Les maladies infectieuses existent depuis le début de l’humanité, accablant de façon périodique la population humaine. Au dix-neuvième siècle, par exemple, la variole a provoqué la mort de plus de 300 millions de personnes. La pandémie de grippe de 1918-19 a affecté plus de 500 millions de personnes — un tiers de la population humaine de cette époque — et a tué entre 20 et 50 millions de personnes. La peste noire (1340-1771) a coûté la vie à plus de 75 millions de personnes. Plus récemment, plus de 25 millions de personnes ont trouvé la mort depuis les années 1980 à cause du virus de l’immunodéficience humaine (VIH). Enfin, entre 1 et 2 millions de personnes succombent au paludisme chaque année.
Historiquement, on utilise les mathématiques (dans le contexte présent on fait référence particulièrement à la modélisation mathématique et à l’analyse) pour mieux comprendre la dynamique de transmission des maladies infectieuses et apprendre à les contrôler. Cette application des mathématiques remonte au travail de Daniel Bernoulli, qui utilisa des méthodes mathématiques et statistiques pour étudier l’impact potentiel du vaccin contre la variole en 1760. Dans les années 1920, Sir Ronald Ross, médecin de formation, utilisa la modélisation mathématique pour proposer des méthodes efficaces de contrôle du paludisme. Il a notamment démontré qu’on peut éradiquer la maladie si la population de moustiques est maintenue au-dessous d’un certain seuil, découverte qui lui a valu le Prix Nobel de médecine. Plus récemment, les mathématiques ont contribué à élaborer des politiques de santé publique efficaces contre la propagation de maladies émergentes et ré-émergentes qui représentent un danger important pour la santé publique, telles le VIH / SIDA, la grippe (par exemple les récentes pandémies de grippe aviaire et de grippe porcine), le paludisme, le SRAS, la tuberculose, etc.
La modélisation mathématique permet aux agents de santé publique de comparer, de planifier, d’exécuter, d’évaluer et d’optimiser différents programmes de détection, de prévention, de thérapie et de contrôle. Elle aide également à identifier les tendances et à faire des prévisions générales. À titre d’exemple, on cherche à prévoir le nombre de cas d’infection; le taux de mortalité; le nombre de personnes qui auront besoin d’être hospitalisées; la rapidité de la propagation; le pic de l’infection; le moment où la maladie s’éteindra; le pourcentage de la population devant être vaccinée; comment prioriser l’usage de ressources limitées, tels les stocks limités du Tamiflu au début de la pandémie de grippe porcine en 2009.
Cet article vise à expliquer l’utilisation des mathématiques tant pour modéliser la propagation d’une maladie que pour évaluer des stratégies permettant de limiter sa propagation. Considérons le virus de l’immunodéficience humaine (VIH). Nous avons entendu parler du VIH, l’agent qui cause le syndrome de l’immunodéficience acquise (SIDA), pour la première fois dans les années 1980. Depuis ses débuts, la maladie a eu un impact dévastateur sur la santé globale et le développement humain. Non seulement s’agit-il d’un problème de santé publique grave, mais la pandémie VIH/SIDA a aussi des conséquences considérables sur tous les secteurs sociaux et économiques de la société. Elle aggrave la pauvreté, réduit les occasions d’étudier, ravage la force de travail, laisse un grand nombre d’orphelins, et exerce une pression énorme sur des systèmes de santé et de services sociaux déjà fortement sollicités. Des données récentes de l’Organisation mondiale de la santé et UNAIDS révèlent qu’environ 34 millions de personnes dans le monde sont atteintes du VIH, et plus de 30 millions de personnes sont mortes de causes reliées au SIDA depuis vingt ans. Le VIH/SIDA représente la sixième cause de mortalité globalement, et la troisième cause de mortalité dans les pays pauvres, où on estime que 3,4 millions d’enfants sont infectés du VIH/SIDA.
Le VIH est transmis d’une personne à l’autre de différentes façons: la transmission sexuelle, le partage de seringues par les utilisateurs de drogues par voie intraveineuse, la transmission de mère à l’enfant (transmission verticale), et la transmission par transfusion de sang contaminé. De nombreuses stratégies préventives et thérapeutiques contre le VIH ont été mises en œuvre visant à ralentir sa propagation. Ces stratégies incluent le dépistage volontaire du VIH, l’usage de préservatifs, des programmes de sensibilisation pour promouvoir des pratiques sexuelles plus sécuritaires, la circoncision, l’usage de microbicides vaginaux et l’usage de médicaments antirétroviraux (ARV). Si l’usage répandu des ARV, surtout le traitement antirétroviral hautement actif (HAART), a réduit de façon importante le nombre de cas de VIH dans les pays riches, ces médicaments ne sont pas universellement accessibles dans les pays pauvres: dans ces pays, seulement 47 % des personnes avaient accès aux ARV en 2010. Un vaccin sécuritaire et efficace contre le VIH n’existe pas encore.
