Le célèbre mathématicien anglais Hardy raconte l’anecdote suivante : visitant le mathématicien indien Râmânujan à l’hôpital, je lui dis que le numéro de mon taxi, 1 729, n’était pas intéressant et que j’espérais que ceci ne soit pas de mauvais augure. « Non », me répondit Râmânujan, « c’est un nombre très intéressant; c’est le plus petit nombre qui peut s’écrire de deux manières comme la somme de deux cubes: $1 729 = 1^3 + 12^3 = 9^3 + 10^3$ ».
Les nombres ne sont pas tous nés égaux, non seulement au sens mathématique, mais aussi au sens figuré. Comme l’illustre l’anecdote mettant en vedette les mathématiciens Hardy et Râmânujan, les nombres ont souvent des propriétés qui ne sont pas détectables au premier coup d’oeil. Habituellement, on parle des nombres pairs, impairs et premiers, mais il y a bien d’autres jolis nombres, comme les nombres de Fibonacci, les nombres amicaux, les nombres parfaits, etc. Les nombres sont particulièrement élégants quand ils dénombrent les points qui forment une figure géométrique.
Les pythagoriciens étaient particulièrement fascinés par les nombres construits géométriquement à partir de l’unité. En partant de la figure la plus simple, celle avec un seul point, ils construisaient une série de figures semblables en répétant la même opération pour passer de l’une à l’autre. Dans l’illustration à gauche, on ajoute successivement une ligne de points appelée gnomon1, pour obtenir la prochaine figure triangulaire. Le nombre de points dans la n-ième figure s’appelle le n-ième nombre triangulaire.
Les nombres carrés sont un autre exemple de nombres obtenus par l’ajout d’un gnomon. Dans ce cas, la configuration des points ajoutés forme une équerre.
Nous présentons dans la page « Problèmes » d’autres familles de nombres semblables formant des polygones réguliers à k côtés.
Si un nombre est associé à un rectangle (qui n’est pas simplement une droite), alors la largeur et la hauteur du rectangle sont des facteurs de ce nombre. Par conséquent, les nombres rectangulaires et les nombres carrés ne sont jamais des nombres premiers. Peut-on trouver d’autres configurations, plus complexes, qui représentent des nombres premiers ?
Nous verrons dans le reste du texte que cette question nous mènera à découvrir des nombres très jolis et des phénomènes beaucoup plus riches qu’on pourrait l’anticiper.
Les nombres triangulaires
Comme l’indique la figure des nombres triangulaires en page précédente, le ne triangle est obtenu du triangle précédent en y ajoutant un côté de longueur n. Algébriquement, en notant $T_n$ le $n^e$ nombre triangulaire, on obtient la formule de récurrence : $$T_{n} = T_{n-1} + n$$ Un calcul rapide avec cette formule nous permet d’obtenir les 20 premiers nombres triangulaires : 1, 3, 6, 10, 15, 21, 28, 36, 45, 55, 66, 78, 91, 105, 120, 136, 153, 171, 190, 210,…
Jolis, n’est-ce pas ? Mais peut-être trop beaux car le seul nombre premier qu’on retrouve parmi ces vingt premiers termes est $T_{2} = 3$.
Existe-t-il d’autres nombres premiers parmi les nombres triangulaires ?
Pour le savoir, il ne saurait être question d’énumérer les nombres triangulaires et de vérifier si chacun est premier ou non. On peut aisément obtenir une formule générale en terme uniquement de n pour décrire les nombres triangulaires $T_{n}$. Il suffit de procéder géométriquement en construisant une figure plus simple contenant la figure originale. En ayant recours à des triangles rectangles pour représenter les nombres triangulaires, on peut reproduire ces triangles avec une rotation de 180° comme dans la figure ci-contre. En les plaçant côte-à-côte, les points de la nouvelle figure forment un rectangle de largeur $n + 1$ et de hauteur $n$. La figure nous permet donc de déduire que : $$T_{n}= \frac{n(n+1)}{2}$$ Pour que $T_n$ soit un nombre premier, il faut que $\frac{n}{2}$ ou que $\frac{(n + 1)}{2}$ soit égal à 1. Seuls les nombres $T_{1} = 1$ et $T_{2} = 3$ satisfont à cette condition. Le seul nombre triangulaire premier est donc 3.
