Pour d’aucuns, la littérature se trouve à une certaine distance, voire une distance certaine, des mathématiques, cette science « pure et dure » où règnerait davantage la raison que les élans du cœur… ou autres sentiments. Il arrive cependant que des œuvres littéraires recèlent des clins d’œil à saveur mathématique, souvent sur un ton plaisant, parfois inspirés par les expériences mathématiques scolaires de leurs auteurs. Voici quelques morceaux choisis, glanés chez trois écrivains français: Flaubert, Queneau et Pagnol.
Arithmétique flaubertienne
Récoltons tout d’abord un classique parmi les classiques: l’épisode du célèbre « capitaine » de Flaubert — à ne confondre ni avec Le Colonel Chabert (Balzac), ou Le Capitaine Fracasse (Gautier), voire le capitaine Haddock (Georges Remi, alias Hergé).
Aux dires mêmes du dico Le Robert, l’expression « l’âge du capitaine » évoque, sur un air de badinerie, un problème absurde ou insoluble.1 On lui prête aussi une connotation de devinette.2 Fort connue — mais d’origine inconnue —, cette locution émane sans doute d’un folklore scolaire émaillé de pseudo- problèmes mathématiques.
On en trouve mention — ce qui constitue peut-être la plus ancienne trace écrite — dans la correspondance de Gustave Flaubert (1821-1880), auteur célèbre entre autres pour ses romans Madame Bovary (1857) ou L’Éducation sentimentale (1869). En post-scriptum à une lettre du 15 mars 1843 adressée à sa sœur cadette Caroline, avec qui il partageait, rapporte-t-on, une belle complicité, Flaubert exprime à sa sœur des mots d’encouragement pour un examen à venir (en musique, apparemment), qu’il conclut en lui présentant un problème à saveur arithmétique… un brin farfelu (voir l’encadré L’âge du capitaine).
Poussant la plaisanterie un cran plus loin, une réponse à ce « problème » pourrait être la quarantaine… en allusion à l’isolement souvent imposé à cette époque aux navires, tant en raison des conditions hygiéniques difficiles lors des traversées que des épidémies ayant alors cours — comme en témoigne chez nous la station de quarantaine de la Grosse-Île, à une cinquantaine de km en aval de Québec.
Les problèmes du type « l’âge du capitaine » peuvent se retrouver un peu à toutes les sauces, et ont même servi d’amorce pour un ouvrage pédagogique de Stella Baruk, qui s’ouvre sur la question suivante: Sur un bateau, il y a 26 moutons et 10 chèvres. Quel est l’âge du capitaine?3 Baruk parle notamment dans ce livre, citations à l’appui, des « souffrances » du jeune Flaubert lui-même en classe de mathématiques, et d’une certaine «bêtise» qu’il aurait pressentie dans les maths qui lui étaient enseignées.4
L’âge du capitaine
Puisque tu fais de la géométrie et de la trigonométrie, je vais te donner un problème : Un navire est en mer, il est parti de Boston (pas du jeu)5 chargé d’indigo, il jauge 200 tonneaux, fait voile vers Le Havre, le grand mât est cassé, il y a un mousse sur le gaillard d’avant, les passagers sont au nombre de 12, le vent souffle N.-E.-E., l’horloge marque 3 heures un quart d’après-midi, on est au mois de mai… On demande l’âge du capitaine.
Gustave Flaubert, Correspondance, tome I (janvier 1830 à juin 1851). Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1973, p. 148.
Entre mathématiques sérieuses et littérature expérimentale
À l’instar de Flaubert, notre prochain écrivain a connu une carrière littéraire des plus éminentes. Membre de l’Académie Goncourt, ses œuvres ont été couronnées, tout comme pour l’auteur de Salammbô (1862), par leur publication dans la prestigieuse Bibliothèque de la Pléiade, chez Gallimard. Mais dans son cas, contrairement à Flaubert, on peut parler d’une véritable passion pour les mathématiques. Qui plus est, cet écrivain a même publié dans des revues mathématiques de haut niveau des recherches originales en théorie des nombres — voir Pour en savoir plus.
