Jusqu’à il y a deux siècles, les scientifiques présumaient que l’Univers était plat, c’est-à-dire que la distance la plus courte entre deux points doit être mesurée sur une ligne droite. Mais le développement de la géométrie et une meilleure compréhension des liens entre la géométrie et la physique ont suscité des doutes à propos de cette croyance. Cet article décrit quelques-unes des tentatives de réponse à la question intrigante: « Est-ce que l’espace physique est plat? »
Il semble que la première personne qui se soit posé des questions à propos de la géométrie de l’espace fut le mathématicien allemand Karl Friedrich Gauss. Avant lui, personne ne doutait que la distance la plus courte entre deux points soit autre que la ligne droite. Mais, en 1820, Gauss s’est demandé s’il ne faudrait pas plutôt mesurer cette distance le long d’un arc d’un cercle, comme nous le faisons entre deux points sur la Terre, ou encore suivre un autre chemin. Il s’est posé cette question de façon naturelle après avoir découvert quelques propriétés géométriques inattendues.
Gauss travaillait sur des triangles sur la sphère, triangles qui ne ressemblent pas du tout aux triangles planaires. Il a mesuré la distance entre deux points le long de l’arc le plus court du grand cercle qui les contient. Lorsque ces points ne sont pas antipodaux, un tel cercle est unique. Donc, trois points A, B, C de la sphère qui ne sont pas trop loin les uns des autres peuvent être connectés deux à deux par des arcs de grands cercles, formant ainsi un triangle sphérique avec des côtés a, b, c et des angles \(\alpha, \beta \gamma.\) Il faut remarquer, cependant, quelque chose d’insolite en observant la figure ci-contre: la somme des angles d’un tel triangle n’est pas constante, mais elle est toujours plus grande que \(\pi.\)
Considérons un autre aspect géométrique, la courbure. Les petites sphères sont plus courbées que les grandes, et nous pouvons exprimer cette propriété en termes du rayon, R, par la formule de la courbure, \(k = 1/R^2,\) que l’on doit également à Gauss et que l’on appelle souvent courbure de Gauss. Autrement dit, la valeur de la courbure k est la même pour tous les points d’une sphère.
Mais existe-t-il des surfaces de courbure négative constante?
Si nous prenons une sphère avec un rayon imaginaire de \(iR\), où \(i=\sqrt{-1},\) alors la courbure de cet objet sera \(k = –1/R^2.\) À l’époque de Gauss, l’existence d’un tel objet s’est imposée suite au travail de Johann Heinrich Lambert, un mathématicien suisse qui a précédé Gauss. Ces idées, cependant, ne se sont cristallisées que suite au travail de deux autres mathématiciens, Janos Bolyai, un Hongrois, et Nikolaï Lobatchevski, un Russe, qui, de façon indépendante, ont chacun obtenu des conclusions semblables dans les années 1830, se rendant compte que la géométrie d’un objet tel que la sphère d’un rayon imaginaire avait du sens. Aujourd’hui, ce domaine s’appelle la géométrie hyperbolique, à ne pas confondre avec la géométrie elliptique, dont une version s’applique à la sphère ordinaire.
Gauss, cependant, avait l’intuition de la géométrie hyperbolique et a compris que la somme des angles des triangles sur une sphère de rayon imaginaire, aujourd’hui appelée sphère hyperbolique, sera toujours inférieure à \(\pi.\) De plus, il a compris que la sphère de dimension 2 pourrait avoir un analogue de dimension 3, qu’on appelle également la 3-sphère, et que nous pouvons considérer comme une 3-sphère hyperbolique.
Ne tentez pas d’imaginer ces objets géométriques de dimension 3. Nous pouvons les comprendre uniquement par des analogies et des techniques mathématiques qui dépassent cet article.
Néanmoins, Gauss ne pouvait exclure la possibilité que notre univers ait la forme d’une 3-sphère ou d’une 3-sphère hyperbolique. C’est pourquoi il voulait trouver une façon de déterminer la géométrie de l’espace ambiant.
Ensuite, l’histoire devient assez floue, et nous ne savons pas si la démarche suivante de Gauss fut motivée par son désir de comprendre l’espace physique ou bien pour s’acquitter de ses obligations en tant que directeur de l’observatoire astronomique de Göttingen. Néanmoins, en 1820, il inventa un nouvel instrument topographique, qu’on appelle l’héliotrope, qu’il utilisa pour mesurer les angles d’un triangle formé par les sommets de trois montagnes près de Göttingen: Inselberg, Brocken et Hoher Hagen. Il fit cette expérience pour vérifier si l’espace est hyperbolique ou elliptique, autrement dit, s’il correspond à des triangles dont la somme des angles est plus petite ou plus grande que \(\pi,\) respectivement. Mais ses expériences échouèrent, les résultats étant trop proches de \(\pi\) pour être concluants à cause de la marge d’erreur dont il fallait tenir compte avec ses instruments de mesure.