Somme des $n$ premiers entiers
On raconte que lorsque Gauss (Carl Friedrich, 1777-1855) était à l’école élémentaire, le professeur demande aux élèves de calculer la somme des entiers de 1 à 100, espérant ainsi les occuper une bonne période de temps. À la grande surprise du professeur, après une ou deux minutes, le jeune Gauss aurait levé la main et annoncé que la somme est 5 050. Gauss, aurait écrit la somme à effectuer en ordre inverse $$ S = 1 + 2 + 3 + … + 98 + 99 + 100$$ $$ S = 100 + 99 + 98 + … + 3 + 2 + 1$$ C’est en additionnant les deux sommes terme à terme, qu’il aurait obtenu $$2S = 101 + 101 + … + 101 + 101$$ Ce qui revient à additionner 100 fois le terme 101. Le résultat final est alors la moitié de ce produit.$$2S = 100 × 101 = 10 100$$ $$S = 5 050.$$ On attribue parfois beaucoup de choses aux génies, parfois trop. Quoiqu’il en soit, ce raisonnement numérique est le même que celui consistant à doubler le nombre de points d’un nombre triangulaire pour en déterminer la forme générale. On utilise encore ce raisonnement pour déterminer la somme des $n$ premiers entiers : $$T_{n} = 1 + 2 + 3 + … + (n-1) + n = \sum_{i=1}^{n} i = \frac{n(n+1)}{2}$$ Ce raisonnement est également utilisé pour déterminer la somme des $n$ premiers termes d’une progression arithmétique.
Nombres triangulaires centrés
On peut développer d’autres suites de nombres en s’inspirant de la démarche pythagoricienne. Au lieu d’ajouter une ligne de points à partir du nombre 1, entourons-le d’un triangle.
En poursuivant ainsi, le $n^{e}$ triangle est obtenu en entourant le triangle précédent par un triangle dont chaque côté possède $n$ points. Ces nombres, notés $t_{n}$, sont appelés nombres triangulaires centrés. En général, le nombre total de points le long du périmètre de ce nouveau triangle est : $$3(n-1)$$ si l’on tient compte que les points aux extrémités sont partagés par deux côtés. La formule de récurrence est : $$t_{n} = t_{n−1} + 3(n − 1).$$ Les cinquante premiers nombres triangulaires centrés sont donnés dans la colonne à gauche. Les nombres triangulaires centrés semblent donc beaucoup plus mystérieux que les nombres triangulaires car, dans cette liste, on retrouve treize nombres premiers.
Nombres carrés centrés
En procédant de façon analogue, on peut construire les nombres carrés centrés. On entoure le nombre 1 d’un carré, puis on entoure celui-ci d’un autre carré comportant un point de plus sur ses côtés, et ainsi de suite.
En général, le nombre total de points le long du périmètre de ce nouveau carré est : $$4(n-1)$$ Ces nombres, notés $c_{n}$, sont appelés nombres carrés centrés.
La formule de récurrence est : $$c_{n} = c_{n−1} + 4(n − 1)$$ La colonne de droite permet de voir que parmi les cinquante premiers nombres carrés centrés, il y a vingt-et-un nombres premiers. La répartition des nombres premiers dans la suite des nombres carrés centrés semble plus dense que dans la suite des nombres triangulaires centrés.
Densité des nombres premiers
La densité $\Pi (n)$ des nombres premiers dans une suite de $n$ nombres est le rapport : $$\Pi(n) = \frac{\text{nombre de nombres
premiers dans la suite}}{\text{nombre de nombres
dans la suite}}$$ Pour les 10 premiers termes de la suite des nombres triangulaires centrés, la densité est : $$\Pi_{t}(10) = \frac{3}{10}$$ En compilant la densité pour les suites de nombres illustrés à gauche, on obtient le tableau suivant.
On remarque que la densité diminue lorsque le nombre de termes augmente. Est-ce que la densité des nombres premiers $\Pi_{t}(n)$ et $\Pi_{c}(n)$ s’approchera de zéro lorsque n augmentera ? Plus concrètement, est-ce qu’il existe un nombre infini de nombres premiers parmi les nombres triangulaires centrés ou les nombres carrés centrés?
