C’est bien connu: les mathématiciens sont des machines à transformer du café en théorèmes. Le dicton est vrai aussi avec les pizzas.1
Le découpage de la pizza, on le sait par expérience, est un art délicat. On y rencontre des problèmes faciles pour débutant, qui donnent lieu à des théorèmes purement visuels, mais il conduit aussi à de subtils et difficiles raisonnements. Une série de résultats inattendus liés à cet art ont été élaborés depuis une vingtaine d’années. Ils donnent maintenant une bonne consistance à ce domaine de recherche tiré des questions saugrenues que les mathématiciens ne peuvent s’empêcher de formuler quand ils sont assis devant ce vieux plat napolitain à base de tomates étalées sur une pâte bien épaisse et moelleuse cuite dans un four à bois.
Coups de couteau rectiligne
Julie et Jacques commandent une pizza. Ils souhaitent la partager équitablement. Ils décident d’utiliser la méthode suivante : après avoir donné N coups de couteaux rectilignes passant par un même point et formant entre eux des angles égaux (de \(\pi/N\) radians), ils se trouvent en face de 2N parts qu’ils s’attribuent en les distribuant alternativement à Julie et à Jacques. On suppose que tracer les parts à coup de traits parfaitement droit et formant des angles égaux est facile. On admet aussi que la pizza est idéalement ronde, que la garniture est uniformément répartie à sa surface et donc seules — dans un premier temps — importent les aires attribuées à Julie et Jacques. Avec N=6 on obtient une figure comme celle ci-contre où l’on convient par exemple que les parts vertes sont celles de Jacques et que Julie reçoit les autres parts.
Si les N traits de découpe passent par le centre de la pizza, la distribution est équitable car toutes les parts sont égales. Si l’un des traits de découpe passe par le centre de la pizza, là encore le partage est équitable pour une raison de symétrie: à chaque part destinée à Julie correspond une part de même forme pour Jacques.
Déterminer le centre d’une pizza — comme chacun le sait — est difficile, et on ne supposera donc pas que le centre de la découpe coïncide avec le centre de la pizza.
La question est maintenant devenue mathématiquement précise et non triviale : est-ce qu’un tel découpage est équitable? Quand il ne l’est pas, comment savoir qui est favorisé? Si un convive est favorisé pour l’aire de la pizza qu’il mange, l’est-il pour la longueur du bord? Que dire de la garniture et que se passe-t-il dans le cas où on prend en compte une épaisseur inégale?
Avec une découpe
Pour N=1, le problème est évident. Si le trait de découpe ne passe pas par le centre, la part qui contient le centre a une aire supérieure à la moitié de la pizza et donc celui des convives qui se voit attribuer cette part est favorisé. Ici le convive favorisé l’est doublement, car il a une plus grande aire de pizza, mais aussi un plus long morceau du bord de la pizza.
Avec deux découpes
Pour N=2, le problème devient intéressant. La réponse est que le convive qui possède la part contenant le centre est à nouveau favorisé. On peut être très précis et affirmer que le supplément de pizza qu’il mangera aura une aire valant exactement 4 fois l’aire du rectangle dont la diagonale est le segment reliant le centre de la pizza et le centre de découpe et dont les côtés sont parallèles aux traits de découpe.
Pour le bord de la pizza, cette fois tout est parfait: même en plaçant le centre de découpe loin du centre de la pizza les deux convives seront également servis. Voir la preuve de ces affirmations dans l’encadré « Le cas N=2 ».
Le cas N = 2
La figure et les petites égalités qui l’accompagnent démontrent que la partie orangée a une aire plus grande que la partie bleue de 4 fois l’aire du rectangle central.
Pour les bords de la pizza, un regard attentif montre que les bords associés à des parties orangées ont exactement la même longueur que ceux associés à des parties bleues.
