
Balades dans divers lieux de rencontre entre mathématiques et littérature: roman (Pagnol), chanson (Vian), théâtre (Racine) et ballade (Villon). Il y sera question notamment de « racine » — le grand classique, mais aussi les végétales… et les carrées.

Couverture de Sempé pour l’édition de 2004. © Éditions de Fallois
Nous avons proposé, dans nos premières Glanures mathématico-littéraires,1 une rencontre avec l’écrivain français Marcel Pagnol (1895-1974), alors qu’il évoque certains cours de mathématiques de son adolescence « à l’usage des ‘’littéraires’’, des cours tronqués, sommaires, et qui glissaient sur les raisonnements pour aboutir à des formules ». Sur un ton plaisant, il raconte alors comment l’un de ses professeurs n’hésitait pas à faire appel à la poésie afin de « donner » ces fameuses formules mathématiques — dont « certaines étaient ravissantes », souligne Pagnol au passage. (Voir la section Pour en savoir plus.)
Mais l’œuvre romanesque elle-même du célèbre auteur provençal recèle aussi moult clins d’œil à saveur mathématique.
Effusions mathématiques du côté de chez Jean de Florette
Ainsi dans son mythique Jean de Florette (1963), au moment où son héros Jean Cadoret entreprend de remettre en état de culture un champ longtemps laissé en friche, Pagnol décrit en termes à la fois savoureux et empreints de dignité les premiers « travaux de pionnier » (p. 135)2 de son personnage central, tout en se permettant une réjouissante analogie mathématique (voir encadré De la difficulté d’extraire une racine… d’arbrisseau).
De la difficulté d’extraire une racine… d’arbrisseau
De même, il découvrit les gestes qui lèvent la pioche à la bonne hauteur, et la plantent à la bonne distance, par un effort juste et mesuré. Sans doute retrouvait-il cette adresse et cette efficacité dans son hérédité paysanne. Peut-être aussi parce que les travaux manuels (quoi qu’en disent les démagogues) n’exigent pas un véritable génie, et qu’il est bien plus difficile d’extraire une racine carrée qu’une racine de genêt. (p. 136)
D’autres passages du livre renferment des allusions arithmétiques ou géométriques — la plupart du temps fort élémentaires, certes, mais, sous la plume de Pagnol, éminemment sympathiques, voire souvent comiques. Ainsi en est-il lorsque le voisin de Jean Cadoret, Ugolin, cherchant à bien estimer une somme de douze mille francs, s’enquiert auprès de son oncle, dit le Papet: « Combien ça fait de pièces de vingt francs? » Pagnol poursuit ainsi la narration:
Le Papet réfléchit un moment, ferma les yeux, remua rapidement les lèvres, compta sur ses doigts, et répondit enfin: « Un gros paquet. » (p. 51)
Dans un autre extrait, Ugolin doit déterminer les dimensions d’un bassin à creuser afin d’obtenir une réserve de quatre cents mètres cubes d’eau — si importante pour ses chers œillets!
Ugolin se gratta la tête, perplexe…
« Le calcul, en réfléchissant bien, je saurais le faire. Mais ce qui m’embrouille, c’est la virgule. On ne sait jamais où la mettre… »
Le Papet sourit, et dit:
« Moi, les virgules, je les connais. Ce soir, à dîner, je te donnerai la réponse. » (p. 54)
Mais le calcul s’avère plus ardu que prévu. C’est finalement la vieille institutrice, rencontrée par hasard, qui vient démêler pour Ugolin et le Papet les dimensions du bassin et les litres de terre à extraire à cette fin — qu’elle évalue à environ 800 000 kilos —, « ce qui exigerait, affirme-t-elle, une année et demie de travail d’un terrassier de métier » (p. 55). Elle s’arrête même au revêtement intérieur du bassin, qui nécessiterait 130 tonnes de maçonnerie. (Voir la Section problèmes.) Et Pagnol de conclure suavement la scène en ces mots:
Puis, comme l’église sonnait la demie de six heures, elle les quitta au trot, stupéfaits de cette virtuosité, mais consternés par ses résultats. (p. 55)
Le personnage de Jean Cadoret se distingue, dans le milieu paysan où se déroule l’intrigue, par son caractère résolument intellectuel, mais aussi passablement idéaliste… et même rêveur. Ainsi, cherchant à expliquer à Ugolin son désir de relancer la ferme dont il a hérité de sa mère, il s’exclame:
Eh bien, voilà: après avoir beaucoup travaillé — je parle du travail de l’esprit —, après avoir longuement médité et PHILOSOPHÉ, je suis arrivé à la conclusion irréfutable que le seul bonheur possible c’est d’être un homme de la Nature. J’ai besoin d’air, j’ai besoin d’espace pour que ma pensée se cristallise. Je ne m’intéresse plus qu’à ce qui est vrai, sincère, pur, large, en un seul mot, l’AUTHENTIQUE, et je suis venu ici pour cultiver l’AUTHENTIQUE. J’espère que vous me comprenez? (p. 99)
Mais Jean de Florette sait aussi se montrer cartésien, par exemple lorsqu’il annonce à sa femme et à sa fille Manon qu’arrive enfin le temps des « travaux véritablement agricoles » (p. 138), à savoir le défonçage à la pioche suivi des plantations. Sa réponse à Manon à propos des unités de mesure agraire alors en jeu révèle même une vision de bon aloi d’une « pédagogie en action » (voir encadré Jean de Florette pédagogue).