Raymond Queneau (1903-1976) a produit une œuvre abondante et variée. Formé en philosophie, il aura développé au fils des ans des liens avec les principaux mouvements littéraires et culturels de la scène parisienne, et notamment avec l’OULIPO (Ouvroir de littérature potentielle), dont il est l’un des cofondateurs (1960). Queneau s’est ainsi fait l’un des pionniers et adeptes de l’« écriture sous contrainte », si bien illustrée par le célébrissime roman La disparition de Georges Perec (1969), ouvrage de quelque 300 pages ne comportant aucune occurrence… de la lettre e! (Faut vraiment le faire!)6
Queneau a connu de nombreux succès littéraires, dont Zazie dans le métro (1959), qui s’ouvre sur l’exclamation: « Doukipudonktan, se demanda Gabriel excédé. Pas possible, ils se nettoient jamais. » Mais par-delà ce « néo- français » marqué par l’introduction de mots nouveaux près de la langue parlée, c’est principalement par ses expériences sur la forme même des textes que Queneau se démarque, n’hésitant pas à cet égard à recourir à des conventions d’écriture d’inspiration mathématique.
L’un de ses ouvrages les plus connus — à la fois amusant et fascinant — est Exercices de style (1947), où une histoire banale qui tient en quelques lignes est reprise 99 fois sous autant de genres stylistiques différents, dont quelques-uns à saveur mathématique. Nous y reviendrons lors de prochaines Glanures.
Un autre ouvrage mathématico-littéraire de Queneau, relevant d’une littérature qu’on pourrait qualifier de « combinatoire », est Cent mille milliards de poèmes, publié en 1961. Ce livre peut être vu comme « une sorte de machine à fabriquer des poèmes », selon les dires mêmes de Queneau.7 Il comprend dix pages, chacune présentant un poème sous forme de sonnet (donc deux quatrains et deux tercets). Dans chaque cas, les quatorze vers, des alexandrins classiques, sont répartis selon le schéma
a b a b / a b a b / c c d / e e d.
Le caractère singulier du livre est que chaque page a été découpée en quatorze bandes, une par vers. Ce stratagème permet donc au lecteur de choisir arbitrairement, pour chacune des quatorze lignes du sonnet dont il souhaite faire la lecture, laquelle des dix versions proposées par Queneau il choisira. On voit immédiatement poindre les cent mille milliards de possibilités pour le sonnet ainsi créé.8 Le tour de force de ce livre réside bien sûr d’abord et avant tout dans la rédaction de dix sonnets différents tels que n’importe quel vers de n’importe lequel de ces sonnets puisse être agencé avec n’importe quel autre, tout en respectant les règles de la versification… et en racontant une « histoire » qui se tient. (Voir l’encadré L’Accromathiste et autres sonnets.)
L’Accromathiste et autres sonnets
En cette dixième année d’Accromath, nous aimerions offrir en cadeau à l’ami-lecteur de la revue un sonnet de notre cru intitulé, en son honneur, L’Accromathiste. En voici la première strophe:
Le vieux marin breton de tabac prit sa prise
pour la mettre à sécher aux cornes des taureaux
sur l’antique bahut il choisit sa cerise
il n’avait droit qu’à une et le jour des Rameaux
Et maintenant la première strophe d’un autre sonnet, auquel nous donnons le titre Pianissimo:
Le roi de la pampa retourne sa chemise
pour consommer un thé puis des petits gâteaux
le cornédbîf en boîte empeste la remise
des narcisses on cueille ou bien on est des veaux
Le texte intégral de ces sonnets, ainsi que les clés de lecture — ou plutôt de fabrication parmi les 100 000 000 000 000 de poèmes de Queneau —, figurent en appendice dans le solutionnaire qui accompagne la Section problèmes (disponible sur le site d’Accromath). On y présente aussi deux autres sonnets que l’auteur du présent texte a fait éclore à la Queneau: l’un, intitulé Pizzicato, trouve lui aussi son inspiration non pas en musique, mais dans une constante mathématique fondamentale. Quant au dernier, Évanescence décimale, il repose sur une idée de forte stabilité numérique et poétique.
