Dans son étude sur le cercle, Archimède met l’accent sur un lien explicite entre l’aire et la circonférence. Si ce résultat peut nous sembler presque banal aujourd’hui, il n’en demeure pas moins fondamental en vue de la compréhension de cette figure, qui est loin d’être simple quand vient le temps d’exprimer ses grandeurs (aire, périmètre). On ne dispose cependant d’aucun indice quant à la façon dont l’éminent Syracusain aurait mis le doigt sur ce résultat
Dans son traité De la mesure du cercle, Archimède (~287-~212) établit trois propositions à propos de cette figure fondamentale. Dans l’une d’elles, qui a déjà été présentée dans Accromath,1 Archimède introduit des bornes numériques fines permettant d’exprimer la circonférence C d’un cercle en fonction de son diamètre d:
\[3 \frac{10}{71}d\]
Nous nous intéressons ici à la toute première proposition du traité,2 où l’auteur relie d’une manière fort originale l’aire du cercle à son périmètre. L’énoncé de ce résultat se lit comme suit:
Il est question ici d’équivalence selon l’aire. À noter qu’Archimède ne se préoccupe pas de la manière dont le périmètre du cercle aurait été « rectifié », c’est-à-dire transformé en un segment de droite qui vient jouer le rôle d’un des côtés du triangle en cause. Il tient simplement pour acquis qu’un tel segment existe.3
Si on se permet une notation moderne – n’ayant évidemment pas cours à l’époque hellénistique –, la proposition 1 peut se lire comme suit. Étant donné un cercle de rayon r et de circonférence C, son aire A est donnée par la formule
\[A=\frac{1}{2}rC.\]
Réécrivant cette dernière sous la forme
\[A=r \times \frac{C}{2} =\frac{d}{2} \times \frac{C}{2},\]
on peut aussi paraphraser en présentant l’aire du cercle comme étant celle d’un rectangle dont les côtés sont respectivement le demi-diamètre et le demi-périmètre du cercle.
Bien sûr, pour nous qui sommes habitués à penser de nos jours au cercle en termes de formules telles \(C = 2 \pi r\) ou \(A = \pi r^2,\) le résultat d’Archimède n’est pas trop étonnant: une simple manipulation algébrique suffit en effet à l’établir à partir de ces deux égalités. Mais il faut bien comprendre que tel n’était pas du tout le contexte dans lequel évoluait le grand géomètre grec. Il est donc intéressant à cet égard de se pencher sur la preuve qu’il donne de sa proposition 1.
La preuve d’Archimède
Les mathématiciens, qui aiment à l’occasion forger des mots nouveaux, appellent loi de trichotomie4 le fait suivant: étant donné deux quantités (disons, X et Y), alors de trois choses l’une: soit qu’elles soient égales, soit que l’une soit plus grande que l’autre, ou l’inverse. En symboles,
X = Y ou X > Y ou X < Y.
Pour montrer qu’on a bel et bien X et Y égaux, il suffit donc d’éliminer les deux autres possibilités. Cette observation est au cœur de la démarche proposée par Archimède. L’argument se fait ainsi en deux étapes: il s’agit d’un double raisonnement par l’absurde. Afin de simplifier la notation, nous remplaçons l’expression rC/2 par AT, l’aire du triangle mentionné dans l’énoncé de la proposition 1. Il nous faut donc prouver que A = AT. Dans un premier temps, nous supposons au contraire que A > AT et montrons que ce scénario ne tient pas la route. Comme la différence A – AT est positive, il est possible d’inscrire consécutivement dans le cercle d’abord un carré, puis un octogone régulier, ensuite un 16-gone,… , jusqu’à ce qu’on arrive à un certain polygone régulier inscrit dont l’aire diffère de celle du cercle d’une quantité moindre que l’excédent de A sur AT .
Si on désigne par AI l’aire de ce dernier polygone inscrit, on a donc
A – AI < A – AT,
c’est-à-dire AI > AT.
Mais l’aire de tout polygone régulier peut s’exprimer comme étant le demi-produit de son apothème a par son périmètre p. Or clairement, dans le cas du polygone inscrit en cause, l’apothème est inférieur au rayon du cercle, tandis que le périmètre, comme celui de tout polygone inscrit dans le cercle, est certainement plus petit que la circonférence du cercle. Bref, on a
\[A_I = \frac{1}{2}ap < \frac{1}{2}rC = A_T,\]
ce qui vient s’opposer à l’inégalité AI > AT établie précédemment. Cette contradiction nous amène à rejeter l’hypothèse voulant que A > AT.