Jean de Florette pédagogue
« Le travail que j’entreprends aujourd’hui sera long et pénible. Il va durer certainement plusieurs mois: (…) trois cents mètres carrés pour le potager, six ou sept cent mètres pour le petit pré dans le parc aux lapins. Selon Ugolin, je dois pouvoir défoncer convenablement quarante mètres carrés par jour.
— C’est comme un problème! dit Manon. Mais les mètres carrés, je ne sais pas encore les faire, et même je ne les comprends pas du tout…
— Je te les montrerai sur le terrain, et tu comprendras tout de suite! Il me faudra donc une dizaine de jours pour mettre le potager en état de recevoir les semences, et environ trois semaines pour le petit pré. » (p. 139)
À propos de Marcel Pagnol
L’écrivain, dramaturge et cinéaste français Marcel Pagnol est né le 28 février 1895 à Aubagne, ville située à une vingtaine de kilomètres à l’est de Marseille, et est décédé à Paris le 18 avril 1974.
Après une brève carrière de professeur d’anglais à Paris, il se consacre à l’écriture dramatique et connaît le succès avec la pièce Topaze (1928). Mais c’est surtout à sa « trilogie marseillaise », Marius (1929), Fanny (1931) et César (1946), qu’il doit sa renommée théâtrale.
Dès le début des années 1930, il s’intéresse au cinéma comme véhicule culturel et fonde sa propre société de production en 1932, établissant ses studios près de Paris et de Marseille. Il réalise de nombreux films mettant en vedette les grands acteurs de l’époque (Raimu, Fernandel, Pierre Fresnay, Louis Jouvet) et qui connaîtront un vif succès populaire, notamment La Femme du boulanger (1938), La Fille du puisatier (1940) ou Les Lettres de mon moulin (1954), une adaptation de trois des célèbres nouvelles d’Alphonse Daudet (1840-1897).
Élu à l’Académie française en 1946, il entame à compter du milieu des années 1950 une carrière de romancier, d’abord avec des Souvenirs d’enfance, romans autobiographiques comprenant entre autres La Gloire de mon père (1957) et Le Château de ma mère (1958), de même qu’avec Jean de Florette et Manon des sources. Ces deux tomes de son célèbre diptyque romanesque L’Eau des collines (1963) sont inspirés de films de Pagnol lui-même datant de 1952 (Manon des sources et Ugolin) et ont été magnifiquement retransposés au cinéma en 1986 par Claude Berri.
Fascination racinaire…et racinienne
Il n’est peut-être pas si étonnant de voir Pagnol faire de l’extraction de la racine carrée une sorte d’aune pour juger de la difficulté d’extirper une racine véritable du sol: il faut se rappeler que naguère — il y a à peine un demi-siècle —, l’algorithme d’extraction de la racine carrée « à la mitaine » faisait partie des techniques à savoir maîtriser vers la fin du primaire (voir à ce propos la Section problèmes). On peut facilement imaginer quelques élèves sentir alors chambranler, voire s’écrouler, leur château mathématique…et d’autres, au contraire, tirer une certaine gloire d’avoir pu accéder à ce niveau de performance calculatoire!