Le cycle de réplication du VIH
Le VIH entre dans le corps humain en infectant les cellules cibles, appelées cellules T CD4+. Le virus pénètre le noyau de ces cellules et s’y reproduit, produisant de plus en plus de virus VIH (appelés des virions). La présence du VIH dans le corps d’un être humain infecté déclenche une réponse immunitaire vigoureuse pour lutter contre la maladie. Un diagramme schématique du cycle de réplication du VIH se trouve à la Figure 1.
La progression de l’infection du VIH se fait en trois étapes: l’étape primaire, l’étape asymptomatique, et l’étape du SIDA. Pendant l’étape de l’infection primaire, le virus infecte un grand nombre de cellules T CD4+ et se reproduit rapidement. Il y a alors une charge virale élevée dans le sang. Environ deux à quatre semaines après avoir été exposé au virus, le système immunitaire réagit contre l’infection en produisant des cellules T tueuses (les cellules T CD8+) et des anticorps produits par les cellules B. Cette forte réponse immunitaire conduit normalement à une réduction importante de la charge virale.
Un individu infecté par le VIH peut vivre sans symptômes pendant plusieurs années. Cependant, la réplication du VIH persiste à un bas niveau, et le niveau des cellules T CD4+ est en baisse constante. À cette étape, le taux d’évacuation du VIH est invariablement plus grand que le taux de réplication. Pendant l’étape du SIDA proprement dit, le système immunitaire se détériore, et l’individu développe une perte d’immunité à de nombreux autres agents pathogènes. La charge virale du VIH augmente de façon importante, tandis que le nombre de cellules T CD4+ diminue sous un seuil critique. Un individu infecté par le VIH est très contagieux pendant l’étape primaire ainsi que pendant l’étape du SIDA, tandis qu’il l’est moins pendant l’étape asymptomatique.
Le taux d’infection dépend du nombre de contacts effectifs (contacts pouvant mener à une infection) entre un individu susceptible et un individu infecté. Ce taux est représenté par le paramètre \(\beta\) (défini comme le nombre moyen de contacts entre une personne susceptible et des individus infectés par unité de temps, multiplié par la probabilité d’infection par contact). Le paramètre \(0 < \varepsilon ≤ 1\) représente l’efficacité des préservatifs et α représente l’observance de l’usage des préservatifs. L’infection peut être transmise par des individus infectés des cinq classes infectées: les paramètres \(i_C, m_N, m_C\) et \(m_T\) donnent le potentiel d’infection respectif des différentes classes d’individus infectés. Les individus appartenant aux classes infectées \(I_N\) et \(I_C\) passent à l’étape du SIDA en développant les symptômes cliniques du SIDA à un taux de \(\sigma.\) Une fraction γ des individus infectés de la classe \(I_N\) participe à des programmes de sensibilisation et de suivi psychologique, rejoignant ainsi la classe \(I_C.\) Les paramètres \(\tau_N\) et \(\tau_C\) sont des taux de traitement. Le taux de mortalité naturelle est de \(\mu\) dans toutes les classes; à cela s’ajoute un taux de mortalité de \(\delta\) pour les individus atteints du SIDA et non traités (classes \(M_N, M_C).\) Pour les personnes traitées, le taux de mortalité n’est que de \(\delta \varphi,\) où \(0 < \varphi < 1\) représente l’efficacité du traitement pour réduire la mortalité provoquée par le SIDA parmi les patients soignés. Le traitement a donc beaucoup d’avantages: ralentissement du taux de mortalité, réduction du potentiel de transmissibilité, progression ralentie du SIDA et, par conséquent, amélioration de la qualité de vie. Nous présumons que les individus infectés qui participent à des programmes de sensibilisation et de suivi psychologique modifient de façon positive leur comportement, notamment en abandonnant des pratiques à risque qui peuvent mener à la transmission de la maladie.
On peut ensuite se servir du modèle pour évaluer les différentes stratégies de contrôle potentielles: les paramètres sur lesquels on peut agir sont:
- l’usage des préservatifs: \(\varepsilon\) et \(\alpha\)
- la sensibilisation: \(\gamma, \sigma\)
- le traitement pharmaceutique: \(\tau_N\) et \(\tau_C\)
L’analyse mathématique et les simulations
Avant d’utiliser le modèle il est bon de le valider en comparant l’évolution des populations des différentes classes avec les données déjà observées sur le VIH. Il s’avère que ce modèle simule les données observées dans la propagation du SIDA au Nigéria pendant la période 1991-2005 (graphique de la page suivante). On peut observer dans ce graphique que la maladie (nombre d’infections) a atteint son sommet autour de l’an 2000, déclinant par la suite. Ce déclin peut être imputé à deux causes: l’usage des ARVs et des mesures préventives, telles l’usage de préservatifs et des programmes de sensibilisation et de suivi psychologique.
