
Rappel de l’énoncé
Vous êtes le sujet d’une expérience dont le protocole est le suivant. Le dimanche soir, on vous endort et on lance une pièce de monnaie non truquée. Si la pièce tombe sur FACE, le lendemain (lundi) on vous réveille et l’on a un entretien avec vous. Si c’est PILE, on vous réveille, on a un entretien avec vous, et on vous rendort en vous soumettant à un traitement qui provoque une amnésie totale de la journée lundi, et enfin le mardi, on vous réveille à nouveau et l’on a un entretien avec vous. Lors des entretiens, on vous demande « quelles probabilités attribuez vous à FACE et à PILE pour le lancer de pièce du dimanche (qui est restée en place cachée sous un carton)? ». Deux raisonnements semblent possibles.
Premier raisonnement : « Je suis certain que la pièce est normale. Je n’ai aucune information en plus de celles dont je disposais le dimanche soir avant de m’endormir. Avant de m’endormir, la probabilité est 1/2 pour chaque éventualité FACE ou PILE. Donc, quand je suis réveillé lors de l’expérience, je dois attribuer la probabilité 1/2 à chaque éventualité ».
Deuxième raisonnement : « Imaginons qu’on fasse l’expérience 100 fois en opérant 100 semaines de suite. Dans environ la moitié des semaines (50), je serai réveillé le lundi après un tirage FACE. Les autres semaines (50 environ) PILE aura été tiré et je serai réveillé le lundi et le mardi (il y aura donc 100 réveils environ). Au total, lors des 100 semaines, je serai réveillé environ 150 fois et, sur ces 150 réveils, FACE sera la bonne réponse 50 fois, et PILE sera la bonne réponse 100 fois. À chaque fois que je suis réveillé, la probabilité que la pièce lancée le dimanche soit tombée sur FACE est donc de 1/3, et pour PILE c’est 2/3. Ma réponse est donc: 1/3 pour FACE, et 2/3 pour PILE! ».
Quel est le bon raisonnement et quelle est précisément l’erreur dans le raisonnement faux?
Solution
Ce paradoxe (appelé « paradoxe de la Belle au Bois Dormant ») ne semble pas avoir trouvé de solution définitive et les partisans des deux options échangent leurs arguments aujourd’hui encore sans réussir à se mettre d’accord (chercher « sleeping beauty paradox » sur internet). Cependant, ma préférence va nettement vers la seconde solution à cause de l’argumentation suivante. Alors que le second raisonnement semble en tout point acceptable, le premier raisonnement pourrait bien être défectueux et n’est donc pas suffisant pour conclure 1/2 pour Pile et 1/2 pour Face. En effet, pour évaluer une probabilité ou, plus généralement, pour connaître la valeur numérique d’un paramètre que l’on mesure, il faut prendre en compte les modifications ou déformations de la grandeur que l’on mesure. Si, par exemple, vous mesurez la taille d’un timbre poste avec un double-décimètre placé au-dessus d’une loupe recouvrant le timbre, la valeur que vous trouverez sera exagérée par rapport à la réalité; on parle de « l’effet de loupe ». Vous trouverez par exemple 2 cm alors que le timbre mesure réellement 1 cm. Autre exemple de déformation, si vous voulez mesurer « la proportion de poissons ayant une taille inférieure à 50 cm » dans un lac, en pêchant un échantillon de 100 poissons avec un filet dont les mailles ont une taille de 20 cm, vous allez trouver une valeur bien inférieure à la réalité, car votre filet laisse passer tous les poissons de moins de 20 cm. On parle d’un « effet de filtre ». Ici, lorsque vous vous soumettez au protocole expérimental, vous mesurez la probabilité de Pile et de Face en examinant la pièce le dimanche avant qu’elle soit lancée et vous trouvez 1/2 pour Pile, 1/2 pour Face. Il se trouve qu’ensuite cette propriété de la pièce (pour ce qui concerne le tirage du dimanche soir) est soumise à une sorte d’effet de loupe qui double vos observations de Piles (puisque, lorsque Pile est tiré, vous l’observez le lundi et le mardi) alors que ce n’est pas le cas lorsque Face est tiré. Comme dans le cas de la loupe – c’est-à-dire pour celui qui observe le timbre à travers la loupe – la probabilité observée et mesurée par vous est 2/3 pour Pile et 1/3 pour Face, bien que réellement – pour celui qui ne regarde pas à travers la loupe, c’est-à-dire pour celui qui n’est pas pris dans le protocole expérimental – la probabilité est de 1/2 pour Pile et de 1/2 pour Face. En conclusion : si vous acceptez ma façon de raisonner, lorsqu’on vous réveille vous devez répondre 2/3 pour Face, 1/3 pour Pile parce que vous êtes dans le protocole et donc soumis à un effet de loupe. Mais cela n’empêche pas, bien sûr, que si on soumettait la pièce à un test, la pièce donnerait 50 % de Piles et 50 % de Faces. Le second raisonnement est bon alors que le premier confond ce qui est mesuré « sur la loupe » avec l’objet situé sous la loupe.