Quand Vian s’émeut pour la racine carrée
Il y a des racines de tout’ les formes
Des pointues, des rond’ et des difformes
Cell’ de la guimauve est angélique
Et la mandragore est diabolique
Il y a un’ Racin’ qu’est un classique
Mêm’ s’il nous bassin’ on n’y peut plus rien
Mais la racine que j’adore
Et qu’on extrait sans effort-eu
La racin’ carrée c’est ma préfé-rée
(…)
Mais la racine que j’adore
Donnez m’en-z-encore, encore
La racin’ carrée c’est ma préfé-rée
Un autre écrivain semble avoir eu, tout comme Pagnol, une certaine fascination pour la racine carrée… au point de lui consacrer une chanson. Il s’agit de Boris Vian (1920- 1959), figure incontournable de l’univers culturel français de l’après-guerre. Doté d’une formation d’ingénieur, il s’est distingué de moult manières dans le monde des arts, notamment à titre d’écrivain, poète, parolier, chanteur et trompettiste de jazz. On lui doit notamment les romans J’irai cracher sur vos tombes (1946) et L’Écume des jours (1947) — ses œuvres romanesques ont été regroupées par Gallimard en 2010 dans deux volumes de la prestigieuse collection Bibliothèque de la Pléiade.
Côté chanson, Vian a commis plusieurs « tubes »,3 notamment l’antimilitariste Le déserteur (1954), longtemps interdit à la radio en France par la censure, ou encore la jubilatoire Complainte du progrès (1955), une satire de la société de consommation truffée de fascinantes expressions inventées par Vian — telles le ratatine-ordures ou l’efface-poussière. Mais c’est une chanson moins connue de Vian, Racine carrée (1957), qui nous intéresse davantage ici (voir encadré, et aussi Pour en savoir plus). Sur un ton badin, Vian y soutient, contrairement à un Pagnol, que la racine carré, qu’il « ador/e », s’extrait sans « effort/e »…4
Il est fait mention, dans ce texte, du « Racine qui est un classique ». Il s’agit bien sûr du célèbre dramaturge français Jean Racine (1639-1699), académicien et l’un des plus grands auteurs de pièces de théâtre de la période classique française.
Racine, le charmeur de serpents

Jean Racine
1639-1699
Le thème des Mathématiques au théâtre a déjà été abordé de façon fort riche dans Accromath.5 À cet égard, on ne peut pas dire que l’œuvre de Jean Racine — auteur d’une douzaine de pièces, dont Andromaque (1667), Britannicus (1669) ou Bérénice (1670) — abonde en passages mathématiques. Il y aurait peut-être, à propos de l’ancienne mesure de longueur appelée toise, les vers
Ils me font dire aussi des mots longs d’une toise,
De grands mots qui tiendraient d’ici jusqu’à Pontoise.
– Les Plaideurs (1668), Acte III, Scène 3
mais c’est somme toute assez minime. Et de toute manière, s’agissant de faire rimer toise avec Pontoise (ville située près de Paris), le lecteur préférera sans doute la savoureuse version qu’en donne François Villon, poète de la fin du Moyen Âge qui nous a laissé de nombreuses œuvres en forme de ballade, dont La Ballade des dames du temps jadis ou La Ballade des pendus (voir encadré Le « Quatrain de Villon »).
On pourrait par ailleurs se laisser porter par la magnificence des alexandrins raciniens, ainsi que par le rythme induit par les composantes de leur métrique cadencée (hémistiche, césure, etc.). On pourrait aussi s’émouvoir à la justesse de leurs propos, notamment lorsqu’ils visent à exprimer puissamment l’extase du coup de foudre — par exemple, alors que Phèdre rappelle sa première rencontre avec Hippolyte:
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue;
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler;
Je sentis tout mon corps et transir et brûler.
– Phèdre (1677), Acte I, Scène 3
Mais sans doute davantage reliée aux pro- pensions mathématiques du lecteur est la célèbre allitération due à Racine,
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?
– Andromaque (1667), Acte V, Scène 5
où, à la toute fin de la pièce, l’auteur nous fait littéralement entendre le lugubre siffle- ment de ces terribles serpents.
Le thème de l’allitération en poésie a déjà été abordé dans le tout premier numéro d’Accromath.6 S’intéressant aux façons de créer des motifs en poésie, que ce soit sur le plan rythmique ou sonore, l’auteure y fait ressortir l’allitération comme une manière d’introduire une certaine structure dans l’élan poétique — et donc, ce faisant, d’établir un lien avec les mathématiques.
Mais voyant venir à une vertigineuse vitesse grand V le verso véritablement vivifiant de cette page, nous préférons patiemment reporter à un prochain numéro de ce périodique nos propos portant sur cette figure de style à la fois pittoresque et passionnante.