Comme pour les nombres triangulaires, il est impensable de faire l’inventaire des nombres premiers parmi les nombres triangulaires centrés ou parmi les carrés centrés pour répondre à la question. Tentons de dégager une forme générale de ces nombres.
Des réarrangements et des formules
Dans la figure en haut à droite les points sont regroupés pour former trois triangles de taille $T_{n−1}$ et il reste un point. On peut calculer $t_{n}$ à l’aide de la formule que nous avons déjà obtenue pour $T_{n}$, que : $$t_{n} = 1 + 3T_{n-1}=1+3 \frac{(n-1)n}{2}= 2 + 3 \frac{(n^{2}-n)}{2} = \frac{3n^{2}-3n+2}{2}$$ Pour les nombres carrés, on obtient : $$c_{n} = 2n^{2} – 2n + 1.$$
Les nombres triangulaires centrés et premiers
La forme générale des nombres triangulaires centrés, $$t_{n} = \frac{3n^{2}-3n+2}{2}$$ ne possède pas une factorisation naturelle comme les nombres triangulaires $T_{n}$ car le polynôme au numérateur est irréductible. En effet, le discriminant $$b^{2} − 4ac = (−3)^{2} − 4 × 3 × 2 = −15$$ est négatif et, selon la formule quadratique, le polynôme ne possède aucune racine réelle. Cela explique le fait que certains nombres triangulaires centrés sont premiers. À l’aide d’un ordinateur on peut compter les nombres premiers parmi les nombres triangulaires centrés. On peut alors calculer la densité de nombres premiers parmi les $n$ premiers nombres triangulaires centrés.
Ce pourcentage est affiché en fonction de $n$ dans la figure en bas de page dont l’abscisse est gradué selon une échelle logarithmique. Bien que ce ne soit pas entièrement convaincant, il semble que les nombres premiers représentent éventuellement entre 5 % et 10 % des nombres premiers parmi les nombres triangulaires centrés. Plus on avance dans le graphique, plus la tendance se clarifie. Malheureusement, personne n’a encore réussi à démontrer qu’il existait un nombre infini de nombres triangulaires centrés et premiers.
Nombres premiers parmi d’autres figures
En construisant les nombres triangulaires centrés et les nombres carrés centrés, on a obtenu plusieurs nombres premiers. Si on développait une autre série de figures dont le nombre de points sur le périmètre était proportionnel à $n$, alors le nombre de points à l’intérieur serait nécessairement décrit par une fonction polynomiale quadratique de $n$, car ce nombre serait proportionnel à l’aire de la figure.
Combien de ces figures compteraient un nombre premier de points? Est-ce qu’un nombre infini de ces figures comportent un nombre premier de points?
Plus généralement, si on considère un polynôme quadratique irréductible avec des coefficients entiers, $p(n)$, est-ce que $p(n)$ serait premier pour un nombre infini de valeurs de $n$ ? La réponse à cette question générale est inconnue même pour le polynôme extrêmement simple $p(n) = n^{2} + 1$ qui représente un point de plus que le nombre de points dans un carré. Ce sont donc les voisins immédiats des nombres carrés $n^{2}$.
Conjecture de Bunyakovsky
Cette question a été étudiée par le mathématicien russe Viktor Bunyakovsky qui, en 1857, a énoncé :
Soit un polynôme irréductible $p$ avec des coefficients entiers pour lequel le coefficient du monôme de degré le plus élevé est positif, et soit $d$ le plus grand facteur commun de la suite $$p(1), p(2), p(3), p(4) …$$ Alors la suite $$\frac{p(1)}{d},\frac{p(2)}{d},\frac{p(3)}{d},\frac{p(4)}{d},…$$ possède un nombre infini de nombres premiers.
La conjecture de Bunyakovsky n’a jamais été démontrée et les techniques connues à ce jour portent à croire que ce problème restera hors de portée pour encore plusieurs décennies.
Si la conjecture de Bunyakovsky était démontrée, en l’appliquant au polynôme $p(n)= 3n^{2} − 3n + 2$, on prouverait qu’il existe une infinité de nombres triangulaires centrés premiers et en appliquant à $p(n)= 2n^{2} − 2n + 2$, on prouverait qu’il existe une infinité de nombres carrés centrés premiers.