Dans un deuxième temps, Archimède procède de façon analogue pour éliminer la possibilité qu’on ait A < AT. Comme on suppose maintenant que l’aire du triangle en cause est supérieure à celle du cercle, on va donc considérer des figures elles-mêmes plus grandes que le cercle. C’est ainsi qu’Archimède introduit cette fois des polygones réguliers circonscrits ayant successivement 4, 8, 16, … côtés, le nombre de côtés doublant jusqu’à ce que l’on trouve un certain polygone régulier circonscrit dont l’aire surpasse celle du cercle d’une quantité moindre que la différence AT – A, qui par hypothèse est positive. (La figure ci-contre montre un carré et un octogone régulier circonscrits au cercle.) Appelant Ac l’aire de ce polygone circonscrit, on a donc Ac –A < AT–A, de sorte que Ac < AT.
L’aire Ac s’obtient par le demi-produit de l’apothème de ce polygone circonscrit par son périmètre. Or, le côté d’un polygone circonscrit étant tangent au cercle, son apothème est égal au rayon r. Et comme son périmètre est supérieur à la circonférence, on a forcément
\[A_c>A_T=\frac{1}{2}rC.\]
On a ainsi obtenu deux inégalités (Ac < AT et Ac> AT ) qui se contredisent l’une l’autre, ce qui mène au rejet de l’hypothèse A < AT .
Et finalement, comme l’aire du cercle ne peut être ni plus grande ni plus petite que celle du triangle rectangle, les deux aires A et AT doivent donc être égales. Bingo!
Une méthode épuisante… mais efficace
Il convient de s’arrêter un instant à la façon dont Archimède justifie son résultat. Ainsi, il utilise le fait qu’en prenant des polygones réguliers (inscrits ou circonscrits) avec un nombre de plus en plus grand de côtés, on obtient des figures dont l’aire se rapproche autant que l’on veut de l’aire du cercle. Ce fait, qui peut sembler intuitivement évident, demande néanmoins à être justifié. Il repose sur l’idée de continuité dans l’univers des nombres, qui rend possible de frôler arbitrairement près un nombre donné. À cette fin, Archimède, qui ne dispose pas de notre concept de nombre réel, s’appuie sur un résultat d’Euclide (Éléments X.1) stipulant qu’en retranchant d’une certaine grandeur plus de sa moitié, et du reste plus de sa moitié, et ainsi de suite, on obtiendra une grandeur moindre que n’importe quelle grandeur donnée à l’avance.5 Dans la preuve qui précède, il n’est pas trop difficile de voir, dans le cas des polygones inscrits, que chaque passage au polygone régulier suivant diminue de plus de la moitié l’aire de la région entre le cercle et le polygone inscrit (voir encadré Les polygones inscrits épuisent le cercle). Le cas des polygones circonscrits, un peu plus délicat, est traité dans la Section problèmes.
Le processus général qui consiste à approximer une figure donnée par une séquence de figures s’en approchant de plus en plus en est venu à être désigné par l’expression méthode d’exhaustion.6 Développée par Eudoxe de Cnide (env. ~408-~355), la méthode d’exhaustion permettait jadis de contourner l’usage d’un calcul infinitésimal … alors encore absent du paysage mathématique! Le mot exhaustion renvoie à l’idée d’« épuiser » une figure, de la « vider complètement ». Ainsi on peut voir les polygones inscrits venir gruger le cercle par l’intérieur, jusqu’à s’en approcher d’aussi près que l’on veut. Mais à noter qu’en fait on n’« épuise » pas vraiment le cercle dans une sorte de « passage à la limite »: on s’en approche simplement jusqu’à ce qu’on ait atteint un stade intermédiaire où on peut observer une contradiction.
Le rythme de l’argument d’Archimède, qui procède par une double recherche de contradiction, est assez particulier. Le raisonnement par l’absurde, on le sait, est très présent parmi les outils de justification mathématique: on établit la validité d’un fait en montrant que sa non-validité mène à une situation contradictoire. L’archétype d’un tel raisonnement est la preuve de l’incommensurabilité de la diagonale et du côté du carré, qui se retrouve chez Aristote lui-même (voir l’encadré Argumenter par l’absurde). Archimède a régulièrement utilisé le raisonnement par l’absurde, y allant même d’une double preuve par contradiction, comme il le fait ici, pour établir l’égalité de deux quantités.
Argumenter par l’absurde
Aristote (~384-~322) traite du raisonnement par l’absurde (ou reductio ad absurdum, si on préfère le latin) dans ses Premiers analytiques, I.23, lorsqu’il affirme ce qui suit à propos du carré:
« On prouve, par exemple, l’incommensurabilité de la diagonale [avec le côté du carré], par cette raison que les nombres impairs deviendraient égaux aux nombres pairs, si on posait la diagonale commensurable. »
En termes modernes, il est question ici de l’irrationalité de \(\sqrt{2}\) et Aristote fait essentiellement allusion à la preuve classique de ce résultat, toujours utilisée de nos jours.7
Mais comment diantre Archimède a-t-il trouvé ce résultat?