Dans le modèle, en absence du VIH (c’est-à-dire, si nous mettons tous les compartiments infectés dans le modèle à 0), la population tend vers un équilibre stable donné par
\[\begin{array}{r c l}E_0 &=&(S^*,I_N^*,I_C^*,M_N^*,M_C^*,I_T*) \\ &=& \left ( \displaystyle \frac{\Pi}{\mu}, 0, 0, 0, 0, 0 \right ). \end{array}\]
On peut contrôler la maladie de façon efficace ou même l’éradiquer en parvenant à cette solution après un certain temps. C’est ce qui s’est passé lorsque le SRAS s’est déclaré en 2003 dans la région de Toronto : on a atteint cette solution après environ six mois. Les agents de santé publique cherchent à connaître la meilleure stratégie, ou la meilleure combinaison de stratégies de contrôle à employer pour atteindre cette solution, ainsi que le temps d’attente, selon les stratégies, pour l’atteindre. L’analyse mathématique fournit la réponse. Typiquement, il faut calculer un certain seuil épidémiologique du modèle, appelé le nombre de reproduction, noté \(R_0\). Pour calculer ce seuil, on doit déterminer les valeurs propres d’une certaine matrice: pour le modèle décrit plus haut, la matrice aura six lignes et six colonnes et la formule obtenue pour \(R_0\) est compliquée, mais elle nous permet de tester comment la dynamique de la maladie change quand on varie les paramètres. La voici:
\[R_o = \frac{\beta(1−\varepsilon \alpha)A}{K_1K_2K_3K_4K_5},\]
où
\[A=K_2K_4K_5(K_3+m_N \sigma) \\ +i_C \gamma K_3 K_5(K_4 +m_C \sigma) \\ +m_T \sigma(\tau_U K_2 K_4 + \tau_C \gamma K_3).\]
Le seuil, \(R_0\), mesure le nombre moyen de nouvelles infections générées par un individu infecté typique de la communauté. Donc, si le nombre \(R_0\) est inférieur à 1, en moyenne chaque individu infecté infectera moins d’une autre personne. Dans ce cas, en général, la maladie régressera au sein de la population pour s’éteindre avec le temps. Par contre, si le taux de reproduction \(R\) est supérieur 0 à 1, chaque personne infectée infectera en moyenne plus d’une personne. Par conséquent, la maladie s’établira dans la communauté et y deviendra endémique. Du point de vue mathématique, il faut que \(R_0 < 1\) pour assurer un contrôle efficace ou l’élimination de la maladie au sein de la communauté. Cette exigence est aussi suffisante pour la plupart des modèles.
Lorsqu’une épidémie se déclare, les agents de santé publique cherchent à quantifier la valeur de \(R_0\), et à élaborer des stratégies efficaces pour réduire \(R_0\) à une valeur inférieure à 1, telles l’usage de préservatifs et les programmes de sensibilisation et de suivi psychologique.
On fait des simulations informatiques du modèle pour évaluer l’impact des trois stratégies de contrôle (usage des préservatifs, programmes de sensibilisation et de suivi psychologique et traitements pharmaceutiques) administrées seules ou en combinaison. Une stratégie universelle fait appel aux trois stratégies de contrôle. Trois niveaux d’application, bas, moyen et haut, sont considérés. Les simulations sont réalisées en utilisant un ensemble réaliste de paramètres, déjà utilisés pour valider le modèle, comme dans la figure de la page 29. Les résultats de la simulation sont présentés dans le tableau ci-contre.
Le tableau démontre que le temps nécessaire jusqu’à l’élimination du VIH diminue lorsque R0 est plus petit. Quelle leçon peut-on en tirer? Nous apprenons que, si on administre une stratégie universelle hautement efficace, on peut éliminer le VIH au sein de la communauté au bout d’environ 23 ans. Mais cette stratégie est coûteuse et peu de pays aux prises avec un grand nombre de cas du VIH peuvent la mettre en œuvre, à cause de leurs ressources financières limitées. Nous constatons également que la maladie peut être éradiquée sur une période un peu plus longue, voire 32 ans, lorsqu’il y a, soit un haut niveau de suivi psychologique, soit un haut niveau de suivi psychologique couplé à l’usage de préservatifs (il faut noter que la valeur de \(R_0\) est plus basse dans ce dernier cas). Quelle est alors la différence entre les deux cas et y a-t-il un avantage à avoir un \(R_0\) inférieur? Le temps d’éradication de la maladie n’est pas le seul point à considérer; il faut tenir compte également du nombre de personnes infectées pendant la période intermédiaire précédant l’éradication. Ce nombre est beaucoup plus petit lorsque la valeur de \(R_0\) est basse. Nous voyons aussi qu’on peut éradiquer la maladie au bout de 30 ans avec un haut niveau de traitement pharmaceutique. L’avantage de cette stratégie est qu’en général les individus qui sont traités ne meurent pas de la maladie et sont en mesure de vivre une vie presque normale.
On voit donc comment le modèle fournit des outils pour le personnel médical et les agents de santé publique, ainsi que pour les gouvernements, afin de leur permettre de formuler des politiques de santé publique efficaces pour combattre la propagation de maladies tout en tenant compte des ressources préventives et thérapeutiques disponibles.