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Des fonctions… déroutantes

Par Laurent Pelletier
Volume 8.2 - été-automne 2013

Comment une fonction peut-elle être jolie et monstrueusement complexe? Si alléchante au premier coup d’œil et déroutante dans ses détails?

Notion de fonction

Les fonctions sont un sujet central en mathématiques et ce, dès l’école secondaire. Si le concept de fonction peut sembler bien clair pour plusieurs, cela n’a pas été toujours le cas dans l’histoire des mathématiques. Avant le 19e siècle, plusieurs mauvaises conceptions de la notion de fonction avaient cours dont une particulièrement gênante:

Si deux fonctions coïncident sur un intervalle, alors elles doivent coïncider partout où elles sont définies.

fonctions-1Le graphique ci-contre nous convainc immédiatement de la fausseté de l’énoncé. Ces incohérences provenaient principalement des divergences d’opinions concernant les fonctions dont la définition était objet de débat entre mathématiciens. D’Alembert1 (1717-1783) croyait que le premier critère d’une fonction était de posséder une expression analytique ou « formule » décrivant la relation. De son côté, Euler2 (1707-1783) accordait aux courbes tracées à la main la même importance que celles issues d’une expression algébrique.

Au 19e siècle, Richard Dedekind (1831-1916) adopta une position moderne sur les fonctions en écrivant:

y est une fonction de x sur l’intervalle ]a, b[ si pour toute valeur de x dans cet intervalle on associe une unique valeur de y. La nature de la correspondance n’a aucune importance.

Dans le cas des fonctions réelles (qui envoient des nombres réels sur des nombres réels), la définition donnée par Dedekind a survécu. On remarque dans son énoncé le souci de ne mettre aucune restriction sur la façon de relier les deux variables, permettant à toutes sortes de relations d’être qualifiées de fonctions. La position de Dedekind a aussi l’avantage de s’adapter facilement à d’autres cadres que celui des nombres réels.

Ainsi, on peut définir une fonction de l’intervalle [0, 1] dans l’ensemble {0, 1} en faisant correspondre 0 aux nombres de cet intervalle, sauf à ceux de la forme 1/n où n est un nombre naturel auxquels on assigne 1 comme image. On obtient le graphique ci-dessous.

fonctions_img2

fonctions_img4

Comme deuxième exemple, on peut définir une fonction sur l’ensemble des nombres réels telle que l’image de x est égale à 1 si x est un nombre rationnel et est égale à 0 partout ailleurs. La représentation graphique d’une telle fonction n’est pas réalisable, mais en s’inspirant de notre premier exemple, on peut se l’imaginer.

Continuité et dérivabilité

Avec une définition large comme celle de Dedekind, on peut donc concevoir des fonctions possédant certaines caractéristiques intéressantes. Cauchy (Augustin-Louis, 1789-1857) désigna les fonctions continues comme celles pouvant être tracées à main levée, celles ne faisant pas de sauts. Le graphique de l’encadré suivant peut être tracé sans que le crayon ne quitte la feuille de papier.

L’importance des fonctions continues vient de leur simplicité et de leur utilité pour décrire des situations de la vie réelle. Une fonction sinusoïdale sera probablement une bonne façon de décrire la hauteur d’un poids en oscillation sur un ressort tandis qu’une droite pourrait caractériser la hauteur d’un ballon à l’hélium relâché dans les airs. Imaginez qu’une de ces fonctions admette une discontinuité (un saut). Cela voudrait dire que l’objet associé à la fonction aurait momentanément été téléporté à une altitude différente, comportement assez rare pour des objets physiques.

Fonction continue non dérivable en un point

fonctions_img3

En suivant la courbe tout en regardant droit devant soi, la direction du regard indique celle du déplacement. Ainsi, au point B le regard est dans la direction du segment BC. En arrivant au point D, cela ne s’applique plus. La direction du regard ne donne plus celle du déplacement.

Supposons deux individus se déplaçant sur la courbe et arrivant simultanément au point B, l’un en suivant le trajet AB et l’autre en suivant le trajet DB. Lorsqu’ils parviennent au point B, ils se regardent alors droit dans les yeux. La fonction est dérivable au point B.

Si l’un des deux suit la trajectoire BD et l’autre la trajectoire ED, ils ne se regarderont pas dans les yeux en arrivant en même temps au point D. La fonction n’est donc pas dérivable au point D.