On peut imaginer que la méthode de Gauss fournirait une réponse pour des triangles plus grands, mais l’échelle qu’il faudrait utiliser pour réaliser cette expérience rend l’idée impraticable. Nous ne pouvons pas mesurer les angles des triangles formés par les étoiles pour la simple raison que nous ne pouvons pas atteindre ces objets cosmiques. Alors quelle est la solution?
Les physiciens ont essayé d’utiliser des expériences basées sur la radiation de fond, mais ces expériences ont également été infructueuses. De plus, leurs expériences sont basées sur certaines hypothèses à propos de l’univers qui ne sont pas forcément vraies. Cela dit, le consensus parmi les scientifiques aujourd’hui est que si l’espace physique n’est pas plat, une possibilité dont la plupart d’entre eux doutent, il doit être presque plat, c’est-à-dire que sa courbure, qu’elle soit positive ou négative, est presque nulle.
Avant de suggérer qu’une autre direction de recherche potentielle peut nous mener à la réponse, mentionnons que, dans les remarques ci-dessus, nous sommes passés de manière tacite de la mécanique classique à la théorie de la relativité. La question de fond, cependant, soit comment mesurer la distance entre deux points, est indépendante du modèle qu’on utilise. Nous allons donc revenir au point de vue classique, selon lequel le temps, l’espace et la force sont des entités indépendantes.
Isaac Newton imaginait que la gravité était une force qui fait tomber les pommes au sol tout en gardant la Lune en orbite autour de la Terre. Lorsqu’il s’est demandé comment exprimer cette force de façon mathématique, il pensait qu’il fallait qu’elle soit proportionnelle au produit des masses; et il devait expliquer comment cette force varie en fonction de la distance. Il était clair que plus la distance était grande, plus la force était petite, mais à quoi ressemblait la relation mathématique précise? Pour répondre à cette question, il a probablement imaginé comment l’aire, A, d’une sphère varie avec le rayon, R, notamment \(A = \pi R^2,\) et il a conclu que la force devrait être inversement proportionnelle à A.
Les conséquences de cette découverte ont dépassé toutes les attentes. Newton a écrit son chef-d’œuvre, les Principia mathematica, ce qui a permis la dérivation des lois de Kepler comme une conséquence mathématique de la gravitation, donnant aux astronomes les outils nécessaires pour calculer les orbites de tous les corps célestes. La prévision précise du retour d’une certaine comète, faite par un ami de Newton, Edmund Halley, a consacré la mécanique céleste au sommet de la pyramide scientifique.
Mais, peu après leur découverte de la géométrie hyperbolique, Bolyai et Lobatchevski ont compris qu’il doit exister un lien important entre la géométrie et les lois de la physique. Ils ont chacun demandé à Gauss de façon indépendante si l’univers pouvait être hyperbolique. Ils ont donc suggéré l’étude de la gravitation dans l’espace hyperbolique. Dans l’esprit de Newton, ils ont proposé une force qui devrait être inversement proportionnelle avec l’aire d’une sphère hyperbolique, mais ils n’ont pas creusé la question plus avant. Leurs grandes réussites, bien en avance sur leur temps, n’ayant jamais été reconnues de leurs contemporains, Bolyai et Lobatchevski n’ont pas voulu poursuivre leurs recherches dans cette direction.
Peu après la mort de Bolyai et de Lobachevsky, certains mathématiciens, tels Peter Gustav Lejeune-Dirichlet, Ernest Schering, Rudolf Lipschitz et Wilhelm Killing, ont pris connaissance de ces nouvelles idées. Schering a trouvé une expression gravitationnelle dans l’espace hyperbolique. Voici les grandes lignes de sa pensée. L’aire, A, d’une sphère de rayon r dans la 3-sphère hyperbolique unité est \(A = 4\pi \sin h^2r,\) comme les géomètres avaient déjà calculé, où sinh dénote la fonction sinus hyperbolique (voir encadré). Alors, la force doit être proportionnelle à \(1/\sin h^2r,\) où r représente la distance entre les corps.
En utilisant un raisonnement semblable, Killing a proposé plus tard que dans la 3-sphère usuelle, la force gravitationnelle est proportionnelle à \(1/\sin^2r.\) La loi des masses reste la même.
Mais la véritable recherche sur le mouvement de plus de deux corps est beaucoup plus récente. La motivation pour cette recherche est fortement liée à la question avec laquelle nous avons commencé cet article: quelle est la géométrie de l’espace physique?
L’idée est la suivante: si on peut prouver mathématiquement que certaines orbites de corps célestes sont caractéristiques d’un seul des espaces elliptique, plat ou hyperbolique, on peut peut-être comprendre la nature de l’univers grâce aux seules observations astronomiques.
Par exemple, si on observe dans le ciel un certain type de mouvement qui ne se trouve que dans l’espace hyperbolique, on saura que l’espace doit être hyperbolique. Ainsi, l’idée de mesurer des triangles pour découvrir la géométrie de l’univers, et de devoir, pour ce, parcourir de longues distances, fut remplacée par l’idée de s’asseoir sur la Terre et de faire des observations astronomiques concernant le mouvement des corps célestes.
