zélande en 2002.
Pour en s\(\alpha\)voir plus!
Rousseau, C., « Théorie des noeuds et chaînes d’ADN. » In: Richard Pallascio et Gilbert Labelle, dir., Mathématiques d’hier et d’aujourd’hui. Modulo Éditeur, 2000, pp.156-165.
- Voir l’article « Classifier des objets », Accromath, 2016. ↩