Avec trois découpes
Pour N=3, le résultat est à nouveau que le convive qui prend le centre mangera une plus grande aire de pizza. La démonstration complète n’est pas très simple, mais il est facile de voir que c’est vrai si le point de découpe est proche du bord. En effet, un petit calcul trigonométrique avec une pizza de rayon 1 montre que si le point de découpe est sur le bord, celui qui prend le centre mangera une aire de \(\pi/3 + \sqrt{3}/2,\) soit 60,9 % de la pizza (voir section problèmes). En déplaçant légèrement le point du bord, par continuité, le résultat reste vrai. Quand le point est éloigné du bord, celui qui prend le centre garde l’avantage mais il faut un autre raisonnement.
Pour N=3, si ce qui vous intéresse est d’avoir plus de bord, maintenant la situation est inversée: celui qui prend le centre aura moins de bord. Comme précédemment, on le prouve facilement lorsque le centre de découpe est assez proche du bord et comme précédemment la propriété reste vraie quel que soit le centre de découpe. Si l’un des convives préfère avoir plus de surface et l’autre plus de bord, une entente est possible entre eux.
Avec quatre découpes
Pour N=4, une très belle solution purement graphique a été proposée par Larry Carter et Stan Wagon en 1994. Elle est reproduite dans l’encadré ci-contre. Elle indique que les deux convives reçoivent exactement la même aire de pizza, cela quel que soit l’emplacement du centre de découpe, ce qui est assez étonnant.
On en déduit par soustraction des aires, voir l’encadré « Le bord de la pizza » que les deux convives dans le cas N=4 disposeront aussi de la même quantité du bord de la pizza exactement, et cela même si on considère que le bord a une certaine épaisseur et est donc un anneau. Avec quatre traits de découpe, on a donc toujours un partage doublement équitable de la pizza, Julie et Jacques savent ce qu’ils doivent faire.
Pour six traits, un découpage du même type a été proposé par Allen Schwenk, et récemment Greg Frederickson un mathématicien spécialiste des dissections géométriques a découvert un schéma général de découpage qui s’applique à tous les N pairs.
Le cas N = 4
Le cas N = 4 est remarquable car un découpage astucieux accompagné de quelques raisonnements géométriques élémentaires, montre que la partie bleue possède la même aire que la partie orangée ou avec les notations du dessin que la somme des aires a, b, c, d, e, f, h est la même que la somme des aires A, B, C, D, E, F, G, H.
Indiquons le détail du raisonnement. Partant d’un découpage en huit morceaux, on commence par dessiner les pièces e et D (par symétrie avec E, d). De même on dessine A et f par symétrie avec a et F. Ensuite par rotation de 90° de la pièce h on obtient H, qui donne G, qui lui-même conduit à g, c et C. Le seul point à démontrer est alors que B a la même aire que b, ce qui en repérant bien les segments de même longueur et en prenant en compte que les angles sont tous des multiples de 45° est devenu facile.
Vraiment difficile
Quand N est pair, d’autres démonstrations que celle de Frederickson ont été proposées. Elles procèdent à coup de calculs d’intégrales et concluent que les parts des deux convives sont égales.
En 1999, Jeremy Hirschhorn (avec 4 membres de sa famille!) a établi un résultat plus général: si on écrit N=2M alors la pizza (qui est coupée en 4M parts) sera distribuée équitablement entre M convives pourvu qu’on donne quatre parts à chaque convive en suivant un ordre cyclique d’attribution. Pour N=6 par exemple, l’ordre d’attribution doit être: a—b—c—a—b—c—a—b—c—a—b—c.
Le raisonnement de l’encadré « le bord de la pizza » montre que le partage du bord de la pizza est lui aussi équitable entre les M convives (ou entre les deux convives) et cela même en considérant que le bord a une certaine épaisseur.
