Sur la terre toutes les espèces vivantes cherchent à survivre tout en devant cohabiter entre elles. Un équilibre est-il possible entre des espèces dont certaines sont des proies pour d’autres?
La lutte pour la vie
Il y a près d’un siècle le mathématicien italien Vito Volterra a élaboré un modèle décrivant l’évolution de deux populations dans un même écosystème, l’une étant la proie de l’autre. Ce modèle est fondamental en biologie.
Des sardines et des requins…
La découverte de Volterra commence par une histoire de pêche! Après la première guerre mondiale, de 1914 à 1918, le zoologiste Umberto d’Anconna étudia les effets de la guerre sur la pêche de la sardine dans les ports de la mer Adriatique. Le résultat de cette étude surprenait : alors que pendant la guerre la pêche à la sardine avait diminué, la part de celles-ci dans les captures, qui aurait dû augmenter, avait pourtant baissé au profit de leurs prédateurs dont les requins, ce qui est paradoxal. C’est ce que l’on constate dans le tableau et le graphique en bas de page représentant la proportion de prédateurs dans les prises de 1910 à 1922.
Obtient-on des données comparables dans les autres ports de pêche? Le tableau et le graphique suivante montrent que dans le port de Fiume, le même paradoxe se répète.
D’Aconna demanda à son beau-père, Vito Volterra, qui était un des grands mathématiciens de l’époque, s’il pouvait trouver une explication mathématique à ce phénomène.
Comment cohabitent les espèces?
L’objectif de Volterra était de découvrir les fonctions S(t) et R(t) représentant respectivement les populations de sardines et de requins au temps t. Les variations de ces populations sont décrites par ce ce qu’on appelle en mathématiques les « dérivées » ou « taux de variation instantanée » des fonctions recherchées S(t) et R(t). On note ces taux de variation respectivement S'(t) et R'(t). Ce sont ces taux de variation que Volterra commença par évaluer.
Les sardines
Pour la population de sardines, Volterra identifia deux facteurs principaux provoquant la variation S'(t) de la population.
Un facteur positif: la variation est proportionnelle à la population elle-même. Cela se traduit par le terme aS(t), où a est le taux de croissance des sardines en l’absence de requins.
Un facteur négatif: la possibilité pour les sardines d’être dévorées augmente avec le nombre de requins et de sardines en présence. La variation, négative, est proportionnelle au produit des deux populations. Cela se traduit par le terme –bS(t)R(t) où b représente en quelque sorte la voracité des requins.
Globalement la variation de la population des sardines en présence des requins se traduit par l’équation
S'(t) = a S(t) – b S(t) R(t).
Les requins
Pour la population des requins la variation R'(t) dépend aussi de deux facteurs principaux.
Un facteur négatif: s’il n’y avait pas de sardines pour se nourrir, la population des requins déclinerait proportionnellement à la population elle-même, ce qui se traduit par le terme R'(t)=–cR(t) où c est un facteur de mortalité dû à la famine.
Un facteur positif: la présence de sardines, nourriture des requins, tend à faire augmenter leur population selon le terme d S(t) R (t) où d représente en quelque sorte l’apport des sardines.
La variation de la population des requins est alors :
R‘(t) = –c R(t) + d S(t)R(t)
L’évolution globale des populations de sardines et de requins est donc donnée par les deux équations suivantes dites « de Lotka-Volterra », car découvertes indépendamment par Alfred James Lotka (1880-1949) qui travaillait sur les interactions de plantes et d’herbivores:
S'(t) = a S (t) – b S(t) R (t)
R‘(t) = –c R(t) + d S(t) R(t)
En mathématiques ces équations sont dites « différentielles » car elles incluent le temps comme variable unique, les fonctions S(t) et R(t) et leurs fonctions dérivées S'(t) et R'(t). Les solutions de ces équations, que l’on représente facilement avec un logiciel de calcul symbolique ou avec Excel, sont les fonctions S(t) et R(t) que Volterra recherchait pour comprendre le problème soumis par d’Anconna. Les paramètres a, b, c et d sont obtenus par observation. Ici, les valeurs de a, b, c et d sont arbitraires.
L’évolution des prédateurs et des proies
Sur le graphique ci-contre on voit l’évolution des proies (en vert) et des prédateurs (en rouge). Les proies augmentent d’abord ce qui, en conséquence augmente le nombre des prédateurs. À un certain niveau le nombre croissant de prédateurs entraîne une diminution des proies, ce qui, à son tour, implique une diminution des prédateurs. Lorsque la population de requins aura suffisamment diminué, celle des sardines pourra croître de nouveau. C’est un nouveau cycle d’un certain équilibre dynamique. Cette évolution se retrouve sur les graphiques des fonctions S(t) et R(t). Ici, la population initiale de sardines est de 2000 et celle des requins est de 1000.
Un équilibre stable entre les requins et les sardines est-il possible?