Par la suite, Cauchy introduisit la notion de dérivabilité pour une fonction continue. Il voulait, avec cette définition, caractériser les fonctions dont on peut trouver la tangente ou dérivée en un point. Pour illustrer ce fait, imaginez que vous vous déplacez le long de la courbe g(x) de l’encadré ci-dessus à partir du point A. On s’intéresse à la direction dans laquelle vous marchez. Au point B, vous vous déplacez dans la direction de la tangente en ce point. En d’autres mots, le point C devrait se trouver en ligne droite devant vous. Continuons la marche jusqu’en D. Est-il possible de déterminer votre direction en ce point? On remarque qu’il nous est impossible de déterminer la tangente de façon unique. En fait, on voit sur le graphique que les deux droites passant par D pourraient être la tangente en D. Ainsi, on dira que la fonction g(x) est dérivable au point B, mais pas au point D. On peut aussi donner une valeur à la dérivée à chaque point où elle est définie, soit la pente de l’unique tangente associée.

fonctions_img5Un exemple très courant de fonction non-dérivable en un point est la fonction valeur absolue. Celle-ci est dérivable partout sauf en zéro. Sa dérivée vaut -1 sur l’intervalle \(]-\infty,0[,\) ce qui représente la pente à gauche du point 0, et la dérivée est 1 sur l’intervalle \(]0,\infty[,\) soit la pente à droite du point 0.

Encore à cette époque, plusieurs faussetés étaient acceptées par des mathématiciens. Cauchy lui-même croyait qu’une fonction continue se devait d’être dérivable sauf éventuellement en quelques points isolés. Heureusement, Karl Weierstrass régla la question en trouvant, en 1872, un exemple de fonction continue mais qui, à l’inverse de la croyance, n’est dérivable qu’en un nombre restreint de valeurs.

 

fonctions_img1Karl Weierstrass (1815-1897)

Weierstrass est un mathématicien allemand né à Ostenfelde, dans le nord de l’Allemagne. Jeune, il est
intéressé par les mathématiques mais son père le force à entreprendre des études en droit et en finance. Weierstrass n’apprécie guère ce domaine et suite à quelques années de débauche, il décide d’entreprendre des études en mathématiques. Ce choix s’avéra fructueux puisqu’il excelle au point de recevoir des offres d’emploi d’une multitude d’universités. Ses travaux sur les fonctions analytiques et elliptiques font de lui un des fondateurs de l’analyse moderne. Comme professeur à l’Université de Berlin, il supervise plusieurs étudiants qui deviendront célèbres: Cantor, Frobenius, Schwarz, Klein, Lie, etc. Il entretient aussi une correspondance avec la mathématicienne russe Sofia Kovalevskaya et réussit à lui obtenir un doctorat honorifique ainsi qu’un poste dans une université, faisant d’elle la première femme à enseigner les mathématiques à ce niveau dans le nord de l’Europe.

Karl Theodor Weierstrass était, aux dires de son collègue Hermite, le législateur de l’analyse. Ce qualificatif de législateur n’est pas associé aux études de droit que Weierstrass a mené, mais à la rigueur nouvelle qu’il a imposé: qu’a-t-on, et que n’a-t-on pas le droit de faire en analyse?

Fonction blanc-manger

On peut construire une fonction de ce genre sur l’intervalle [0; 1]. Il s’agit d’une courbe fractale3. On se doute bien qu’une courbe de ce genre ne s’écrira pas de façon simple et impliquera d’additionner une infinité de termes. La première étape de la construction consiste à définir les fonctions en « dents de scie ». Ces fonctions sont constituées de droites de pente 1 et -1 placées successivement sur des intervalles de longueur constante.

fonctions_img6

fonctions_img7Et ainsi de suite, de façon à ce que le nombre de dents de scie soit toujours une puissance de deux. Nous voulons ensuite additionner toutes ces fonctions afin de créer une courbe ayant le plus de points de non dérivabilité possible alors que les fonctions DSi sont toutes continues. On introduit donc les fonctions Bn qui sont la somme des n premières fonctions en dent de scie:

\[B_n=\sum_{i=0}^{n} DS_i.\]

En regardant la fonction B comme la limite des Bn pour n allant à l’infini, on obtient la fonction blanc-manger (pour sa ressemblance avec le dessert). Cette fonction est continue mais nous avons introduit une telle quantité de sommets qu’elle n’est dérivable en aucun point puisqu’on y a ajouté, avec chaque DSi , 2i points où la fonction n’est pas différentiable. Cauchy avait donc tort!

Supposons encore une fois que vous vous déplacez sur cette courbe. Votre trajectoire sera bien définie et ne comportera aucun saut mais à chaque moment, votre direction sera inconnue. Déroutant, non? S’agit-il d’une anomalie ou d’une fonction qui possède de l’importance? Pour les curieux, le mouvement brownien, qui fera l’objet d’un article dans un futur numéro, donne aussi des courbes ayant cette caractéristique. D’ici là, bon appétit!

Conclusion

Comme on le voit, à l’aide des définitions modernes on peut construire une fonction continue qui n’est dérivable en aucun point, chose que certains précurseurs auraient probablement considérée comme une hérésie à leur époque.

PDF

  1. Voir l’article D’Alembert dans Accromath, vol. 6, hiver-printemps 2011, p. 28. ↩
  2. Voir l’article Leonhard Euler dans Accromath, vol. 4, hiver-printemps 2009, p. 20. ↩
  3. Voir Les Fractales, dans Accromath, Vol. 1, été-automne 2006. ↩
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Tags: Logique mathématiqueAnalyse

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