Si puissantes et importantes que soient les méthodes d’exhaustion et de (double) raisonnement par l’absurde, il s’agit de techniques de justification et aucune d’elles ne peut servir afin de découvrir le résultat à justifier: leur emploi est vain sans la conjecture préalable du résultat dont la démonstration demeure à fignoler. Ainsi, on peut se demander comment Archimède en est venu à considérer la relation
\[A= \frac{1}{2}rC.\]
Le fait est qu’on ne le sait pas.8
Une justification possible, voire plausible, serait d’imaginer un véritable « passage à la limite ». On a mentionné plus haut comment il est facile de se convaincre que l’aire de tout n-gone régulier s’exprime comme étant le demi-produit de son apothème et de son périmètre. Or, quand n devient très grand, on « voit » bien l’apothème d’un n-gone inscrit dans un cercle s’approcher du rayon, tandis que le périmètre s’approche de la circonférence.
« À la limite », l’apothème est le rayon et le périmètre coïncide avec la circonférence. Autrement dit, lorsque \(n \to \infty,\) on a
\[\frac{1}{2}ap \to \frac{1}{2}rC.\]
Si séduisant que soit ce raisonnement intuitif, on n’en a aucune trace dans la littérature de l’Antiquité. Mais les choses changent quelques siècles plus tard, alors qu’on n’hésite plus à penser au cercle comme étant la « limite » de polygones réguliers avec de plus en plus de côtés, voire carrément une sorte de « polygone avec une infinité de côtés ». Mais cela est une tout autre histoire… dont on parlera dans un prochain numéro d’Accromath.
Quelques retombées du résultat d’Archimède
Partons de la relation
\[A=\frac{1}{2}rC\]
qui cristallise la proposition 1 d’Archimède. On peut alors la « faire parler » de diverses manières.
- Si on introduit d’entrée de jeu le nombre π dans la discussion, un va-et-vient est possible entre les membres de gauche et de droite de l’égalité précédente. Ainsi, si on définit π comme une constante reliée aux longueurs et égale au rapport de la circonférence du cercle à son diamètre, on en conclut que l’aire du cercle vaut\[\frac{1}{4}\pi d^2.\]Si on introduit plutôt \(\pi\) dans un contexte d’aire en décrétant que ce nombre repré- sente l’aire d’un cercle de rayon 1, on obtient, par homothétie, que l’aire d’un cercle de rayon \(r\) est \(\pi r^2,\) d’où suit le lien usuel entre la circonférence et le rayon.
- Si on fait appel à l’approximation biblique (et assez grossière) \(\pi ≈ 3,\) on retrouve, à partir de la relation d’Archimède, les formules\[A=\frac{C^2}{12} \: \text{et} \: A=\frac{3}{4}d^2,\]utilisées respectivement chez les Mésopotamiens et les Chinois de l’Antiquité.
- Parmi les résultats de base traitant du cercle dans les mathématiques de l’Antiquité se retrouvent les deux suivants:– les circonférences de cercles sont entre elles comme les diamètres (origine inconnue)
– les aires de cercles sont entre elles comme les carrés des diamètres (Euclide, Éléments, XII.2).Il en découle l’existence de deux constantes, appelons-les \(k_1\) et \(k_2\), telles que pour tout cercle, on a\[\frac{C}{d} =k_1 \: \text{et} \: \frac{A}{d^2} =k_2.\]La question se pose bien sûr s’il y a un lien entre \(k_1\) et \(k_2\). Et la réponse est donnée justement par la proposition d’Archimède: on vérifie en effet facilement à partir de celle-ci que\[k_2=\frac{k_1}{4}.\]La constante \(k_1\) a éventuellement été désignée, à compter du 18e siècle, par le symbole \(\pi.\) Cette notation, due à un certain William Jones, a été popularisée par Leonhard Euler dans son célèbre Introductio in analysin infinitorum (1748). - Le résultat d’Archimède établit l’équivalence de deux problèmes célèbres de l’Antiquité: le problème de la quadrature du cercle (construire à la règle et au compas un carré de même aire qu’un cercle donné) et celui de la rectification du cercle (construire à la règle et au compas un segment de droite ayant pour longueur le périmètre d’un cercle donné). Si on sait faire l’un, on sait faire l’autre. Mais tel que souligné dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1751-1765), « Rectifier le cercle revient donc au même que de le quarrer: mais l’un & l’autre sont également difficiles. » (Tome treizième, p. 867)
À propos de l’approximation \(\frac{3}{4} d^2\)
La technique chinoise qui consiste à calculer l’aire d’un cercle en multipliant le carré de son diamètre par 3 puis en divisant par 4 est présentée, sans justification véritable, dans un traité de la Chine ancienne, Les Neuf chapitres sur les procédures mathématiques (problème 32 du chapitre 1). Ce classique de la littérature mathématique chinoise remonte à l’époque de la dynastie Han (~206 à 220). On y indique simplement, dans des commentaires rédigés quelques siècles plus tard, que le cercle occupe les 3⁄4 d’un carré dans lequel on l’aurait inscrit, mais sans plus d’explication. Les commentateurs mentionnent aussi qu’une valeur plus précise sera obtenue en multipliant le carré du diamètre par 11 puis en divisant par 14 – voir à ce sujet la proposition 2 d’Archimède présentée dans la Section problèmes.