Sans doute séduit par le rôle accordé par Nicolas Bourbaki9 à la notion de structure en mathématiques, Queneau était un fervent admirateur du mathématicien polycéphale et de son œuvre mathématique, qu’il chercha même à promouvoir — comme en témoigne par exemple son texte « Bourbaki et les mathématiques de demain », paru dans son recueil Bords (Hermann, 1963, pp. 11-29). Dans ce même écrit, Queneau dévoile (p. 25) l’une des facéties de Bourbaki: l’introduction volontaire d’une coquille dans l’un de ses ouvrages, où la notion (tout à fait sérieuse) d’« ensemble filtrant à droite et à gauche » est devenue… un « ensemble flirtant à droite et à gauche » (voir Pour en savoir plus).
Pagnol et les mathématiques
On rencontre dans l’œuvre de l’écrivain Marcel Pagnol (1895-1974), membre de l’Académie française, quelques passages à saveur mathématique. Ainsi dans le récit autobiographique Le temps des amours, paru en 1977 à titre posthume — il s’agit du tome 4 de ses Souvenirs d’enfance, qui comprennent notamment les romans bien connus La gloire de mon père et Le château de ma mère —, l’auteur évoque une leçon de mathématiques de son enfance portant sur le théorème de Pythagore. Il fait alors allusion à un quatrain apparemment bien connu des potaches de son époque,
Le carré de l’hypoténuse
Est égal, si je ne m’abuse,
À la somme des carrés
Construits sur les autres côtés
insistant notamment sur le fameux « si je ne m’abuse » qu’il qualifie, dans sa langue si belle, de « clou d’or auquel reste accroché dans nos mémoires le carré de l’hypoténuse ».10
Ailleurs, Pagnol raconte quelques-uns de ses souvenirs mathématiques glanés dans des cours destinés à des « littéraires ». Il trace, entre autres, un portrait absolument charmant d’un de ses enseignants, un certain M. Cros, qui n’hésitait pas à recourir à la poésie pour « faire passer » son sujet (voir l’encadré Souvenirs mathématiques de Pagnol).
Souvenirs mathématiques de Pagnol
Parmi ces formules [que M. Cros] nous donnait, certaines étaient ravissantes. Il déclamait, du haut de son estrade:
La circonférence est fière
D’être égale à \(2 \pi R,\)
Et le cercle est tout joyeux
D’être égal à \(\pi R^2.\)
Et il souriait. Comme pour dire: « Puisque vous êtes des « littéraires », je vous donne de la poésie. »
Après un pareil poème, il nous regardait, joyeux et ravi, comme pour dire: « Hein? Vous ne le connaissiez pas, celui-là? » Et toute la classe, étonnée par la fierté de la Circonférence, et gagnée par la joie complète du Cercle, exprimait son admiration par de longs mugissements.
M. Cros frappait alors sa chaire au moyen d’un énorme compas de bois, et disait: « Voyons, messieurs, ne méprisez point la Muse, quand elle vient en aide à la Science. »
Il disait aussi
Le volume de la sphère,
Quoi que l’on puisse faire,
Est égal à \(\displaystyle \frac{4}{3} \pi R^3.\)
Il prenait un temps — un temps de vingt secondes.
Il regardait la classe (…). Puis, à mi-voix, l’index levé, l’œil mi-clos, il ajoutait:
La sphère fût-elle de bois.
Il donnait une grande importance à ce vers final; et il le lançait avec une sorte de sévérité triomphale. Mais il ne s’adressait plus à nous: il parlait à la Sphère Elle-même. Il la prévenait, il l’avertissait; de quelque subterfuge qu’elle usât, et quelque grande que fût sa mauvaise foi; en quelque matière qu’elle se transformât, à la manière de Protée; qu’elle fût pleine, creuse, lourde ou légère, d’acier ou de graphite, de craie, de manganèse, de cuivre, de plâtre, ou de zinc étamé; et même (suprême refuge) « fût-elle de bois », elle n’échapperait pas à l’implacable formule où la géométrie l’avait enfermée: elle était prise, mesurée, vaincue, rien qu’en pressant la gâchette de cette arme terrible: \(\displaystyle \frac{4}{3} \pi R^3\) — Fût-elle de bois.
Elle, ronde et dodue, on couchait son cadavre sur une page plate, rien qu’en pressant la gâchette de cette arme nickelée:
\(\displaystyle \frac{4}{3} \pi R^3\),
FÛT-ELLE DE BOIS.
