Le paradoxe
On vous propose le jeu suivant dénommé « La prochaine est rouge » :
- on bat les cartes d’un paquet de 32 cartes;
- le meneur de jeu retourne les cartes une à une;
- à un moment, librement choisi par vous, vous arrêtez le meneur de jeu et vous annoncez : « la prochaine carte est rouge »;
- le meneur retourne la carte, si vous avez raison vous avez gagné, sinon vous avez perdu.
Vous ne pouvez pas choisir entre rouge et noire (sinon, en attendant qu’il ne reste qu’une carte, vous gagneriez à chaque fois) : vous êtes obligé de parier sur rouge et lorsqu’il ne reste qu’une seule carte vous êtes donc obligé de dire « la prochaine carte est rouge ».
Le paradoxe est que bien que disposant d’informations de plus en plus précises au fur et à mesure du déroulement du jeu et choisissant l’instant de votre pari, il n’existe aucune méthode de jeu vous donnant plus d’une chance sur deux de gagner. Saurez-vous le prouver?
La solution
Marc Lasson m’a proposé une bonne solution fondée sur le calcul par ordinateur de la meilleure façon de jouer, mais voici un raisonnement ne demandant pas d’ordinateur. Imaginons un grand tableau composé de :
32! = 263 130 836 933 693 530 167 218 012 160 000 000
lignes chacune contenant un classement possible d’un jeu de 32 cartes. Une stratégie consiste à fixer une règle du type « lorsque la dixième carte noire est passée je parie que la suivante est rouge ». Une stratégie ne dépend que du passé et détermine, en fonction de celui-ci, si j’arrête le meneur de jeu en lui disant « la prochaine est rouge ».
Fixons une méthode de jeu. Maintenant, dans chaque ligne du tableau, on place une étoile marquant l’endroit du pari, ce qui nous donne donc un tableau de 32! lignes chacune contenant une étoile. Voici un exemple de ligne (l’étoile est placée juste après la dixième carte noire et fait gagner le joueur car une carte rouge suit).
Nous devons évaluer le nombre de lignes où l’étoile est suivie d’une carte rouge (partie gagnante pour le parieur) et le nombre de lignes où elle est suivie d’une carte noire (partie perdante pour le parieur). Nous allons montrer que ces deux nombres sont égaux. Pour cela, nous opérons la transformation suivante de notre tableau : nous permutons dans chaque ligne la carte située après l’étoile et la dernière carte : la ligne
xx…xx*Ayy…yyB devient xx…xx*Byy…yyA
Faire cette transformation revient à changer l’ordre des lignes du tableau. En effet, en même temps que la ligne
xx…xx*Ayy…yyB devient xx…xx*Byy…yyA,
la ligne xx…xx*Byy…yyA, ayant le même début xx…xx, donc même emplacement pour l’étoile, et mêmes cartes yy..yy devient xx…xx*Ayy…yyB.
Faire la transformation est donc équivalent à échanger les emplacements des deux lignes
xx…xx*Ayy…yyB et xx…xx*Byy…yyA.
Dans le cas où l’étoile est juste avant la dernière carte (le pari a été fait au dernier moment), la ligne xx…xx*A est restée elle-même. Au total le tableau transformé est donc constitué des 32! lignes du tableau initial, seul l’ordre des lignes a été changé. Dans le tableau initial, il y avait exactement le même nombre de lignes se terminant par une carte noire que de lignes se terminant par une carte rouge (les rouges et les noires tiennent des rôles symétriques), donc dans le tableau transformé aussi.
Et donc, il y a exactement le même nombre de lignes se terminant par une carte A de couleur rouge que de lignes se terminant par une carte A de couleur noire, ce qui signifie que la stratégie fait gagner le parieur exactement une fois sur deux. Notre raisonnement ne dépend pas de la stratégie considérée et donc quelle que soit la stratégie utilisée pour le jeu « La prochaine est rouge », elle fournit une chance sur deux de gagner, ni plus ni moins.