Un équilibre stable est-il possible entre des prédateurs et des proies? Pour qu’il y ait équilibre il faut évidemment que les variations des populations des sardines et des requins soient nulles. Les populations sont donc en équilibre si:
S'(t) = a S (t) – b S(t) R (t) = 0
R'(t) = –c R (t) + d S(t) R (t) = 0
Avec les conditions précédentes, la résolution de ces équations, en factorisant R(t) et S(t) donne:
\[S(t)= \displaystyle \frac{c}{d} = \frac{0,04}{0,000\,05}= 800 \\ \text{et} \: R(t) = \displaystyle \frac{a}{b} = \frac{0,1}{0,000\,05}=2\,000.\]
est donc lié aux paramètres de l’autre!
Oscillations autour de l’équilibre
Un logiciel de calcul symbolique, ou Excel, donne la courbe dont les points représentent l’évolution dans le temps des populations de sardines, en abscisse, et de requins, en ordonnée. Nous obtenons deux courbes correspondant à des conditions initiales différentes (figure de l’encadré), pour la courbe extérieure et pour la courbe intérieure. Ces courbes sont fermées. Les flèches indiquent le sens de l’évolution au cours du temps. Cette évolution oscille autour du point d’équilibre (800; 2000) déterminé précédemment.
Et les effets de la pêche?
La pêche modifie les équations de Lotka-Volterra qui décrivent un état naturel. Son effet est négatif et il est proportionnel à la population: plus il y a de poisson, plus la récolte est abondante. Cet effet se traduit par les termes –pS(t) et –pR(t) que l’on introduit dans les équations de Lotka-Volterra p étant le pourcentage de capture des poissons par rapport à la population totale des poissons disponibles. La pêche n’étant pas soumise à des quotas, le pourcentage est identique pour les deux espèces, la quantité capturée par les filets étant proportionnelle à la présence de chacune:
S'(t) = a S (t) –pS(t) – b S(t) R (t)
R'(t) = –c R(t) –pR(t) + d S(t) R(t)
Ici aussi, il y aura un état d’équilibre dans un contexte de pêche si les variations des populations sont nulles:
S'(t) = a S (t) –pS(t) – b S(t) R (t) = 0
R'(t) = –c R (t) –pR(t) + d S(t) R (t) = 0
En résolvant ce système de deux équations nous obtenons un équilibre lorsque:
\[S (t ) = \displaystyle \frac{c+p}{d}=\frac{c}{d}+\frac{p}{d} \\ \text{et} \: R(t) = \displaystyle \frac{a-p}{b} = \frac{a}{b}-\frac{p}{b}.\]
Nous constatons que les états d’équilibre en temps de pêche sont proches de ceux à l’état naturel, aux termes p/d et –p/b près. Le terme positif p/d favorise les sardines tandis que le terme négatif –p/b défavorise les requins.
Il est donc normal qu’un retour vers l’état naturel, c’est-à-dire une baisse de la pêche, favorise de nouveau les requins et défavorise les sardines. Volterra explique donc les observations apparemment paradoxales de d’Anconna!
Le modèle est-il fiable?
Le modèle de Volterra est évidemment une interprétation simplifiée de la réalité. Par exemple, en l’absence de requins la croissance des sardines, aS(t), serait exponentielle et illimitée. Pour tenir compte des ressources limitées du territoire il faut ajouter le facteur
\[\left ( 1- \frac{S(t)}{k} \right )\]
proposé par le mathématicien Verhulst. La croissance en l’absence de prédateurs devient
\[S'(t)=aS(t) \left ( 1- \frac{S(t)}{k} \right )\]
où K représente la population maximum que le territoire peut supporter, en effet lorsque S(t)=K, S’=0, la population ne varie plus! Si on tient compte du facteur de Verhulst, dans certaines conditions, les prédateurs peuvent disparaître! Volterra ne tient pas compte non plus du fait qu’il est très rare que seules deux populations soient en présence dans une même niche écologique!
L’évolution des populations de lynx et de lièvres au Canada1
Un exemple connu d’une évolution de prédateurs et de proies est celui des lynx et des lièvres au Canada dont le graphique est donné ci-dessous. Les chiffres sont ceux des prises répertoriées sur un siècle par la compagnie de la Baie d’Hudson pour son commerce des fourrures.
Pour en s\(\alpha\)voir plus!
BACAËR, Nicolas, Histoires de mathématiques et de populations, Collection Le sel et le fer, Cassini, 2008.
ISRAEL, Giorgio, La mathématisation du réel, Le Seuil, 1996.
Tangente, Hors-série thématique Mathématiques et biologie, HS 42, avril 2011.
Les dossiers de La Recherche « Les plus belles énigmes de la science », août 2012, p. 36.
Les codes Maple et Excel sont accessibles sur le site d’Accromath.
- Voir « Génie des maths » de l’École Polytechnique à l’adresse ci-dessous
http://www.genie-des-maths.polymtl.ca/
http://www.genie-des-maths.polymtl.ca/exemple.zhp?no=7 ↩