Au 18e siècle, le mathématicien français Joseph-Louis Lagrange découvrit que dans l’espace plat, trois corps célestes ont parfois des orbites intrigantes. Présumant que leurs masses sont \(m_1, m_2, m_3,\) ils peuvent se déplacer comme s’ils se trouvaient aux sommets d’un triangle équilatéral qui tourne à vitesse constante autour de son centre de masse. La distance entre les corps étant constante pendant le mouvement, on appelle ces orbites, des équilibres relatifs. Il s’avère que le cas du triangle équilatéral est très particulier puisque, pour tous les autres polygones réguliers convexes tels le carré ou le pentagone régulier, les masses doivent être égales.
C’est seulement dans le cas du triangle équilatéral que les masses peuvent prendre n’importe quelle valeur. Des équilibres relatifs lagrangiens furent découverts dans le système solaire. C’est le cas de chacun des triangles équilatéraux formés par le Soleil, Jupiter, et un des astéroïdes du groupe troyen.
Pour qu’une orbite puisse apparaître dans la nature, il ne suffit pas que des calculs mathématiques prouvent son existence. Il faut aussi que l’orbite soit stable, ce qui veut dire que les orbites dans le voisinage resteront toujours à proximité dans le futur. Dans le cas que nous avons mentionné, cela implique que les triangles qui sont presque équilatéraux doivent garder cette même forme et avoir la même vitesse qu’un équilibre relatif lagrangien. Il est important de noter que les orbites lagrangiennes sont seulement stables si une masse est grande (ici, le Soleil) et une autre est très petite (ici, l’astéroïde), ce qui est exactement ce qu’on observe dans le système solaire. Lorsqu’il s’agit de masses de taille comparable, le mouvement est instable. Par conséquent, il ne peut pas exister dans l’espace physique qu’on présume plat ici.
La recherche récente démontre toutefois que dans les espaces elliptiques et hyperboliques, les orbites lagrangiennes existent seulement si \(m_1 = m_2 = m_3.\) Ceci s’explique par le fait que la sphère et la sphère hyperbolique ont moins de symétries que l’espace plat. De plus, ces orbites sont instables lorsque les triangles sont petits, tandis qu’elles deviennent stables lorsque les triangles sont plus grands, mais ceci se produit seulement à une échelle encore plus grande que l’univers. Bref, trouver de telles orbites dans la nature relève de l’impossible. Donc, puisque des équilibres relatifs lagrangiens avec des masses inégales existent autour de nous, nous sommes tentés de conclure que l’espace est plat. Cette conclusion, cependant, est un peu prématurée. Les orbites lagrangiennes que nous observons ne sont pas des triangles équilatéraux exacts, et nous ignorons si des orbites de cette forme avec des masses inégales existent dans l’espace elliptique ou hyperbolique.
Alors, à ce point nous n’avons qu’un indice, et non une preuve, que l’espace est plat au niveau de notre système solaire.
Même si on avait une preuve, cela ne voudrait pas dire grande chose parce que le système solaire est la pointe de l’iceberg comparé au reste de l’univers.
Cependant, le principe de déterminer la nature de l’espace physique par des observations demeure valide, et nous ne pouvons pas exclure la possibilité de trouver des orbites dans l’avenir, tant dans l’espace mathématique que dans l’espace réel, qui pourraient nous dévoiler la géométrie de l’univers. Comprendre les équations qui décrivent le mouvement des corps célestes dans les espaces plats, elliptiques et hyperboliques demeure donc un sujet de recherche important, qui occupera certainement des générations de mathématiciens à venir. Entre temps, la réponse à la question originale pourrait se trouver tout à fait ailleurs.
Les efforts que nous faisons pour comprendre certaines questions mathématiques engendrent d’autres questions, qui servent toutes à développer cette science. Sans de tels efforts, les mathématiques, la science, la technologie et notre culture et civilisation entières ne seraient pas aussi développées qu’elles le sont aujourd’hui. Travailler sur un sujet, aussi spécialisé soit-il, trouver le bonheur dans cette recherche pour le seul plaisir de chercher la réponse qu’on ne trouvera peut-être jamais, est peut-être la plus grande manifestation de liberté intérieure qui soit. Seuls ceux qui saisissent cet état d’esprit peuvent se dévouer à la recherche mathématique.
Pour en s\(\alpha\)voir plus!
DIACU, F. et HOLMES, P., Celestial Encounters: The Origins of Chaos and Stability, Princeton University Press, 1996.
MILLER, A. I., The myth of Gauss’ experiment on the Euclidean nature of physical space, Isis 63, 3 (1972), 345-348.
GOE, G. VAN DER WAERDEN, B. L. et MILLER, A. I., Comments on Miller’s « The myth of Gauss’ experiment on the Euclidean nature of physical space », Isis 65, 1 (1974), 83-87.