Plus intéressant encore, le résultat des Hirschhorn a une conséquence très générale. Si les garnitures de tomate, de fromage fondu et de jambon sont disposées de telle manière qu’elles forment dans chaque cas un disque (dont le centre peut être différent de celui de la pizza et du centre de découpe) alors les proportions de garniture de tomate, de fromage fondu et de jambon seront équitablement réparties entre les M convives pourvu que le centre de découpe soit bien à l’intérieur du disque de chaque garniture. Le raisonnement consiste simplement à appliquer le résultat précédent en assimilant successivement le disque de chaque garniture à la pizza entière.
La situation est donc tout à fait remarquable et signifie en particulier le résultat suivant.
Soit une pizza recouverte d’un disque de tomate, d’un disque de fromage fondu et d’une tranche de jambon circulaire. Si on la découpe par 6 traits rectilignes faisant des angles de 30°, passant par un même point intérieur aux trois disques de garniture, alors une distribution de type a b c a b c a b c a b c des douze parts dessinées donne aux trois convives des quantités égales de pâte, de bord de pizza, de tomate, de fromage fondu et de jambon.
Le bord de la pizza
Dans les cas où les aires attribuées aux joueurs sont égales (N pair à partir de 4) alors le bord de la pizza est lui aussi distribué équitablement. On commence par considérer la pizza dans son ensemble: les joueurs se voient attribuer les mêmes aires. On considère ensuite la partie centrale de la pizza (c’est-à-dire la pizza sans le bord): à nouveau la découpe leur attribue les mêmes aires de cette pizza réduite. Par soustraction, on en déduit que les aires de la couronne constituant le bord de la pizza sont attribués équitablement entre les joueurs.
Dans le cas de distributions inéquitables, le raisonnement non seulement ne marche pas (car on ne soustrait pas n’importe comment des inégalités) mais on obtient que pour 2 convives et N impair, c’est toujours le convive qui a le moins d’aire de pizza qui a le plus de longueur de bord.
Difficiles nombres impairs
Pour un nombre N impair de découpes, le cas général avec deux convives est longtemps resté une conjecture et c’est seulement en 2009 que Rick Mabry et Paul Deiermann après avoir séché sur le problème pendant plusieurs années et mené des calculs informatiques variés ont fini par mettre au point une démonstration du beau résultat suivant.
- Si l’un des traits de découpe passe par le centre, les deux convives ont la même aire de pizza et la même longueur de bord (nous avons déjà vue que cette partie est évidente pour des raisons de symétrie =; voir figure ci-contre). Sinon:
- pour N = 3, 7, 11, 15, 19, 23, … (tous les nombres entiers de la forme 4k – 1) le convive qui prend le centre obtient la plus grande aire de pizza, et le moins de bord.
- pour N = 5, 9, 13, 17, 21, 25, … (tous les nombres entiers de la forme 4k+1) le convive qui prend le centre obtient la plus petite aire de la pizza et le plus de bord.
Pour N impair, le cas d’un nombre quelconque de convives n’est pas encore résolu. On a à nouveau ici l’exemple de problèmes de géométrie délicats dont la solution aura attendu le XIXe siècle… ou même qui attendent encore.
Et l’épaisseur?
Une pizza n’est pas infiniment mince! Que se passe-t-il quand on tente de prendre en compte l’épaisseur inégale des pizzas ou qu’on envisage d’autres produits gastronomiques ayant des formes plus variées? Bien sûr, ce que nous venons de dire pour les pizzas est valable pour les tartes, quiches et autres cylindres alimentaires parfaits.
Quand il est possible, le découpage en tranches infinitésimales circulaires d’un volume, conduit à proposer une généralisation des résultats sur les découpages de pizza (N pair ou impair) pour un assez grand nombre de formes intéressantes. On peut ainsi envisager le cône pointu oblique (pourvu que la pointe reste au-dessus de la base et que l’axe central de découpe passe par la pointe), le «flanc» (cône tronqué), le « Reblochon » (cône tronqué concave), la demi-sphère tronquée en lui enlevant une calotte horizontale, des colonnes et cônes torsadés, etc.