Après ce triomphe, M. Cros prenait un autre temps. Son visage se détendait; puis, débonnaire, conciliant, généreux, et roulant les r avec moins de férocité, il ajoutait:
– On peut dire aussi:
Quand bien même elle serait en bois.
Et il prononçait: boa.11
Et Pagnol de conclure, parlant de M. Cros: « Ce bon maître m’avait appris, à mon insu, la seule chose qu’il pouvait m’apprendre et qui était la capitale: il m’avait appris le désir d’apprendre. »12
Esprit curieux et éclectique, Pagnol s’est même aventuré dans des réflexions scientifiques et mathématiques, souvent, il faut cependant l’avouer, avec une grande naïveté. Il s’est en particulier intéressé aux nombres premiers, ainsi qu’au dernier théorème de Fermat — voir à ce sujet la section Pour en savoir plus. Mais ses travaux mathématiques n’étaient certes pas de la même trempe que ceux d’un Raymond Queneau.
Pour en s\(\alpha\)voir plus!
- Les recherches mathématiques de Raymond Queneau, qui portent sur la notion de suite s-additive, sont parues dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences de Paris, t. 266 (1968), pp. 957-958, et le Journal of Combinatorial Theory 12 (1972), pp. 31-71. Il est fait mention de ces travaux dans le livre Unsolved Problems in Number Theory (3e éd.) de Richard K. Guy (Springer, 2004), Section C : Additive number theory, pp. 166-167.
- L’anecdote sur la notion d’« ensemble flirtant à droite et à gauche », révélée par Queneau, a été en quelque sorte officialisée par l’un des membres de Bourbaki, Laurent Schwartz (1915-2002). Dans un texte en hommage à l’un des fondateurs de Bourbaki, Jean Dieudonné (1906-1992), ce dernier raconte comment cette erreur, faite exprès en accord avec l’éditeur, se voulait une blague qui avait finalement échappé à l’œil inquisiteur de Dieudonné — voir « Souvenirs sur Jean Dieudonné. » Pour la science, 200 (juin 1994), pp. 8-10.
- Pour en savoir plus quant aux propos de Marcel Pagnol sur les nombres premiers et le dernier théorème de Fermat, voir Inédits, réunis par Jacqueline et Frédéric Pagnol, Vertiges du Nord / Carrere, 1986, pp. 225-242.
- Dictionnaire Le Petit Robert de la langue française (2016), entrée: capitaine (p. 346). ↩
- Dictionnaire des expressions et locutions, Le Robert (2007), entrée: âge (p. 10). ↩
- Stella Baruk, L’âge du capitaine: De l’erreur en mathématiques. Éditions du Seuil, 1985, p. 23. ↩
- Voir à ce sujet ibid., chapitre 5. ↩
- La parenthèse « (pas du jeu) » est un clin d’œil que fait Flaubert à un jeu de cartes alors en vogue, appelé Boston. ↩
- Signalons au passage que le présent texte d’Accromath ne comprend aucune occurrence de la lettre w. (« Wow! » dirait le lecteur admiratif. Et le lecteur scrupuleux, ou à l’esprit gödelien, d’ajouter qu’il en contient bel et bien une… et de fait même, une ou deux de plus!) ↩
- Dans le Mode d’emploi en guise de préface au livre. L’auteur va même jusqu’à citer en épigraphe le logicien et mathématicien anglais Alan Turing (1912-1954): « Seule une machine peut apprécier un sonnet écrit par une autre machine. » ↩
- Ou, si l’on préfère, cent billions de possibilités, selon l’acception moderne de la nomenclature numérique en français. (Mais voir à ce propos la Section problèmes.) ↩
- À propos de Bourbaki, voir Accromath, vol. 3, hiver-printemps 2008, p. 17. ↩
- Marcel Pagnol, Le temps des amours, Julliard Éditeur, 1977, pp. 50-51. ↩
- Texte tiré d’une préface, écrite en 1930, que Pagnol devait publier avec ses Éléments d’une thermodynamique nouvelle; en annexe dans Le temps des amours, Julliard Éditeur, 1977, pp. 326-328. ↩
- Ibid., p. 329. ↩