Le « Quatrain de Villon »

Gravure sur bois accompagnant L’Épitaphe Villon, poème aussi nommé Ballade des pendus, et parue dans l’édition de 1489 due à Pierre Levet.
Né en 1431, François Villon a connu une vie plutôt tumultueuse, ayant eu de nombreux démêlés avec la justice. Il a été impliqué notamment dans le meurtre d’un prêtre (1455) et dans un vol. Il fut condamné à la pendaison (1462), mais sa peine fut finalement commuée en un bannissement de Paris pour une période de dix ans. On ignore le moment exact de son décès, mais il est postérieur à 1463 — année où on perd sa trace.
Dans « Le quatrin qui feist Villon quand il fut jugé à mourir » (habituellement appelé le Quatrain de Villon), composé alors qu’il venait d’être condamné à être pendu, le poète « mauvais garçon » décrit, non sans humour, ses états d’âme:
Je suis Françoys, dont ce me poise,
Né de Paris emprès Pontoise.
Or d’une corde d’une toise
Sçaura mon col que mon cul poise.
L’humour réside bien sûr non seulement dans la chute du dernier vers, mais aussi dans le fait de situer Paris en se référant… à la petite ville de Pontoise.
Pour en s\(\alpha\)voir plus!
- Les citations en début de texte, à propos des cours de mathématiques « à l’usage des ‘‘littéraires’’ » suivis par Pagnol, sont tirées de:
Éléments d’une thermodynamique nouvelle (Préface, 1930); en annexe dans: Marcel Pagnol, Le temps des amours, Julliard Éditeur, 1977, pp. 325-326.
Les citations textuelles de Jean de Florette, de même que la couverture due à Sempé (illustrateur notamment du Petit Nicolas), renvoient à l’édition suivante:
Marcel Pagnol, L’eau des collines, tome I : Jean de Florette. Éditions de Fallois, 2004. - Les paroles de la chanson Racine carrée sont de Boris Vian et José Christian (voir http://www.boris-vian.net/fr/liste.html#orig). L’extrait est tiré de :
Boris Vian, Textes et chansons. Éditions Julliard, Éditeur, 1971, pp. 152-153.
Les quatre premières strophes de la chanson Le déserteur se lisent comme suit:
– Monsieur le Président, / Je vous fais une lettre / Que vous lirez peut-être / Si vous avez le temps.
– Je viens de recevoir / mes papiers militaires / Pour partir à la guerre / Avant mercredi soir.
– Monsieur le Président, / Je ne veux pas la faire, / Je ne suis pas sur terre / Pour tuer des pauvres gens.
– C’est pas pour vous fâcher, / Il faut que je vous dise, / Ma décision est prise, / Je m’en vais déserter.
Boris Vian, ibid., p. 171.
On retrouve facilement sur internet des interprétations de plusieurs succès de Vian, tels Le déserteur ou La complainte du progrès. Pour Racine carrée, il y a l’interprétation faite en public en 1989 par Magali Noël (1931-2015) et tirée du disque Regard sur Vian. - À propos du titre de son album Racine carrée (2013), Stromae explique l’avoir choisi « pour le côté ‘‘racine’’. Et parce que ça renvoie aux origines numériques. » Il ajoute à cet égard: « J’ai l’impression que je fais de la musique comme si je faisais des maths. » (D’après le site https://fr.wikipedia.org/wiki/Racine_carrée_(album).)
- La gravure de la Ballade des pendus de François Villon est tirée de:
Fernand Percival, En français dans le texte : dix siècles de lumière par le livre. Bibliothèque nationale de France, 1990, p. 69. (Disponible à l’adresse http://gallica.bnf.fr/)
- Voir Accromath, vol. 11, hiver-printemps 2016, pp. 26-29. ↩
- Les citations textuelles de Jean de Florette, accompagnées d’un numéro de page, renvoient à l’édition indiquée dans Pour en savoir plus. ↩
- L’expression tube, utilisée pour désigner une chanson à succès, date de la fin des années 50 et serait due à Vian lui-même, qui lui accordait cependant la connotation de chanson au contenu creux… comme un tube. ↩
- Le lecteur aux goûts musicaux davantage contemporains fera sans doute remarquer que Racine carrée est le titre choisi par Stromae pour son deuxième album, paru en 2013 (voir Pour en savoir plus). ↩
- Voir l’article de France Caron dans Accromath, vol. 7, été-automne 2012, pp. 10-17. ↩
- France Caron, « Mathématiques et poésie: à la recherche de l’idéal. » Accromath, vol. 1, été-automne 2006, pp. 36-39. ↩