Voici un énoncé plus précis. La généralisation du théorème de l’encadré en page précédente pour les nombres N pairs ou impairs fonctionne pour tout volume V qu’on découpera par N plans de découpe verticaux si:
- la surface de V est limitée en bas par un disque horizontal de base B et en haut par un disque horizontal de sommet S (les disques B et S pouvant être réduits à un point);
- les N plans de découpe, quand on tranche le volume en 2N morceaux, passent par une même droite A (l’axe central de découpe) et forment des angles égaux entre eux;
- chaque coupe horizontale de V donne un disque D contenant un point de l’axe A.
Chèvre, Reblochon, flanc, et autres partages en trois dimensions
Le théorème du partage de la pizza s’étend moyennant quelques précautions à certains volumes. La clef de ces généralisations est de se ramener à des empilements de couches infiniment fines de disques, chacun placé par rapport aux lignes de découpe comme le théorème de la pizza l’impose : les angles entre lignes de découpe doivent être égaux et les lignes de découpe doivent toutes passer par un centre de découpe à l’intérieur du disque.
Si vous savez dessiner des arcs égaux
Le théorème de la pizza est intéres- sant si on sait tracer des droites passant par un même point et faisant des angles égaux. Une autre hypothèse du même type conduit à un second théorème de la pizza… très peu connu.
On suppose cette fois qu’on sait découper le bord de la pizza en 2N secteurs d’arc égaux. Comme précédemment, on place un point central de découpe au hasard dans la pizza. Cela détermine 2N parts qui sont distribuées alternativement à Jacques et Julie.
Cette fois — comme l’a démontré Murray Klamkin— que N soit pair ou impair, le partage est toujours équitable, et donc les deux convives sont certains d’avoir la même part de l’aire de la pizza ainsi que la même longueur de bord (qu’il faut ici assimiler à un périmètre de cercle sans épaisseur).
On trouve une démonstration de cette belle propriété dans le livre de Joseph Konhauser, Daniel Velleman et Stan Wagon (voir la référence dans En savoir plus).
Pour en s\(\alpha\)voir plus!
- Frederickson, Greg. The Proof Is in the Pizza. Mathematics Magazine 85 (1) (2012) 26-33.
- Delahaye, Jean-Paul. Le pizzaiolo mathématicien. Pour la science n°391 (2010) 88-93.
- Mabry, Rick et Paul Deiermann. Of Cheese and Crust: A Proof of the Pizza Conjecture and Other Tasty Results, The American Mathematical Monthly, 116 (2009) 423-438. (pour une démonstration du cas général N impair).
Voir http://lsusmath.rickmabry.org/rmabry/pizza/Pizza_Conjecture.pdf - Cibulka, Josef, Jan Kyncl, Viola Meszaros, Rudolf Stolar, Pavel Valtr. Solution of Peter’s Winkler pizza problem, IWOCA 2009, LNCS 5874, 2009, pp. 356–367, arXiv:0812.4322v1.
- Hirschhorn, Jeremy, Michael, Jeremy K., Andrew et Philip, The pizza theorem, Austral. Math. Soc. Gaz. 26 (1999) 120–121. Voir: http://web.maths.unsw.edu.au/~mikeh/webpapers/paper57.pdf
(pour une démonstration du cas général N pair). - Konhauser, Joseph, Dan Velleman et Stan Wagon, Which Way Did the Bicycle Go?
Dolciani Mathematical Expositions, no. 18, Mathematical Association of America, Washington, DC, 1996. - Carter, Larry, Stan Wagon, Proof without Words: Fair allocation of a pizza, Mathematics Magazine 67 (1994) 267.
- Cet article reprend certaines parties de l’article de Jean-Paul Delahaye paru dans Pour la science en 2010 (voir pour en savoir plus). ↩