La question plus générale de l’existence de nombres premiers de la forme $an^{2} + bn + c$ est très élégante. Euler lui-même avait remarqué que le polynôme $n^{2} − n + 41$ était une excellente source de nombres premiers et les mathématiciens anglais Hardy et Littlewood avaient émis quelques conjectures concernant les nombres premiers de la forme $4n^{2} + bn + c$. Il est fascinant que les mathématiques puissent si aisément nous permettre d’observer des choses bien qu’elles soient difficiles à comprendre. Il faut croire qu’il y a de la beauté dans l’inconnu.
Godfrey Harold Hardy (1877–1947)
Godfrey Harold Hardy (1877–1947) est un mathématicien britannique qui a surtout travaillé en théorie des nombres et en analyse. Il fut lauréat de la Médaille Sylvester en 1940 et de la médaille Copley en 1947.
Enfant unique de parents qui étaient maîtres d’école, mais issus de familles pauvres, Hardy reçut une excellente éducation dans les meilleures écoles de la Grande- Bretagne grâce à son talent. Par contre, il sentit toujours une certaine distance entre lui et ses confrères de classe issus de milieux aisés. Il vécut seul toute sa vie dans les chambres d’invités de Cambridge et d’Oxford.
Homme à la fois gêné et humble mais confiant et ayant des opinions arrêtées, Hardy pouvait apparaître excentrique. Il se défendait de faire des mathématiques utiles, considérant même que son théorème de Hardy-Weinberg sur la variation des allèles en génétique, aujourd’hui considéré comme un résultat important et fondamental en biologie, n’était pas très intéressant.
Hardy fut professeur à Cambridge de 1931 à 1942, puis à Oxford. Mathématicien très doué, à la fois intuitif et rigoureux, Hardy était un excellent communicateur. Tout au long de sa carrière, il a collaboré avec les mathématiciens les plus connus de son époque, mais ses collaborations avec J. E. Littlewood et S. Râmânujan, ont été particulièrement fructueuses.
C’est en 1911 qu’il entreprit une longue collaboration avec J. E. Littlewood sur des sujets en analyse et en théorie analytique des nombres. Ils firent plusieurs découvertes et établirent plusieurs conjectures importantes en théorie des nombres. Une de ces conjectures prédit que parmi les nombres entiers de la forme n2 + 1, il y a une infinité de nombres premiers (voir page précédente). La collaboration de Hardy et Littlewood fut un facteur majeur dans le développement de la théorie des nombres en un ensemble de conjectures. Ils ont énoncé conjointement une conjecture sur les nombres premiers jumeaux.
Son autre collaboration importante fut celle avec le mathématicien indien Srinivâsâ Râmânujan qu’il fit venir en Angleterre en 1914. Malgré leurs différences culturelles, leur ascétisme et leur amour des mathématiques en firent de bons amis et collègues. Dans un interview, Paul Erdös demanda à Hardy quelle était sa plus grande contribution aux mathématiques. Celui-ci répondit sans hésitation « la découverte de Râmânujan ».
En 1940, Hardy a publié A Mathematician’s Apology, un essai sur l’esthétique des mathématiques. Dans cet ouvrage, Hardy présente ses réflexions sur ses travaux en mathématiques pures et le livre se termine par la célèbre phrase :
« The mathematicians patterns, like those of the painter’s or the poet’s, must be beautiful, the ideas like the colours or the words, must fit together in a harmonious way. Beauty is the first test: there is no permanent place in the world for ugly mathematics2. »
- Héron d’Alexandrie (~75 à ~150) donne la définition suivante : un gnomon est la chose qui ajoutée à quelque chose d’autre, figure ou nombre, forme un tout semblable à ce à quoi elle a été ajoutée. ↩
- Les modèles mathématiques, comme ceux du peintre ou du poète doivent être beaux, les idées comme les couleurs et les mots doivent s’ajuster de façon harmonieuse. La Beauté est la première exigence; il n’y a pas de place permanente dans l’univers pour des mathématiques laides. ↩