Indépendamment de la valeur approximative 3 pour \(\pi\), on peut motiver l’approximation
\[A \equiv \frac{3}{4} d^2\]
à l’aide d’une figure où le cercle est pris en sandwich entre un carré circonscrit et un carré inscrit. Le premier carré a pour aire \(d^2,\) tandis que l’autre en vaut clairement la moitié (cela se voit « à l’œil nu », n’est-ce pas?), de sorte que la valeur 3⁄4 suit en prenant simplement la moyenne arithmétique de ces deux aires .
Pour en s\(\alpha\)voir plus!
- Le texte du traité De la mesure du cercle d’Archimède (avec quelques commentaires) est paru en français dans
VER EECKE, Paul, Les œuvres complètes d’Archimède, tome 1 (p. 127-134), Liège, Vaillant-Carmanne, 1960. Il est disponible sur internet via le site « Le kangourou des mathématiques » à l’adresse http://www.mathkang.org/maths/txtarchimede.html - Une référence classique sur Archimède et son œuvre est
JAN DIJKSTERHUIS, Eduard, Archimedes, Princeton University Press, 1987. - L’ouvrage d’André Thevet Les vrais pourtraits et vies des hommes illustres grecz, latins et payens est disponible sur Gallica, la bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France, à l’adresse http://gallica.bnf.fr
- Il en est de même de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.
- Voir notre texte Regard archimédien sur le cercle: la quête du fameux 22/7, Accromath, vol. 7, été-automne 2012, p. 24-29. ↩
- La deuxième proposition de ce même traité est présentée dans la Section problèmes. ↩
- Comme la base du triangle vaut \(\pi d,\) il ne saurait être question, par exemple, de la tracer à la règle et au compas. Voir à ce sujet l’encadré Une pseudo-quadrature du cercle. ↩
- Une généralisation, bien sûr, de la notion de dichotomie. ↩
- En termes modernes, le résultat d’Euclide est relié au fait que la série géométrique \(\frac{1}{2} + \frac{1}{4} + \frac{1}{8} + \frac{1}{16} + \cdots \) est convergente et a pour somme 1. Ainsi, le total de ce que l’on retranche d’une grandeur donnée s’en approche arbitrairement, de sorte que ce qui reste de cette grandeur devient aussi petit que l’on veut. ↩
- Selon l’expression introduite, semblerait-il, par le mathématicien flamand Grégoire de Saint-Vincent (1584-1667). Du latin exhaustio, action d’épuiser ou de vider. ↩
- Voir, à propos de ce dernier résultat, les textes de Jérôme Fortier (Les nombres complexes: quand l’imaginaire transcende le réel) et d’André Ross (Les nombres: des créations successives) dans Accromath, vol. 2, été-automne 2007. ↩
- Dans son traité intitulé La méthode relative aux théorèmes mécaniques, Archimède expose justement une technique de son cru basée sur la physique (plus précisément la statique) afin d’identifier des formules arithmétiques servant à décrire certaines relations géométriques. Mais il n’est alors pas question de ses travaux sur le cercle.
Notons qu’il est possible que le résultat présenté à la proposition 1 ait été connu avant Archimède, mais on ne dispose pas de faits probants à cet égard. Ainsi, au 4e siècle de notre ère, Pappus d’Alexandrie utilise ce résultat (voir La Collection mathématique, Livre IV, propositions 26-27) afin d’expliquer comment une courbe attribuée à Hippias (5e siècle av. J.-C.) peut servir pour transformer un cercle donné en un carré de même aire. La courbe en question en est venue pour cette raison à être désignée comme la quadratrice. Les noms de Dinostrate (4e siècle av. J.-C.) et de Nicomède (3e siècle av. J.-C.) sont associés à cette approche, qui ne respecte cependant pas les critères d’une construction à la règle et au compas (voir l’encadré Une pseudo-quadrature du cercle). ↩